Une étincelle dans le noir, un espoir parmis les stèles.

Dans le silence étouffé du Relicarium, une plume grattait le papier. Les pages du grimoire, qui se noircissaient peu à peu d’arabesques ramassées, étaient régulièrement tournées pour laisser place à des feuilles vierges. Seule la respiration du Doyen venait troubler le chant du parchemin. On avait aménagé à la hâte un bureau dans l’une des pièces attenante à celle qui abritait le puits noir, en constatant que Lómion y passait le plus clair de son temps.

Le meuble sur lequel il était penché était couvert de rouleaux et d’ouvrages anciens qu’il tirait à lui au besoin, en posant méthodiquement sur ses propres notes les indices qu’il y trouvait. Toujours à portée de main, le carnet d’Ithìliur focalisait son attention. Il en avait compulsé les pages noircies au fusain jusqu’à les connaître par cœur mais semblait en quête du moindre détail qui lui aurait échappé.

Souvent, le maître des Ombres du Chapitre Blanc le rejoignait au cours de la journée et ils évoquaient ensemble des théories bâties sur leurs observations autour de l’Artefact. De savants schémas naissaient de leurs échanges qu’ils annotaient et raturaient souvent. De la complicité évidente qui s’établissait entre les deux Taledhels émergeaient à l’occasion les éclats d’un désaccord. L’idée et la volonté du professeur de se confronter lui-même à la Mare et aux Ombres pour aller chercher son élève se heurtait violemment au refus catégorique du Doyen d’exposer vainement un autre Souffle à l’errance dans un Plan hostile.

Lómion eut un soupir.

La plume tinta faiblement contre le rebord de l’encrier en y laissant s’échapper quelques gouttes d’excédent. Puis son ballet repris, au son des grattements de la pointe sur le parchemin.

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Les bras toujours chargés de ses documents, le jeune elfe revint trouver les deux Ornedhels, accompagné d’un second mage plus âgé aux cheveux blonds. Des âges difficiles avaient cruellement marqué ses tempes de quelques discrètes rides. On disait le Doyen fort occupé à l’étude d’une Relique, c’était donc à lui, premier membre du Chapitre Blanc à avoir croisé sa route, que l’acade s’était adressé pour orienter les Noss. Le poing droit posé contre la poitrine, la main gauche au creux des reins, le Grand-Enchanteur s’inclina. Bien que son titre n’avait pas le moindre sens pour deux elfes des Clans, il se présenta à eux en l’accolant à son nom.

« – Mais je doute être celui que vous recherchez...

Les yeux d’or et la peau au hâle marqué, l’Ornedhelle jetait des regards apeurés autour d’elle, comme si elle s’attendait à ce que les murs d’enceinte de l’Académie ne se referment sur elle. Son compagnon, dont la chevelure blonde réhaussait les prunelles azures, partageait son inquiétude et l’un et l’autre se consultaient dans des œillades furtives qui, à elles seules, auraient confessé leur appréhension.
« – Le Doyen… est indisponible, néanmoins… Heru Arin ? Ou Heri Laurënis… »

Le vieil elfe porta sur les deux Noss un regard inquisiteur.

« – Que recherchez-vous ? Je peux sans doute vous aider… »

Un instant, le vieil elfe fut tenté de saisir le disque percé que lui présenta l’Ornedhelle au teint de bronze. La pièce de bois, nimbée d’une lueur chétive, était signée de symboles ésotériques qu’il ne connaissait pas. La Noss exhibait son présent avec montre de révérence dans la paume de la main et son compagnon semblait le tenir pour un don digne de l’Aran. Le mage se ravisa et ses mains, croisées contre son abdomen, s’agitèrent nerveusement.

« – Le Doyen… Oui… Le présent de valeur d’un clan Noss… »

Son regard s’accrocha un instant aux yeux de la Vethërill, soudainement emplis d’un aplomb surprenant, avec de se détourner, fuyant.

« – Sans doute voudra-t-il vous recevoir… »

D’un geste impérieux, il intima aux deux Ornedhels de le suivre et partit en direction de l’un des bâtiments. Prenant les devants dans une démarche empressée, il circonvolua dans les jardins de l’Académie, sans prêter attention à leur beauté automnale. Quelques élèves et professeurs le saluèrent sans qu’il ne daigne leur retourner leur attention, la tête résolument baissée et l’esprit consacré à une mystérieuse obsession. Il marcha jusqu’à l’un des bâtiments et y pénétra. Derrière quelques volées de marches qu’il descendit en marmonnant et sous d’épaisses arches en pierre qui firent enfler son murmure en bruissement, il guida les Ornedhels dans les soubassements de l’Académie.

« – Ne touchez à rien. »

Il lança son avertissement sans se retourner. Le Grand Enchanteur traversa de multiples salles tapissées d’un désordre ménagé de grimoires, de livres divers et d’artefacts singuliers. S’arrêtant devant une des portes du Relicarium, il s’adressa enfin aux Sylvains.

« – Ne bougez pas. Heru Assaila vous recevra… »

Il s’éclipsa après deux coups grattés sur le battant de bois.

Lómion ôta un parchemin de l’amas de documents déposés sur le meuble. L’encre avait séché sur les mots infiniment sages d’une page de la Relique d’Elenmàr. Copiée à sa demande par le Cundo Nólëo, la calligraphie était d’une remarquable similarité avec celle du grimoire légué aux Anëdhels. Les vers rapportés par la plume du Gardien du Savoir étaient ceux qui furent déclamés par les Ornedhels qui avaient prêté leur voix à la Sagesse de l’Ëala, lors du scellement de la Mare Noire. Un récit du Premier Chant, contant les Crépuscules et les Aubes, la Lumière et l’Ombre nés des refrains d’Aluthen qui engendrèrent ce qui est contraire. Depuis l’évènement, le Doyen s’appliquait fébrilement à chercher entre les lignes du manuscrit le sens qui y avait été caché.

Au Firmament naquirent et le Sombre et le Clair
À leurs mouvements fut soumise la Terre entière
Le Haut et le Bas, la Voix d’Aluthen créa
Obscur, derrière Sombre, Aluthen dissimula
Ses couleurs festoient là où meurt l’obscurité
Son horizon se déploie là où ses Chants ont dessiné
Mais quand Temps fait Mouvement, au rythme de Sombre et Clair
Obscur est immuable substrat de la Terre

Sombre, Clair, Temps est Lumière.
Qu’obscure Chimère, l’Ombre fait prospère.

Plissant les yeux dans la pénombre, le mage saisit une ampoule à l’éclat bleu. Approchée du parchemin, la Lueur d’un Souffle trépassé révéla les détails de la copie. Des symboles ésotériques y étaient reproduits aussi fidèlement qu’il était possible, entre quelques autres motifs abstraits ceignant les strophes calligraphiées. Trois coups pianotés sur le battant de la porte arrachèrent l’Archimage à son étude. Le vieil Ingolmo entra et salua avec respect le maître du Chapitre Blanc. De son élocution hésitante, il annonça la présence de Noss qu’il jugeait motivés par un besoin impérieux et s’effaça après avoir obtenu un acquiescement du Doyen. Lómion se reporta un instant sur la page du Livre du Sage puis la posa à l’écart et entreprit d’imposer un peu d’ordre aux parchemins épars disséminés par son travail sur le bureau. Le front raviné de rides préoccupées, il ne parvint pourtant pas à s’ôter de l’esprit les ébauches de théorie qui l’obsédaient.

Les Ornedhels entrèrent dans l’intervalle, réclamant l’attention qu’il avait promis de leur accorder. Le jeune elfe aux cheveux blonds prit la parole, malgré son appréhension manifeste.

« – La mémoire du Haedhrim n’est pas éternelle, quoi que laissent penser nos bibliothèques… »

Le mage se leva, un voile passant fugacement dans son regard avant que la détermination ne ravive ses prunelles brunes.

« – Je suis Heru Lómion. Si je puis aider les Vethërill d’une quelconque manière, je le ferai. »

Une aspérité dans la Trame attira l’attention du Doyen. Les Flux tissés dessinaient une saillie dans l’ordre des arcanes qui brasillait sans paraître menaçants. La curiosité éclaira les traits du Doyen.

« – Qu’apportez-vous ? »

L’Ornedhelle lui tendit son présent en lui témoignant un respect mystique. Mimant pareil égard envers l’objet lorsqu’il le reçut dans sa paume, Lómion s’inclina à l’attention des deux elfes des clans. Baigné d’une lueur nébuleuse, le disque de bois annelé de veines sombres, percé en son centre, troublait singulièrement la Trame. Les Flux s’entrelaçaient élégamment dans un lacis arcanique complexe. Le construct de l’artefact inspirait une sérénité paradoxale avec le mouvement perpétuel qui semblait l’animer.

« – Je ne peux accepter le cadeau du Cânu des Vethërill, car je ne suis pas celui qui mène le peuple des Cités. Si vous le permettez, je vous mènerai à notre Heru Aran pour lui confier vous-même ce précieux gage de l’amitié de votre clan. Je le sais attaché à la fraternité des enfants d’I Emël et il honorera la confiance que votre Noss nous adresse par ce geste. Le présent de votre chef au notre. »

Un sourire se dessina sur les lèvres de l’Archimage alors que ses prunelles brunes s’attardaient sur le disque gravé. Entaillé d’inscriptions abstraites auxquelles Lómion ne pouvait donner sens, l’objet le captivait. Drapé dans sa lumière et auréolé de mystères qu’il leur faudrait étudier, le fragment de la Prime Etoile des Vethërill reposait dans le creux de sa main, attendant de voir ses secrets levés. A regret, le Doyen le tendit à l’elfe à la peau halée.

Les yeux brillants comme des gemmes azures, teintées d’une frayeur troublante sur ses traits taquins, son compagnon entreprit d’initier le Doyen à leurs croyances. Ses mots faisaient cruellement écho aux vers du livre d’Elenmàr et s’attachaient à décrire ce que Lómion avait redouté en apprenant ce que la brèche ouverte sur le plan des Ombres avait fait entré en Anaëh. Que les Ornedhels craignent une rupture de l’Equilibre laissait envisager que la menace était sérieuse.

Sous le regard de l’Archimage, le jeune elfe murmura aux Flux, dessinant entre ses mains de quoi illustrer le péril dont les Noss entendaient prévenir les Cités. Il dessina le contour d’une corneille faite d’ombre, à laquelle il donna chair jusqu’à ce que l’oiseau semble palpable… Qu’une simple caresse fit évanouir dans un battement d’aile silencieux. S’imprégnant de la rémanence du construct dans la Trame, Lómion s’approcha, prenant dans ses mains celles de l’ombromancien, froides comme une améthyste touchée par l’hiver.

« – Mon chemin a croisé celui de deux Anëdhels, lors du dernier printemps. L’une d’eux fut autrefois élève de cette Académie. Ils étaient attaqués par les créatures que vous décrivez. I Cálë ho Endanya, ses compagnons et moi, avec le second Fils, les avons chassées et détruites. »

Les incantations du Doyen insufflèrent une directive à l’éther. L’Ambre tissa habilement l’oiseau d’obscurité et lui adjoignit deux compagnons semblables.

« – Saurais-tu exprimer ces Flux pour moi, Toronwa ? »

Délicatement, Lómion tourna les mains vers le haut, celles du Noss au creux des siennes, formant deux coupes superposées.

« – Nous les nommons Ombres, mais elles sont bien différentes de celles auxquelles nous étions familiers. Nous les craignons aussi et en avons combattu ici-même. Mais elles sont rares et, pour autant que nous en savons, n’apparaissent que par accident ou à l’endroit où leur passage est possible. »

Elfique:

Invoqués par l’ombromancien Ornedhel, les ombres et les Flux dansèrent un instant autour d’eux. Orchestrant un ballet sophistiqué témoignant d’une fine habileté qu’on ne présageait pas sous ses airs candides, il fit virevolter les trois corneilles éthérées dans la pièce. En réponse au récit du Doyen, le Noss chercha ses mots, le contrôle sur ses oiseaux d’ombres lui échappant concurremment. Alors que les créatures se dissipaient, Lómion en cueillit délicatement les constructs, sans brusquer les arcanes. Sous son impulsion, elles achevèrent une révolution dans la pièce et fusèrent ensuite à la verticale puis retombèrent vers le sol, décrivant une parabole élégante. Les ombres convergèrent vers les paumes du Doyen. A l’impact, chacune se fondit aux autres pour former une sphère aux sombres moirures mouvantes qui se tint à quelques pouces au-dessus des mains de l’Archimage.

« – Elles ne craignent que peu les armes, Ornedhelles ou de métal, mais la magie, quelle qu’elle soit, peut les affaiblir… »

Le dense vortex d’obscurité s’ouvrit en dessinant une gueule, des protubérances émergèrent de l’uniformité pour former des membres. Des serres prédatrices s’arrachèrent au globe et se muèrent en griffes pour redevenir l’instant suivant des ergots aquilins.

« – La lumière est la plus sûre des défenses contre elles. »

Enfin, les flux se turent. L’ombre se délita en dentelle vaporeuse qui s’évanouit dans l’air, révoquée d’un revers d’Ambre. Lómion releva la tête, qui s’était un instant portée sur ses mains et les arcanes qu’il y avait concentré. Un sourire tendre s’épanouit sur ses lèvres à l’attention des Ornedhels. Des mains qui se tendirent vers lui, il reçut à nouveau l’artefact, offert en toute conscience au Doyen de l’Académie avec en plus, semblait-il, une lueur de reconnaissance illuminant les prunelles d’or de l’émissaire.

« – J’accepte donc avec plaisir le présent du Cânu des Vethërill. Si je n’ai rien de plus précieux à lui offrir en retour que le partage de la Prime Etoile de votre clan, mon amitié lui est acquise, ainsi qu’à tous nos frères. S’il te plaît, Nettë tó nossë, transmet-lui et à tous les tiens ces mots. Notre fraternité est enracinée dans ma chair et l’harmonie de l’Œuvre guide mon Souffle. »

Elfique: