Ambitions nouvelles [solo]

9ème ennéade de Karfias, second mois de l'Été
An 21 du XIe Cycle
Cité Ydril

Au lendemain du banquet, la chaleur était plus fracassante encore que la veille. Louis s’était couché tard, terminant une bouteille d’hydromel sous la lumière de l’aube naissante avec Grégoire qui lui avait prêté serment et déclaré comme seigneur lige. Le nouveau noble avait donc profité d’une longue grasse matinée entre ses oreillers moelleux et les draperies de soie riches. Il était un peu plus de midi lorsqu’on vint le réveiller et l’aider à se préparer afin d’assister à la seconde cérémonie où l’ensemble des seigneurs et chevaliers du comté viendraient rendre hommage au nouvel archonte. Un à un, ils prêtèrent serment à Norbert. Peu furent ceux qui le déclarèrent comme seigneur lige, ayant déjà prit leur décision auparavant. Ces réjouissances furent longues et monotones : plus d’un des invités bailla. Étaient conviés uniquement les vassaux direct du comte, la procession de Soltariel n’y était pas. Un nouveau banquet eut lieu, plus modeste et moins guindé que le précédent, durant lequel Louis et son frère s’excusèrent pour se retrouver seule, dans une chambre haute du palais, à la porte gardée par deux soldats.

« C’est épuisant, mon petit Louis, » disait Norbert dans un souffle ennuyé. « Je ne pensais pas que la famille di Alcacio était aussi capricieuse. » Le cadet ne répondit pas, s’écroulant sur un canapé en se massant les tempes. « Vivement qu’ils rentrent chez eux, » dit finalement l’aîné en l’imitant.
« Qu’est-ce que tu comptes faire de moi, Norbert ? Tu ne m’as rien donné, pas une terre, pas même un rôle de conseiller. La providence nous sourit, et tu gardes tout pour toi ? »
« N’aies crainte, mon frère, j’ai un plan qui va certainement te convenir. Qu’est ce que tu penses du duc ? »
« Adriano ? » Louis fit mine de réfléchir. « Il a l’air d’un homme sournois, mais intelligent, et très puissant. » La grimace de Norbert lui donna une sueur froide, et il reprit d’une voix à-demi étouffée : « pourquoi ? »
« C’est un idiot. Il m’a accordé sa confiance dès notre première entrevue, et m’a confié des secrets que je ne mérite pas. Je ne vais pas laisser quelqu’un d’autre profiter de la situation et abuser de lui. Louis, dans quelques mois, je serais duc à sa place, et tu deviendras l’archonte d’Ydril. »
« Pardon ? Mais qu’est-ce que tu racontes ? »

Et Norbert exposa son plan si simple. Un assassinat et un mariage, voilà ce qu’il proposait. Les rouages d’un projet ambitieux et terrible dont l’issue semblait inévitable. Louis hésita, plusieurs fois, et le força à défendre ses idées. Ce complotiste semblait avoir pensé à tout. Pensif et souriant, le cadet ressortait de la chambre et alla s’enfermer dans la sienne. Sa mission était maintenant claire, et il savait déjà qui composerait l’équipe qui irait au devant du duc. Au loin, il entendait les éclats de rire du banquet, de cette famille décomposée et recomposée qui perdrait de nouveau son pilier. Il repensait à la mélancolie d’Adélina, et se disait qu’il lui rendait certainement service. Oui… Louis, archonte d’Ydril. Ça sonnait plutôt bien.

Profitant de l’obscurité de la nuit profonde, Louis sortit sans un bruit de sa chambre et se faufila entre les couloirs sombres rejoindre la poterne secrète qu’il avait empruntée quelques ennéades auparavant avec Grégoire, le chevalier qui l’avait escorté lors de sa petite escapade au port. Le jeune homme fila discrètement dans le tunnel sans lumière, tâtonnant devant lui jusqu’à arriver à l’embouchure qui donnait dans une ruelle déserte. À cette heure-ci, les seuls qu’on pouvait encore croiser dans les rues d’Ydril étaient les patrouilles qui veillaient au respect du couvre-feu. Restait à espérer les éviter, mais brigand dans une autre vie, Louis en connaissait déjà un rayon. Il grimpa en silence sur le toit d’une des habitations et se précipita sans bruit vers le port à la lumière seule de la lune, quand elle n’était pas masquée par de gros nuages gris.

Atteignant sa destination, il tomba avec adresse devant la porte marquée discrètement d’un T majuscule dans le coin en haut à droite, pareil à celui qu’il connaissait dans sa petite ville de Tylère. Il frappa quelques coups dans un rythme qui semblait hasardeux, et après quelques secondes, il entendit le déclic reconnaissable d’une serrure qu’on déverrouillait, et cette porte s’entrouvrit. Louis entra et referma derrière lui avant de retirer sa capuche et de saluer l’homme à demi-endormi qui l’observait d’un œil hagard.

« Me voilà enfin, avec quelques jours de retard, » dit-il d’une voix sourde.
« Quelques jours ! » L’homme s’était exclamé en chuchotant. « Louis, tu exagères. Ça fait quatre ennéades que j’attends de tes nouvelles ! »
« Félix, tu as bien vu ce qu’il s’est passé. Tu sais très bien que je ne pouvais pas prendre de risques avant aujourd’hui, et même encore maintenant, si je n’avais rien à te demander, je serais resté au palais. »
« T’es qu’un rat. T’as de quoi payer j’espère ? »

Louis sortit son poignard et trancha la bourse qui dépassait de sa ceinture pour la lancer sur la table en bois à leurs côtés qui atterrit dans un bruit cinglant. Des dizaines de souverains se répandirent sur le meuble sous le regard médusé du compagnon.

« Y’a largement de quoi te payer avec ça. Garde la monnaie, ‘paraît que ça vient tout droit des poches du Duc ! »
« J’en déduis que tu n’as plus besoin de nous ? »
« J’ai une dernière requête, Félix, avant que je nous considère quittes. Connaîtrais-tu quelqu’un vouant une haine particulière au duc de Soltariel ? » L’homme dévisagea le noble et son sourire s’effaça.
« Que manigances-tu donc ? »
« Réponds à ma question. »

L’homme marqua un temps d’arrêt, et regarda une seconde vers le sol.

« N’importe quel pirate ferait l’affaire, vu la dure vie qu’ils mènent en ce moment. Celui qui lui en veut particulièrement serait sans doute… le Rokvenha. »
« Ce vaurien est mort, non ? »
« Apparemment pas. Certaines discussions dans l’ombre font vivre la rumeur de son retour, aux côtés des Wagyls eux-mêmes. »

Les Wagyls. Ces créatures de légende, craintes par les marins de toute la Péninsule et au-delà même. Louis scruta le visage du marchand, cherchant à déceler la moindre trace d’humour, mais Félix semblait tout à fait sérieux. Il réfléchit un petit moment, et entrevit la réussite lui ouvrir les bras.

« Dans ce cas, oui, c’est lui qu’il me faut. Je veux le voir. »
« Louis, c’est impossible. Le Rok n’approchait déjà pas les terres avant, il ne va pas commencer maintenant. Si Adriano apprenait son retour, il serait probablement chassé par toute la marine de Soltariel. Et quand bien même c’était possible, notre organisation n’a aucun contact direct avec Méca, et très peu avec les pirates des océans. Ce que tu demandes est impensable, je suis désolé. »
« Il doit bien y avoir un moyen, non ? Ceux qui se cachent dans nos ports peuvent certainement l’en avertir ? »

Félix secoua la tête.

« Il n’acceptera jamais, mais je vais quand même me renseigner. Je te ferais parvenir un message dans les prochains jours si je trouve quelque chose, mais je ne te promets rien. »
« Merci pour ton aide. »
« Mais je vous en prie, messire l'héritier d’Ydril, » ricana l’espion. « J’ose espérer avoir de nouveau affaire avec vous. »
« Compte là-dessus. Vu ce qu’il se trame en ce moment, je vais peut-être avoir besoin de toi plus vite que tu ne le crois. »
« Au service du Comté, donc. »
« Ça va te changer. »

Les deux hommes échangèrent un dernier sourire et se serrèrent la main, avant que Louis ne reprenne la route du palais.