[Afflux] Ô Ikthor, parlez-moi !

8ème jour de la 3ème ennéade de Karfïas, second mois de l’Eté
Année XXI | XI cycle
Cité de Lante – Grand Temple du culte d’Ikthor.

Apaisé. Béni. Aimé. Respecté. Satisfait. Heureux.

Tant d’émotions et de sentiments qui furent offert à Harald par sa douce liée Brynhild, grâce à une seule chose, un seul geste : apposer doucement les pognes caleuses et meurtries du soldat Lantais sur le ventre rond d’une bavette dont la matrice s’apprêtait à fabriquer la vie. Un simple geste, mais à la signification incroyable ! Une simple action, aux conséquences grandioses : la naissance d’un être, d’un fier descendant du peuple Dawi. Une Braise-Vie dont le corps se construit au cœur des entrailles d’une cognarde formidable, dans l’amour et la bienveillance.

Une soirée durant, Harald avait pu oublier. Oublier les problèmes liés à la couronne. Oublier l’altercation avec Braähm Main-Ferme et Ararün Fiers-Marteaux. Oublier la menace d’un Althinkalan qui pourrait forcer le retour du Père de Tout. Oublier… Et juste profiter d’une présence aimante et d’un avenir familial glorieux, sans aucun autre risque ni aucun autre souci.

Une soirée, cela pouvait sembler peu. Mais pour Harald, cela valait tous les écus et l’or du monde, tous les combats d’une vie de guerrier. Une soirée… Qui serait aussi reposante qu’une retraite d’ermite en haut des plus hauts sommets ; qui apporterait suffisamment de bonheur pour faire face à tous les combats à venir. En cela, pour tout cela… Il remerciait tous les dieux, et surtout… Il chérissait encore plus qu’autrefois, sa douce liée qui lui offrait un si beau cadeau.

Mais cette plénitude candide ne durerait qu’une soirée. Car déjà, le matin était apparu, et avec le lever du soleil, la nécessité de se rendre au Grand Temple d’Ikthor, premier fils de Fils de la Première Forge, dit « Le Puissant ». Dans ce temple vivait il y a encore quelques mois le Fils incarné d’Ikthor : Thorgrel, le Gormisson. Rappelé depuis par la déité tutélaire, au cours d’un sacrifice dantesque face au dragon noir, le temple demeurait néanmoins le lieu d’office du Haut Prêtre d’Ikthor. Et Harald devait le consulter.

Dépourvu de son armure, Harald entra dans le temple, seul. Sa couronne sur le crâne, il s’avança au milieu des bancs et des parvis, pour se rendre au plus loin dans ce grand temple. Là, il arriva en vue d’un prêtre, reconnaissable à leur tenue unique. S’agenouillant, il mira le sol, en signe de soumission religieuse.

« Baruk ! » Dit-il, devinant toutefois que le prêtre l’avait vu arrivé, et même reconnu. Car il avait passé bien des heures ici, lorsqu’à l’époque, Thorgrel s’efforçait d’amener Harald dans le giron d’Ikthor, après le Voile. « Me revoici face à vous, mes amis. » Il regarde toujours le sol. « Je dois voir le Haut Prêtre… Car mes questions brûlent et ne peuvent attendre. Il en va de l’avenir du royaume… »

Il y avait grande foule en ce jour, aux alentours du temple, comme d’habitude. Car à Lante, le Gormisson qui regna sur la cité quelques années auparavant est toujours sur les lèvres des barbes et des bavettes. Ikthor a plus d’importance ici que n’importe où, aucun lantais n’oserait en douter. Preuve en est pour les habitants que le Grand-Roi en personne s’est rendu jusque dans les murs pour consulter les grands prêtres, du moins c’est qu’on murmure sur le parvis du temple.

- Des questions ? Demande l’un des prêtres qui s’est approché. Des questions d’importances. Il inspire profondément et expire avec lenteur. Suis-moi.

Il tourne les talons, d’un pas lent, il avance vers le fond du temple. Il se dirige vers une petite et lourde porte en bois donnant sur un couloir étroit. Quelques enjambées dans un silence brisé par l’écho de leurs pas sur la pierre froide et le prêtre pousse à nouveau une autre porte débouchant sur un petit cabinet éclairé de nombreuses bougies. C’est là qu’est le Haut-Prêtre, un nain puissant, un guerrier à la toison grise, occupé à parcourir quelques écrits lui arrachant un sourire. Alors qu’on lui annonce le Grand-Roi, il lève les yeux de ses rouleaux de vélin.

- Harald Barbe-Sanglante... Il se redresse et approche le souverain, il pose une main amicale sur son épaule. Que me vaut le plaisir de ta visite Grand-Roi ? Parle. Et fais-le sans détours. Viens t’assoir avec moi.

Le Haut-Prêtre l’invite à venir à ses côtés alors qu’il retourne s’installer sur le banc taillé dans la pierre.

- Dis-moi ce que tu veux savoir. Je ne puis garantir de vérité, mais peut-être aurais-je quelques bons conseils à t’offrir ? Et si tu as de la chance, il seront peut-être même sages !

La position du Groman-Rik trahissait une chose importante : au Zagazorn, tout le monde était assujetti à la volonté, la reconnaissance et l’existence des dieux. Cet état de fait et cette logique s’appliquait à Harald comme à toutes les autres Braises-Vies de ce royaume troglodyte… Alors pourquoi s’obstiner à refuser la présence renouvelée du Père de Tout ? Puisque tous les dieux existent, comment pouvait-il s’en remettre à Ikthor et refuser Mogar ?

Réponse : Le Voile. Evidemment. La Malenuit, l’Ire violente, irrépressible et cruelle, qui provoqua la mort de plus de la moitié de la population Naine, de tous les anciens et ancêtres, et la destruction de deux cités entières… Harald, comme l’immense majorité des Dawis, avait tourné le dos au Père, par colère et par rancœur. Réautoriser son culte, après tout cela, serait une insulte aux victimes mais surtout, laisser entrer le loup dans la bergerie.

Alors, lorsqu’il suivit le prêtre le menant vers le Haut-Prêtre, Harald s’exécuta et réfléchissait déjà à ce qu’il devait dire, faire et… A ce qu’elle attendait.

« Ton aide serait un honneur, mon Père. » Dit Harald. « Tu as dû recevoir ma missive convoquant l’Althinkalan… Une montagne a été détruite par le feu, la lave et les flammes, dans le Nord. J’y ai envoyé une expédition, laquelle est revenue avec un croquis. » Il tend ledit croquis réalisé par Rubisséa avec une précision remarquable. « Le sacrifice du Gormisson est encore récent dans nos mémoires, et le sera pour longtemps. Il nous aura protégé de la menace du Vers Noir… Je vois dans cette explosion, le signe de la colère de Mogar, comme tout le monde… Mais le fait que cela ne touche qu’une seule montagne, me montre, selon moi, qu’Ikthor s’est interposé et nous a protégé… Mais voilà : d’autres vois là le retour du Père, en colère, jaloux et plein de rancœur, mais soigné de sa folie. Ils aimeraient que je réautorise le culte du Père… J’ai refusé. Alors Braähm convoque l’Althinkalan, convaincu que je met en danger la vie du peuple… J’ai besoin de toi, et de ce qu’Ikthor à pu te dire ou te faire voir… »

Le Haut-Prêtre prend une longue inspiration qui se mue un interminable soupir. Il croise les bras, son regard se perd dans les recoins les plus sombres de la pièce alors que ses lèvres se meuvent sans qu’aucun son ne les franchisse. Au bout d’une poignée de minutes semblant s’éterniser, il finit par se pincer l’arrête nasale et secouer la tête.

- Le souci, vois-tu, c’est que tout un chacun s’enorgueillit de connaître. De comprendre. De voir les fils de la réalité. Qui peut affirmer que le vieux Père aurait la caboche d’aplomb désormais ? Une position qui aurait de quoi en surprendre plus d’un, parce qu’il n’est pas connu pour sa retenue, loin de là. Pourtant certains auraient probablement envie d'y croire. Il marque un temps d’arrêt alors que point un sourire derrière sa barbe. Mais qui pourrait bien arguer avec la plus inébranlable des certitudes qu’Ikthor est parvenu à contenir sa rage ? Il hausse les épaules, en même temps que ses sourcils s’arquent. Et qu'est-ce qui nous dit que tout ceci ne vient pas d’une poche de souffre qui aurait causé une réaction en chaîne démesurée ? Il marque une pause, un silence durant lequel il plonge son regard dans celui du Grand-Roi. De mon point de vue, on ne sait pas grand-chose de ce qui s’est passé. Ce qui, à mon humble avis, serait le plus sage, c’est d’y aller, encore une fois. D’explorer. D’enquêter. Peut-être parviendrons-nous à comprendre ? Mais s’affoler, s’agiter sur les conjectures que l’un ou l’autre fait, prendre des décisions à la hâte parce que l'on a peur ? Non, non. Il secoue la tête et accompagne le geste à la parole. Il nous faut être tenaces, téméraire face au danger, l’étudier et le comprendre afin de prendre les bonnes décisions. Vois-tu où je veux en venir ?

Harald écoutait avec attention les mots du Haut-Prêtre. Son attitude transpirait l’inquiétude. Nul doute pourtant que cette Braise-Vie dédiée à l’étude des signes ésotériques associés à Ikthor, et à donner des réponses à celles et ceux en quêtes d’honneur et de combats, était habituée à faire face à des enjeux parfois bien plus grands que d’ordinaire… Sans doute historiques, également. Dignes de certaines sagas.

« Je le crois… » Dit-il, regardant le Haut-Prêtre sans pour autant offrir une moue satisfaite, rassurée, ou quoi que ce soit d’autre qui pourrait trahir un calme de l’esprit chez Harald. « Tu me conseilles de ne point prendre de décision d’aucune sorte basée uniquement sur des ressentis, impressions et supputations… Il nous faudrait retourner là-haut, étudier et comprendre… Mais comment faire, alors qu’un thane me met le dos au mur en rassemblant tous les thanes du royaume pour prendre une décision motivée par la peur, justement ? » Demandait-il. « Car Braähm Main-Ferme n’est autre qu’un individu motivé par la peur… Et toi, qui dédie ta vie au Puissant que tous les cognards prient avant le combat, tu sais mieux que quiconque à quel point la douleur peut tout détruire… Je dois l’avouer, ami… Je ne sais plus quoi faire. »

Les doigts puissants du Haut-Prêtre se perdent dans sa barbe, il pose le regard sur ce qui lui semble être un animal blessé et acculé. Il est secoué d’un léger rire et pousse un soupir avant d’avoir un geste apaisant pour Harald.

- Et que font les généraux avant les batailles ? Demande-t-il sans attendre de réponse. Tu n’es pas dos au mur. Comporte-toi en meneur. Sois un roi. Assume cet Althinkalan. Fais honneur à nos traditions. Tu iras, tu écouteras la peur qui ronge les entrailles de celui dont tu me parles, et lorsqu’elle aura instillé ne serait-ce que l’ombre d’un doute parmi d’autres thanes, avant même que ceux vouant une haine sans bornes au vieux Père ne s’engueulent avec ceux qui voudraient le craindre, concilie-les.

Le Haut-Prêtre se lève, il se penche légèrement en arrière et fait craquer son dos dans une grimace. Il pousse un long soupir de soulagement et fait jouer l’articulation de son épaule.

- Peu de gens sur cette terre peuvent prétendre parler au nom des Dieux. Dit-il en agitant un doigt inquisiteur. Seuls une poignée d'entre-nous en ont la charge et le fardeau. Rappelle-le-leur s’il le faut. Et garde à l’esprit que tous, malgré leurs désaccords, voudront connaître la vérité. C’est grâce à elle que tu pourras les concilier. Une nouvelle expédition. Nous irons voir par nous-même, j’irai en personne. Avec ceux qui le désirent, ceux qui tremblent et ceux qui haïssent. Ainsi, nous saurons. Quelle que soit la vérité qui se cache au fond de ce volcan, nous l’affronterons alors, ensemble, unis. Conclut-il dans un sourire confiant.

Harald réfléchit avec une intensité qu’il ne lui était plus arrivée depuis bien des lunes. Une intensité si grande, qu’il pouvait ressentir sa caboche s’agitait de spasmes et de pensées presque extérieures aux siennes. Le Haut-Prêtre avait touché une corde que seule sa sagesse avait pu trouver dans les méandres d’un esprit inquiet. Sans doute était-là l’expérience guerrière, ou peut-être simplement l’aide de qualités sociales obligatoire pour quiconque représente la plus haute autorité d’un culte… Mais Harald se sentait soulagé, dorénavant.

« Très bien. » Dit-il, relevant sa tête et arborant à nouveau un visage renfrogné non point par la crainte, mais par la détermination d’une voie dorénavant tracée. « J’irais, et je concilierais ces têtes de béliers. Et j’irais là-haut, à la montagne, avec toi, ceux qui craignent, qui attendent et ceux qui détestent. Nous irons, et nous verrons. Et si, en définitive, tout ceci n’est qu’une poche de souffre qui aura trouvé son étincelle… Alors la honte sera suffisamment grande pour ceux qui cherchaient à presque détruire le royaume de l’intérieur, sous couverts de fantasmes. » Dit-il, se relevant et frappant son poitrail. « Merci, ami ! Puisse Ikthor te guider ! Et puisses-tu nous aider dans tout ceci ! Je dois repartir… Nous nous reverrons. »
« La honte, le déshonneur, qu'y a-t-il de pire pour nain ? » Le Haut-Prêtre secoue la tête avec une pointe déception de tristesse dans le regard. « Lorsque je dis qu'il te faut concilier les uns et les autres, c'est parce qu'il faut faire en sorte que ni ces uns ni ces autres ne se noient dans l'opprobre. Car c'est ainsi que l'on se fait des ennemis. Ne l'oublie pas. »

Harald opina du chef, et il fit demi-tour, quittant cette salle aux ombres inquiétantes et à l’aura secrète, retournant au-dehors où une foule de Dawis attendaient, inquiets. Il les regarda d’un regard sévère, mais juste ; de mires focalisées mais douces ; d’une attitude forte mais paternelle.

« Thanes de Lante, du Brissalion et du Lörn ! » Dit-il à voix haute, pour que tous l’entendent. « Vous le savez déjà, car tous vous avez lus mes mots : l’Althinkalan est convoqué ! Et votre présence, sinon obligatoire, est demandée par les dieux et par l’honneur ! Vous étiez mes frères et sœurs d’armes autrefois ; vous avez ensuite été mes protégés, lorsque je servais la cité… Vous êtes aujourd’hui comme mes enfants… Et tel un paternel bienveillant mais ferme, je vous dis ceci : venez à Kirgan, siégez à l’Althinkalan et rendez honneur à vos clans et à vos aïeux. Car c’est ensemble que nous trouverons les solutions à nos problèmes, et les réponses à nos interrogations. Quoi qu’il arrive… » Il pause… « … Je serais toujours, toujours là pour vous. »

Et puis, il prit la direction de la demeure qu’il partageait avec Brynhild, pour se préparer à rentrer à Kirgan dans les plus brefs délais.