Le travail n'attend pas | Gendry

Par tous les dieux que ce voyage fut long, son fessier s'en rappelle encore. L'avantage, c'est qu'à l'aller, en prime, il avait mal au bide. Ici, cela ressemblait presqu'à du repos de n'avoir que le fessier endolori. Il se serait volontiers mis directement au travail, mais après s'être occupé du cheval qu'on lui a prêté, il a filé dormir, se réveillant, dès potron-minet, pour allumer sa forge. Et cette lumière a vite fait d'attirer à lui un quatuor de soldats ayant besoin qu'on refasse leurs armes et qui en ont profité pour interroger Gendry sur les rumeurs d'une guerre. Il a été honnête. Il ignore si elles sont fondées mais est revenu pour le cas où, afin que chaque soldat fernelois soit en mesure de se défendre, si se défendre il doit. Une épée et deux dagues par soldat, il leur a dit qu'il les finirait vers midi, ayant choisi de les fondre et les retaper, ce qui est plus rapide et sûr pour lui et lui permet de conserver les poignes, adaptées avec le temps à la main des soldats.

Pensant qu'il s'agit des soldats qui reviennent et parce qu'il est en train de parachever son travail en affutant le tranchant de la dernière épée, il ne lève pas la tête lorsqu'il entend qu'on entre dans sa forge. Après tout, elle est ouverte. Ce n'est qu'en entendant la voix du Capitaine qu'il dépose rapidement ses outils, s'essuie les mains et se lève pour le saluer respectueusement.

- Pardon, mon Capitaine, je pensais qu'il s'agissait de clients venus voir si j'avais fini la commande. Je suis à votre écoute.

En espérant que les soldats, s'ils reviennent, aient la décence de ne pas les déranger. Lorsque son interlocuteur s'enquiert de sa santé, il répond simplement :

- Je ne serai jamais un grand cavalier et mon fessier sera toujours en souffrance. Mais il devient plus endurant, je vous rassure. Pour le reste, j'ai repris le travail dès que j'ai pu le faire, c'est que je suis remis.

La surprise est plus grande quand le Capitaine lui dit que l'Intendant lui même pourra le fournir de tout ce dont il aurait besoin. Il ne réfléchit pas bien longtemps avant d'exprimer ses doléances.

- J'apprécierai que l'on reprenne mon cheval, qui n'était qu'un prêt. Il mérite une bonne écurie, de bons soins et du bon foin. Je sais m'en occuper, mais pas aussi bien qu'un palefrenier et cela me libérera du temps. Mes courses, je les ferai seul, c'est mon moment de détente et je ne m'en priverai pas. Par contre, si vous avez une réserve en lingot de fer, il serait bon de les partager entre le maréchal-ferrant et moi-même. L'allier au métal qu'on fond renforcera déjà la qualité des armes des soldats, mais cela me permettra aussi de faire des pointes de flèche, et suivant la quantité dont je disposerai des pièces d'armure ou tout autre usage militairement nécessaire. Il va de soi que le métal fourni servira uniquement à la Dame, et par extension à son armée.

Il ne voit rien d'autre à demander.

- Alors, ces choses importantes, avant que je reprenne mon travail ?

Il se doute que les commandes vont affluer, des soldats déjà, en espérant que tous n'aient pas des armes en aussi mauvais état que les quatre qui lui ont demandé une réparation.

- Il est vrai que vous n’êtes pas de Fernel. Ni du Nord. Vous n’avez point démérité pour autant. De tels voyages sont courants, Dame Louise aime à se déplacer rapidement sans s’encombrer. Il n’est pas impossible que vous soyez des nôtres lors de prochains voyages, je m’habituerais si j’étais vous.

Aymeric est un homme pragmatique et direct. Il va à l’essentiel parce qu’il est fort occupé par sa charge et préoccupé par ce que lui a dit l’Intendant. Pour autant, il reste poli et courtois, toujours assis sur la caisse à observer son hôte.

- Fort bien. Nous allons avoir besoin de vos talents donc il est appréciable que vous soyez en état de travailler. Pour le cheval, j’enverrai un palefrenier le récupérer. Il restera de toute façon à votre disposition si vous en avez besoin. Il est à vous. L’on ne prête pas les chevaux à Fernel, Dame Louise a certainement du vous l’expliquer.

Aymeric se lève alors et évolue dans la pièce, les mains nouées dans le dos, un regard pour la forge, puis pour les outils et enfin pour le ferronnier.

- Vous aurez ce que vous demandez. Un messager vous sera attribué, un petit gars qui réside un peu plus haut dans la rue. Il fera le relais entre vos demandes et les réserves que l’Intendant contrôle. Vous avez l’autorisation de Dame Louise de créer autant d’armes et dispositifs militaires dont la seigneurie pourrait avoir besoin. Les choses sont graves, Gendry. Très graves. Pour l’heure, notre Dame est au Zagazorn, elle fait partie d’une délégation cherchant à apaiser les tensions entre le royaume des Nains et la Péninsule. Voilà pourquoi elle n’est pas là et voilà pourquoi elle ne sera sans doute pas de retour avant de longues ennéades. Vous avez peut-être entendu des rumeurs, je vous les confirme. La guerre, Monsieur Adkin…Avec les Nains, dont l’art militaire n’est plus à démontrer. J’ai vu leurs armes, leurs armures, ils ont reforgé mon épée, je sais donc qu’il sont bien mieux préparés que nous le sommes…

Un voile sombre se pose un instant sur son visage. Aymeric a fait partie de la première délégation ferneloise envoyée à Thanor. Il a encontré Glumtol, les Ventre-de-Fer et il était également à Kirgan.

- Nous sommes en première ligne, ici, au Nord. Dame Louise le sait et c’est bien pour cela qu’elle nous demande de nous préparer. Si elle devait advenir, il est fort probable que nous n’y survivions pas, mais…ce ne sera pas sans combattre. Si les bans sont levés, Fernel devra participer à l’effort de guerre, autant donc avoir de quoi nous battre si jamais nous devons nous déplacer sur un front.

Aymeric est un homme de guerre. Si les Nains envahissent la Péninsule, amis ou pas, il fera ce qu’il faut pour les repousser, cela ne fait aucun doute, même si cela ne l’enchante pas particulièrement. Il fera juste son devoir.

- Vous n’êtes pas seul. Notre autre forgeron sera réquisitionné également. Cependant, Dame Louise a parlé de vos inventions, de votre créativité.

Un sourire.

- Donc tout projet innovant est le bienvenu. Si vous avez des idées, c’est le moment ou jamais de nous les montrer, l’ami. Vous avez toute la latitude nécessaire pou déployer vos talents.

- A parler vrai, Capitaine, j'espère que non. Je suis un artisan, pas un soldat ou un diplomate. Je suis malheureux loin de ma forge.

Il hausse les épaules, c'est malheureusement aussi simple que cela. Mais il se doute qu'il faudra qu'il le dise à la Dame de Fernel... si elle revient. Par contre, il hausse le sourcil non masqué quand le Capitaine lui apprend que son cheval lui appartient désormais.

- Non, elle ne m'a rien dit. Au moment de partir, elle m'a dit "Voici votre cheval", ce qui ne m'a pas surpris car je me doutais que je ne ferais pas la route au pas de course à côté des chevaux. Mais de là à faire de moi un propriétaire d'un cheval fernelois, il y avait une marge que je n'avais pas franchie.

Il ignore s'il doit s'en réjouir, les cadeaux le mettent mal à l'aise. Mais qu'un palefrenier s'en occupe l'arrange, lui sait ferrer un cheval, pas s'en occuper. Chacun son métier après tout. Concernant les nains, il n'avait pas trop de doutes sur la véracité de la chose. Et il ne doute pas que les pontes préféreront la guerre à la punition de l'un des leurs pour éviter la guerre. Il se demande juste comment la Dame est arrivée à se foutre dans un tel merdier mais bon, son monde le dépasse un peu. Mais pas autant que la demande du Capitaine.

- Sans vouloir être désobligeant, mon Capitaine, si vous pensez que je peux inventer une arme qui stoppera les nains, autant abandonner l'idée. Je suis ferronnier, pas magicien, ni dieu. Ni même inventeur. Ce que j'ai créé pour l'heure, c'est une boîte pour transporter les ustensiles de cuisine et qui ne prend pas trop de place. Et j'ai suggéré qu'on fasse des tonneaux en chêne. On est loin d'une arme de destruction massive.

Puis il doute d'avoir le temps de reforger toutes les armes et armures des fernelois avant plusieurs ennéades, alors inventer une arme... Par contre, pour ce qui est innovations, il se rappelle d'un gars dont Dame Louise lui avait parlé quand il était convalescent.

- Si vous voulez des innovations, c'est un inventeur qu'il vous faut. Et dame Louise m'avait parlé d'un gars, jeune, encore adolescent ou à peine adulte, qui a un bandeau sur les yeux et se déplace avec un bâton. J'ignore s'il est aveugle ou si c'est pour...

Autant éviter les hypothèses, cela réattirera l'attention sur ton masque, mon bon Gendry...

- De mémoire, il s'appelle Efren Colle ou quelque chose comme ça. C'est un esprit brillant, d'après elle, avec de grandes idées. En mettant ses idées et mon savoir-faire en relation, qui sait si on n'arrivera pas à créer deux trois choses qui ralentiront les nains...

Il parle bien de les ralentir. Louise s'est concentrée sur les défenses, aussi.

- Il faudra prévoir des réserves d'un peu tout pour soutenir un siège et tout faire pour éliminer la vermine, à savoir les insectes et les rats. Nous ne pouvons pas vaincre les nains seuls, mais si on tient le choc, les autres nations humaines viendront à notre rescousse.

Il espère que dans le Nord, ils ne lui reprocheront pas à lui, "suderon" d'origine, cette guerre. les gens aiment avoir un bouc émissaire et il a le profil pour. Il n'est pas d'ici, il est masqué, et sous son masque c'est un monstre. En clair, ça n'est pas forcément l'armée naine qu'il craint le plus.

Aymeric est un homme de peu de mots. Par contre, il observe beaucoup et il ne peut s’empêcher de sourire aux propos de Gendry.

- Nous n’en sommes pas encore là, l’ami. Si guerre il doit y avoir, Dame Louise compte simplement sur votre esprit inventif pour faire au mieux avec ce que nous avons.

Il approche un peu et plante son regard dans celui du ferronnier. Il connait bien Louise et il suppose qu’il n’est probablement pas dans ses intentions d’attaquer, mais plutôt de se défendre tout en utilisant ce qui est à disposition. Il inspire un peu et porte la main à son épée, qu’il extirpe de son fourreau, d’un geste sûr. Il pose la lame à plat sur sa main pour que Gendry puisse la regarder à son aise.

- Voilà le genre d’ouvrage que forgent les Nains. Mon épée était vieille, rouillée par endroit, elle était ébréchée et n’était plus tranchante. Regardez ce qu’ils en ont fait et imaginez maintenant une armée de Dawis équipés d’armes du même acabit.

La lame est splendidement réparée, brillante, au fil tranchant à souhait. Une arme reforgée par le savoir-faire des Nains de Thanor, un présent de Glumtol Barbe-de-Fer.

- On ne vous demande pas un tel niveau de maîtrise, juste de faire au mieux avec les armes que nous avons et le métal dont vous disposerez bientôt. Tenter de faire du neuf avec de l’ancien et réparer des choses ici et là. Notre forgeron aura lui aussi sa part de travail. Pour le reste…

Il replace son épée au fourreau avant de se détourner, tranquillement.

-…je vous l’ai déjà dit, nous n’en sommes pas encore là. Nous jouons la prudence avant toute chose. Il sera temps d’aviser quand Dame Louise reviendra. Pour l’instant, je ne fais qu’appliquer ses ordres à la lettre. Quant à Efren, il dispose de ses propres appartements au château et s’il n’y est pas, il suffit de chercher demoiselle Anaëlle. Elle n’est jamais bien loin de lui.

Là aussi un sourire étire brièvement sa face couturée.

- Le Nord a eu son lot de guerres, Gendry. Il s’en est toujours relevé. Et nous ne sommes pas sans alliés.

Il replace son col et demande enfin :

- Dois-je faire parvenir une doléance particulière à l’Intendant ? Sinon, je vous envois le petit Ulrik dont je vous parlais tout à l’heure. Il doit venir ici trois fois par jour, le matin, à la mi-journée et le soir, afin de récupérer vos demandes.

- Merci de me mettre sous le nez l'ouvrage d'un forgeron nain, mais je n'ignore pas qu'ils sont meilleurs que moi, je ne m'en suis jamais caché. Les elfes et les drows le sont aussi, car ils ont plus de temps d'apprentissage que moi. Difficile de lutter contre des êtres qui ont des siècles d'expérience. La plus  belle arme que j'aie vue est une dague sacrificielle drow et j'ai pu en tester personnellement l'efficacité. C'est déprimant de savoir qu'on n'atteindra jamais ce niveau-là. J'imagine que ça doit l'être autant pour vous dans l'art du combat. Mais d'expérience, je sais qu'un combattant qui défend sa maison sera plus redoutable qu'un guerrier qui obéit à un ordre dont il peut douter. Et combattre une amie des nains fera naître le doute. Cela rééquilibre un peu.

Il ne sourit pas, pas plus quand il apprend que le forgeron, dans les faits le maréchal-ferrant, sera sollicité aussi.

- Toute aide sera forcément la bienvenue, mais ferrer les chevaux est tout aussi important que reforger les armes. Une sortie d'une cavalerie pourrait surprendre les nains, et les chevaux seront utiles aussi pour transporter des charges lourdes rapidement ou permettre l'évacuation de la population, si cela devait s'avérer utile. Les deux, à mes yeux, sont d'une égale importance et ma longue absence liée à vos impératifs diplomatiques n'ont pas facilité son travail non plus. Mon retour devrait lui permettre de résorber le travail en retard. C'est aussi un peu pour ça que je suis là.

Gendry veut bien aider, mais pas en "dépit du bon sens". Le Capitaine a certainement une vision "militaire" de la chose, Gendry a une vision plus artisanale, mais ça ne signifie pas qu'elle est dénuée de fondement. Et la question d'Efren est un autre point d'achoppement.

- Ne pensez pas que je m'amuse à vous démentir ou à pinailler, mais le temps de courir au château, de trouver Efren ou sa compagne, discuter avec lui et trouver des idées sera du temps que je ne saurai consacrer à la remise en ordre des armes de vos soldats. C'est à lui à venir ici, je peux taper et discuter. Je ne saurai le faire au château. Par contre, je ne peux pas travailler de nuit, donc une fois que nos échanges auront fait germer une idée dans son esprit, autant que je l'y rejoigne.

Il est prêt à rogner sur ses heures de sommeil, signe de bonne volonté de sa part. Il s'interrompt un instant et réfléchit, puis ajoute :

- Lors de cette réunion, en plus d'Efren et moi même, il serait bon de convier un ébéniste ou un charpentier, ainsi qu'un architecte et un homme d'armes, pourquoi pas vous ? Car je n'ai pas une connaissance parfaite de la résistance du bois pour la fabrication d'une arme lourde par exemple et vous pourriez remarquer les points faibles de la stratégie qu'on aurait envisagée, avec, je ne sais pas, par exemple un temps de recharge trop long, une fragilité au feu ou des angles morts qui rendraient l'idée inutile. Je doute que nous ayons beaucoup de temps pour nous permettre des essais erreurs. Il faudra être efficace de suite

Gendry semble avoir fini son discours puis a un léger sourire.

- Oh, lors de cette réunion au château, il serait agréable qu'on ait de quoi manger. Cela m'économisera un repas. Je rogne sur mes heures, si je peux m'épargner un repas et une vaisselle, ça ne sera pas de refus. Pour les jours sans réunion, faire mes courses et mes repas sera mon moment de détente. Possible que j'aille chasser aussi, cela me vide l'esprit.

Et il fait chauffer un peu plus sa forge, prêt à reprendre son travail et salue le capitaine d'un signe de tête.