L'espoir dans la disgrâce | Unae/Aerandir

Il s'écroula à moins de dix mètres des portes.

Pathétique.

Son visage, aux traits dissimulés dans l'ombre du capuchon relevé d'une ample cape de voyageur, se crispa à l'extrême sous l'effort. Rien n'y fit: même la meilleure volonté du monde ne pouvait forcer à se mouvoir un corps devenu si fragile. Un organisme trop peu nourri était, à l'image d' un mercenaire trop peu payé, peu fiable et prompt à la trahison. Et l'on pouvait affirmer avec certitude que, pressé d'atteindre son but, cet homme n'avait pas fait de repas correct depuis des jours. Sa lividité, cette pâleur mortelle et sinistre, sautait aux yeux, même à demi dissimulée sous l'épaisseur du tissu, comme une pathologie rare et honteuse que l'on craindrait d'exhiber.

Il avait présumé de ses forces, croyant pouvoir faire tout un voyage, parfois à pied, en emportant uniquement de quoi boire. Autrefois, il faisait volontiers moult excursions forestières de cette manière; son lignage n'était pas synonyme de dépendance, et il pouvait fort bien subsister grâce à ce que lui offrait la nature. Mais cette fois, avec sa voix fatiguée, son corps habitué à l'immobilité et son appréhension du monde extérieur, qu'il n'avait pu voir durant tant de mois qu'il ne les comptait plus, il avait oublié qu'il n'était plus aussi dynamique qu'auparavant.

Cette erreur avait failli lui être fatale. Traverser les montagnes lui avait demandé un effort considérable; de plus, il s'était orienté au hasard, priant pour ne pas aboutir du côté elfique de la frontière. Fort heureusement, le sort avait joué en sa faveur - pour fort peu longtemps, mais néanmoins une durée suffisante pour servir ses desseins. Incognito, il s'était arrêté au coeur d'un petit village dédié à l'agriculture, dans une auberge, la seule des environs. Là, il s'était renseigné, se faisant passer pour un voyageur ayant depuis fort longtemps quitté sa patrie; au prix de quelques-uns des écus récupérés lors de sa fuite, l'alcool avait coulé à flots, et les langues s'étaient déliées, moyen grâce auquel il avait été mis au courant de la sombre période traversée par ceux de ce qui était désormais le Marquisat de Serramire. Une rébellion contre le Roi... Impensable. Une fois encore, si le dirigeant avait été chassé, le peuple, lui, demeurait immuable et devait payer en son nom. Le pouvoir n'était assurément pas à mettre entre toutes les mains.

La situation présentait cependant un problème, et de taille: s'il revenait sur le devant de la scène sans prendre aucune précaution, on profiterait de sa position de faiblesse pour le mettre hors-course avec la plus grande facilité. Nombreux étaient les petits seigneurs qui avaient ainsi procédé par le passé. Et il s'agirait là de la pire situation possible.

Une seule alternative: faire appel à quelqu'un d'extérieur à la noblesse, qui ne soit en aucun cas engagé dans ces luttes de pouvoir triviales et lamentables. Quelqu'un qui, par un tout autre lien, serait à même de l'éclairer de ses conseils avisés.

Il avait donc tenté de localiser magiquement le Gardien d'Arcamenel - après tout, celui-ci était l'intermédiaire de la Divinité elle-même sur la terre des hommes, son enveloppe charnelle privilégiée; remonter jusqu'à la source du pouvoir accordé à tous les suivants de cette dernière n'était pas une tâche d'une exceptionnelle difficulté. Malgré tout, il avait trop usé de magie pour s'échapper des geôles au fond desquelles il avait vécu reclus si longtemps, et ne pouvait gaspiller ses forces inutilement. Avec un certain dépit, il avait été forcé de constater qu'il ne pouvait localiser la base de la formidable émanation magique plus précisément que dans les alentours de la ville de Serramire; il était conscient que cela compliquerait fortement la tâche si le Gardien voyageait incognito. Il avait donc alterné marche à pied et moyens de transports divers et variés - dont certains étaient plutôt rudimentaires, tels qu'une charrette - pour parvenir à sa destination. Sur place, il lui avait fallu se renseigner, mener des recherches actives sans vraiment savoir ce qu'il désirait trouver - rien de plus qu'une identité. Et, finalement, quelqu'un avait pu lui indiquer le lieu de séjour actuel de la personne qu'il souhaitait si ardemment rencontrer: la demeure des Noblegriffon. La bâtisse appartenait à une famille qui pourrait peut-être tirer avantage de son état, mais il n'y avait d'autre solution envisageable que de s'y rendre.

L'ennui, c'était qu'avec tout cela, tant par volonté de ne pas gaspiller le contenu de sa bourse qu'à cause de l'ardeur qu'il avait placée dans son entreprise, il avait omis de se nourrir et de se reposer depuis sa courte nuit passée dans la petite auberge de campagne. Ce qui lui valait finalement de ramper sur le pavé, à seulement quelques pas de son but - mais, dit-on, on n'a que ce que l'on mérite. Sa stupidité lui servirait de leçon, à l'avenir.

Avec une lenteur calculée, il glissa une main dans les replis de son habit - le muscle lui semblait peser une tonne - et se saisit d'une pièce, qu'il extirpa de sa poche de cuir sans même en défaire totalement le cordon. Ses doigts fermement repliés sur l'objet, mis à part l'index, il esquissa un signe à peine distinct: il savait qu'on le regardait du coin de l'oeil, même si personne ne se manifestait pour lui offrir la moindre aide. Finalement, une femme d'une trentaine d'années se pencha au-dessus de lui; il laissa péniblement retomber l'argent dans la paume de sa main frêle, tout en articulant quelques mots.

- Le Gardien d'Arcamenel. S'il vous plaît. Il s'agit d'une... affaire importante.

Et il indiqua la demeure des Noblegriffon d'un autre signe léger, cette fois-ci du pouce. Son émissaire de fortune sembla hésiter un instant, puis se dirigea vers l'endroit indiqué. Une honnête personne. D'autres, des vautours, auraient tenté de le détrousser.

Et d'ailleurs, ces vautours ne devaient pas rôder bien loin.

Chaque millimètre carré de son corps le mettait à rude épreuve. Ignorer ainsi la fatigue n'avait été que pure folie. Et, pour ne pas arranger les choses, une forme illusoire se dessina aux limites de son champ de vision: un paon jaune. Il savait ce que cela signifiait. Comme si tous les maux s'abattaient sur lui au même instant.

Pourvu qu'Aerandir soit bien ici...