Insuffler la terreur [Ararün]

1e ennéade de Karfias, second mois de l'Été
An 21 du XIe Cycle
À quelques kilomètres de Kirgan

Le chemin qui menait à Kirgan avait été un long fleuve tranquille. Nous avions emprunté le même pont que nous avions rebâti, et bifurqué sur une nouvelle route pour rejoindre directement la capitale. Nous avions encore perdu d’autres membres de l’expédition, pour la plupart des soldats qui avaient succombé à leurs blessures de guerre. Meurtris et mal en point, nous étions tous heureux de retrouver les belles montagnes de notre région. Certains Dawis se séparèrent de la caravane pour rejoindre directement Thanor, mais la plupart d’entre nous continuèrent vers la cité souterraine. Kuradsson était de ceux-là, évidemment. Il devait faire son rapport au roi.

La nuit avait été courte pour moi. Je n’avais pas réussi à me rendormir après ce terrible cauchemar. Je ne m’interrogeais plus sur l’identité de la personne à qui appartenait les yeux à travers lesquels je voyais cette caverne. Brissea. Ces rêves… Étaient-ils réels, ou appartenaient-ils seulement à mon imagination débordante, enrichie par les évènements du mois passé ? Je ne le saurais sans doute jamais. Je souhaitais seulement que ces images ne soient pas signe d’un début de folie. Je me gardais bien d’en parler à qui que ce soit, même si mon état au réveil n’était pas passé inaperçu. Plusieurs Dawis s’étaient déjà inquiétés à mon sujet, et je n’avais pas su être suffisamment convaincant avec mes mensonges. Enfin.

Chevauchant Forte, je lui tapotai l’encolure pour la faire accélérer, jusqu’à atteindre le niveau du chef de l’expédition.

« Nous serons à Kirgan avant la nuit, mon ami. Je crois que je n’entreprendrais jamais plus de voyage aussi long. » rigolai-je doucement, savant pertinemment que le goût de l’aventure me reprendrait bien assez tôt. Je repris d’une voix plus faible, pour qu’on ne nous entende plus. « Ararün. J’aimerais te parler un peu de ce volcan que nous avons vu. Je sais que cet effroi t’habite aussi, peut-être pas aussi fort, mais je t’ai vu trembler. J’ai peur que nous n’ayons une mission plus grande encore qui nous attende... »

Car oui, Kuradsson aurait la lourde tâche d’effectuer son rapport à Harald. Et s’il ne disait rien de l’ire de Mogar, notre roi ne me croirait jamais. Il fallait impérativement que le premier message vienne du capitaine, sans quoi… Nous courrions droit au désastre. Je lui lançais un regard peiné.

« Comment comptes-tu t’y prendre ? Comment lui faire entendre que le Zagazorn a besoin de lui, et de sa force ? »

Le trajet du retour s’était fait sans encombre. Le convoi n’avait subi aucune autre embuscade et les journées étaient agréables dans leur ensemble. Peut-être que c’était la perspective de retrouver les terres hospitalières et chaleureuses de son foyer qui poussait les dawis à marcher sur un pas rythmé et dans la bonne humeur.

Sur le devant du convoi se tenait Ararün. Bien que son expression sévère étaient encre ancrée sur son visage – même si la balafre qui le marquait n’aidait en rien à le rendre plus avenant – il semblait néanmoins lui aussi relativement de bonne humeur. Il tirait les rênes d’un chariot dans lequel était entreposés les heaumes des cognars tombés dans le nord, ainsi que l’épée runique de lave appartenant au meneur des berserkers rencontrait plusieurs jours auparavant. Son cœur était saisi d’un étrange mélange de fierté quant à l’idée de rentrer de cette expédition, mais ce qu’ils y avaient vécu, le rendait lourd et l’attristé.

Plusieurs barbes avaient péri durant ce périple. Le convoi n’avait pas trouvé énormément d’informations quant aux causes de la disparition de la montagne et pire encore, ses convictions avaient été quelque peu bouleversées à l’idée d’y voir dans ce sinistre paysage le retour de leur Père, Mogar. Il ne l’avait jamais autant admis que ce jour, quand bien même il ne l’avait jamais oublié, mais là, il s’était surprit à espérer voir dans ses rivières de lave les traces d’un signe de sa venue.

Tiré de ses songes par les paroles du vieux nain, le kirganais releva le visage dans sa direction et lui offrit un bref sourire, s’efforçant de dissimuler ses pensées bien mornes. « Allons, Bräahm, l’air frais d’grand Nord à du te redonner un peu d’jeunesse ? On dit qu’ça fait pas d’mal aux vieux rocs comme toi ! » Il se laissa aller lui aussi à la plaisanterie. Quand le Thane Man-Ferme évoqua le volcan, l’officier fronça son dernier sourcil et lança une brève œillade autour de lui. « … Une plus grande mission ? »

Fiers-Marteaux ne pouvait nier qu’il avait éprouvé quelque chose, mais il ne semblait pas pour autant être aussi impacté que l’était Main-Ferme, visiblement. Il l’écouta alors et l’idée de convaincre Harald était de la folie. Le Zagazorn manquait peut-être de la présence du Père, mais le penser et le dire si ouvertement était bien différent.

Il leva alors sa main en signe d’attente envers Bräahm et reprit alors. « J’irai le voir, oui… Je lui raconterai ce que mes mires ont vu dans le moindre détail. J’irai même demander l’dessin qu’la Gratte-Plume a fait pour lui montrer, mais… Bräahm… » Il soupira longuement, son visage s’assombrissant quelque peu. Ceux qui prient encore l’Père sont mal vu chez nous autre et… Même si je ne peux nier ce que j’ai vu, est-ce réellement une bonne chose son retour ? Ou même… agiter le Zagazorn à son sujet, qui pourrait sombrer dans la peur ?»

Le Capitaine était en proie à des doutes quant à ses convictions. Il laissa planer un bref silence, le temps de peser ses propres paroles. « J’veux bien croire qu’nos barbes manquent de quelque chose depuis … Depuis qu’nous avons tourné l’dos au Père. D’la chaleur d’ses flammes qui faisaient c’qu’on était, mais… Pourquoi j’devrai penser qu’cette fois-ci Il n’était pas venu nous remettre une branlée comme y’a vingt ans ? Comment j’pourrai être sûr que c’était bienveillant d’sa part ? »

Il releva la tête un instant et passa sa main à laquelle il manquait trois doigts pour la passer dans sa barbe. « J’comprend c’que t’as au fond du cœur et d’la caboche Main-Ferme et j’irai dire l’fond d’ma pensée à Harald. J’lui ferai part d’mes doutes et d’mes croyances quant à c’que j’ai vu… Si ça peut t’rassurer. » Il lui offrit un dernier sourire, ponctuant sa tirade d’une certaine sympathie.

Les paroles du capitaine me rassurèrent en effet, mais pas autant que je l’espérais. Je secouai lentement la tête en fermant les yeux.

« Je ne te parle pas de prier Mogar, ou de croire en sa bienveillance... »

Parfois, j’en venais à oublier que mes propres expériences n’étaient pas les mêmes que celles des autres. Ça n’avait jamais été mon fort, de convaincre les autres. Certes, quand il s’agissait de minerai ou d’argent, j’avais moins de difficultés à cet égard. Mais dès qu’on parlait de spiritisme, mysticismes ou que sais-je encore… j’avais beaucoup de mal à faire part de mes doutes, de mes craintes, et qu’on me prenne au sérieux.

« Tu sais... » repris-je en le regardant droit dans son œil restant tout en caressant le bijou sur mon torse. « Auand j’ai retrouvé le mogarium, et que j’ai fait fabriquer ce médaillon, je pensais avoir retrouvé une certaine ferveur envers Mogar. Je ne le cachais pas très bien, et certains m’appelaient même mogarite dans mon dos. Je le sais. Et puis je suis retourné à la mine, et en bas, dans ces couloirs sombres et meurtriers, je n’ai plus vraiment pensé au Père. Ce qui me hante aujourd’hui, ce n’est pas la foi. Qui peut encore avoir confiance en Lui, après ce qu’il nous a fait ? »

Ma main caresse le poil de mon bélier qui bêle doucement de satisfaction. Ma voix se met à trembler imperceptiblement.

« Et si tu veux mon avis, je pense qu’Il s’en fiche royalement. Ce qu’Il désire, c’est voir du sang, de la violence et de la force. Les faibles, Il les écrase. Je ne sais ce qui L’a poussé à tant détruire pendant la Longue Nuit, peut-être est-Il vraiment devenu fou, ou peut-être voulait-Il nous punir. De quoi ? Je n’en sais rien, et je crois qu’on ne le saura jamais. Moi... » Je serre le poing et baisse les yeux devant Kuradsson. « J’ai peur qu’Il recommence. J’ai peur, pour ma fille, pour mon fils, mes amis, mon clan, notre peuple. J’ai peur pour toi, pour eux, pour nous. Pour Harald. Il ne se rend pas compte, lui, il n’a plus peur. Il ne doit pas le montrer. Il pense que la peur est une faiblesse. Venant d’un soldat, je ne le blâme pas. Mais ce n’est pas une raison suffisante pour risquer le Zagazorn entier, tu ne crois pas ? »

Je regarde devant moi. La montagne qui abrite Kirgan est visible à l’œil nu, maintenant.

« Je ne suis pas mogarite. Mais je ne peux ignorer Sa force. Je n’ai pas l’impression qu’il soit encore fou, ou c’est Kirgan même qui se serait de nouveau effondrée. Son avertissement est donné, nous n’aurons pas de seconde… ou de troisième chance. Et peut-être que je me trompe, oui. Peut-être qu’Ikthor, Lirgan, et tous les autres, nous protègent. Vivre dans la crainte ne peut être une bonne chose. Mais avons-nous réellement le choix ? »

Ararün écoutait les paroles de la vieille barbe avec intérêt. Bien que certains auraient pu y voir là une quelconque hérésie, l’officier quant à lui voyait là de véritables inquiétudes qu’il se devait de prendre en considération.

« Mmh… Si j’comprend bien c’que tu me jacte, Main-Ferme… C’est qu’nous autres, on devrait s’méfier d’Lui parce qu’il serait… » Il marqua une pause et laissa entendre une forte expiration nasale moqueuse un bref instant. Il pinça l’arête de son nez démontrant alors qu’il était davantage sur les nerfs que dans la vraie moquerie. « Jaloux comme une bavette ? »

Il haussa son sourcil pour regarder la réaction de son interlocuteur et reprit sans trop hésiter. « L’Père se serait vexé comme un broutar qu’on lui ait tourné l’dos au profit d’ses fils ? Et c’qu’il a fait à la montagne ça serait une manière d’nous dire de revenir vers lui ? C’est bien c’que tu penses ? »

L’idée pouvait amuser, voir ce dieu de feu colérique jalouser ses fils et être vexé qu’on lui tourne le dos comme une vierge effarouchée, mais la réalité n’en était pas loin dans les pensées de l’officier. Il est vrai que les dawis s’étaient écartés du Père à la suite de la Longue-Nuit et avaient même condamné quiconque le vénérait encore pour favoriser Ikthor, le premier fils. Peut-être que Mogar l’avait réellement mal pris et que ce premier signe était un véritable avertissement.

Mais le Zagazorn était-il prêt à prendre le risque de revenir dans le giron du Père ? Risquer une seconde Longue-Nuit qui a causé tant de dégâts ? Ararün n’était sûr de rien et son visage fermé démontra à Braähm qu’il était en proie à une véritable réflexion.

« J’suis d’accord avec toi… On n’peut ignorer ce qu’Il est et c’qu’Il est capable d’faire. J’pense comme toi cela dit… Que c’qu’on a miré à la montagne était une d’ces œuvres et peut-être un vrai avertissement. » Il se passa une main dans la barbe avant de conclure pour sa part. « Ecoute, j’irai voir Harald et lui dire l’fond de tout ça. On peut pas s’permettre d’ignorer ça, dans un cas comme dans l’autre, mais quoi qu’il en soit… On s’retrouve l’joufflu entre deux à devoir soit avoir peur des représailles, soit en lui refaisant confiance… Ca va pas être beau à voir la réaction des autres. »

Le Fiers-Marteaux soupira de nouveau d’un air ironique, comme s’il souffrait déjà des affres des répercussions de leur expédition auprès du peuple du Zagazorn.

La comparaison du capitaine me fit éclater d’un rire tonitruant, qui se répercuta sur les parois des montagnes alentours. Quelques Dawis se tournèrent vers nous, surpris. Ils n’avaient pas entendu ce son depuis longtemps venant de moi, et répondirent d’un sourire soulagé que je ne remarquai pas. J’essuyais une larme naissant de ce rire qui dénoua quelque chose en moi. J’étais content que quelqu’un me comprenne, avec des mots si simples.

« Oui, oui, c’est exactement ça. » affirmais-je avec un sourire. « Revenir, je ne sais pas, mais à coup sûr, il veut qu’on le remarque de nouveau. Comme cette bavette jalouse. »

Mon rire reprit malgré moi, sentant un poids s’envoler de mes épaules voûtées. Je me redressai sur mon bélier qui sembla un peu plus enthousiaste que d’habitude.

« Les Dawis sont encore blessés et meurtris par la Longue-Nuit. Tous en gardent ce souvenir amer, qui hante nos sombres cauchemars. Leur première réaction sera sans doute de nier leurs peurs, mais j’ai foi en notre peuple, et en leur honneur… Et je suis persuadé que tu réussiras à le faire comprendre au Groman-Rik. J’ai hâte de reparler de tout ça avec toi autour d’une chope après ton rapport ! N’hésite pas à venir me chercher dans ma Loge quand tu auras fini avec lui. »

Je pris la gourde accrochée à ma ceinture et but jusqu’à la vider de son contenu. Plus besoin de se rationner, nous serions arrivés dans peu de temps. Je regardai Kuradsson avec un sourire.

« J’espère qu’il n’est rien arrivé à mon clan durant mon absence… Tiens d’ailleurs, tu ne m’as jamais parlé de ta famille. En dehors de la garde, quelqu’un t’attend à Kirgan ? »

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