Tête à tête [Adriano]

Les préparatifs dédiés au mariage allaient bon train. Catarina était d’ailleurs aux commandes, aux côtés d’Adélina et d’Adriano. Confiant, ce dernier avait surtout laissé la main à sa fille, bien plus capable que lui car bien plus en phase avec de tels évènements. En plus de cela, Adriano devait préparer ce qui serait bientôt une politique faite en duo – peut-être même trio, Catarina désirant agir elle aussi pour l’intérêt du Duché mais de manière plus… Secrète.

En sommes, les journées d’Adriano étaient aussi longues qu’épuisantes, et ce dernier n’en finissait plus de préparer l’après mariage. Les conséquences de l’attaque des brigands sur leur caravane, au retour d’Ydril, n’étaient point chose qui se faisaient par elles-mêmes. Catarina, Adélina et Michail – qu’il soit puni pour son insolence – avaient milité pour la survie des prisonniers de cette bande de bandits… Et, ce faisant, Adriano laissa libre court aux motivations de sa fille. Cette dernière voulait profiter de ce réseau de bandits et de contrebandiers pour obtenir une certaine position avantageuse dans le monde de la pègre et de la contrebande, usant alors de ces brigands comme éléments infiltrés sur lesquels pendait une épée de Damoclès aussi aiguisée que l’était l’esprit de vengeance d’Adriano. Catarina était… Avertie.

Quid de la traque des pirates ? Et notamment du célèbre Rokvenha ? Elle continuait. Jamais Adriano n’autoriserait les officiers et autres responsables de postes de douanes et de capitaineries à abandonner la traque et jeter au feu les portraits faits du corsaire. Mais ces derniers étaient devenus prudents… Ils se faufilaient nettement mieux, étaient plus discrets, et le nombre d’arrestation et d’exécution avait drastiquement diminué au fur et à mesure des ennéades, ce qui était décevant pour Adriano… Qui réclamait plus de sang. Surtout du sang de pirate.

Et le Langehack, alors ? La chose était malheureusement en suspens. Les derniers évènements du Duché attirèrent l’attention d’Adriano et des membres de son conseil Ducal. Ce faisant, les pistes cherchant à incriminer Prudence pour sa traitrise et son paganisme, et celles visant à prendre le contrôle du Marquisat pour en faire une fusion avec le Duché de Soltariel et créer ainsi le Vice-Royaume Suderon fidèle à la lignée Phiiram, étaient au point mort. Mais chaque chose en son temps… Oui, chaque chose en son temps.

Aujourd’hui ne faisait pas exception : Adriano avait passé la journée à œuvrer pour l’avenir du Duché. Des décisions internes, bien-sûr ; mais aussi un peu de politique extérieure. Ce soir, d’ailleurs, il lui fallait encore œuvrer pour la politique intérieure du Duché : Louis d’Ydril, frère de l’actuel Archonte, était présent dans l’enceinte du palais. Et il mandait alors une audience à son suzerain, et suzerain de son frère. Adriano n’avait rencontré Louis qu’à une seule reprise : durant la cérémonie et le repas qui eurent lieu à Ydril lors de serment de vassalité prêté par Norbert au nom de la lignée d’Ydril.

Aussi… Fit-il attendre Louis. Outre le fait qu’il avait bien des choses à faire, il ne s’attendait point à telle visite. Aussi le fit-il attendre, tout en lui préparant un repas digne de son rang et de celui d’Adriano, bien évidemment. Car, après tout, n’était-il point l’héritier d’Ydril, tant que Norbert régnait sans enfants ?

Enfin, il entra dans la petite pièce où attendait déjà Louis d’Ydril. Ce faisant, il fut annoncé par le serviteur qui attendait là depuis quelques temps, lui aussi. A l’annonce, faite à voix haute comme l’exigeait le protocole, Adriano répondit par un signe de main, ordonnant sans vraiment le dire qu’un tel protocole n’était point nécessaire dans une salle qui n’était point la salle du trône, ou celle des banquets traditionnels. Toutefois, la pièce était correctement décorée : un tapis persan au sol s’accordait avec les draperies et soieries de cette pièce sans fenêtre – puisqu’au cœur du palais – réhaussé par des moulures au plafond et aux angles de la pièce. Une sculpture trônait dans un coin de la pièce, représentant Néera ouvrant ses bras et tenant dans ses mains deux belles colombes blanches. La vaisselle était d’or ; les couvert d’argent ; et les chaises d’une riche facture.

Il s’avança jusqu’à sa propre chaise, et offrit à Louis – qui s’était rapidement levé pour offrir une révérence là-aussi protocolaire – un signe de tête respectueux. Il prit place, autorisant alors Louis à s’asseoir, d’un geste de la main.

« Asseyez-vous, je vous prie, messire. » Lui dit-il, ajoutant donc la parole au geste. « Avez-vous fait bon voyage ? J’ose espérer que vous n’avez pas rencontrer les mêmes difficultés que nous lors de notre retour d’Ydril. » Dit-il, sans réelle inquiétude dans la voix mais curieux de savoir si les actions de Catarina commençaient déjà à faire effet. « Quelle fut ma surprise lorsque l’on m’annonça votre présence en mon palais aujourd’hui. Ma fille proposa ce repas, et c'est avec plaisir que j'en acceptait l'idée. » Lui dit-il. « Que me vaut l’honneur de votre venue ? »

« Quelques difficultés ? De quelle sorte ? »

S’installant, il regarda son verre dans lequel se trouvait un vin qui l’attendait depuis au moins une heure déjà. Prenant le verre à deux doigts, il le fit tournoyer légèrement avant de planter son nez dedans, humant dans une grande inspiration les arômes de ce vin du Sud. Nul doute qu’il avait été oxygéné, depuis le temps ! Alors, sans attendre, Adriano trempa ses lèvres, prit une petite gorgée et fit ce bruit terriblement dégoutant de ceux qui savent gouter le vin. Avalant enfin sa gorgée, il put s’en délecter.

« Nous aussi, nous avons vécu quelques déconvenues lors de notre retour… Des bandits, amateurs qui plus est… Les survivants sont dans mes geôles à l’heure actuelle, si je ne m’abuse. » Lui dit-il, pour parachever ce bout de discussion. « Eh bien… Sans doute ai-je perdu cette information parmi le flot quotidien ! Toutefois, je suis fort aise de vous avoir à ma table. » Dit-il, une moue réflexive au visage aussitôt chassée par un peu d’alcool. « Ah ! » Reprit-il à l’évocation de sa fille. « Ma fille est un véritable nid à idées ! Et la plupart sont intéressantes ! Je comprends donc votre positionnement. » Dit-il, reconnaissant les mérites de sa fille. « Il est vrai que le monde de la noblesse est nouveau pour vous. Du moins, relativement nouveau, encore, pour que vous recherchiez des informations par vous-même. Je vous comprends. Combien de temps resterez-vous ? »

Apprendre à connaître son vassal était important pour tout suzerain. Pour Adriano aussi. Quand bien même parfois, ses compétences sociales étaient discutables selon son humeur ou ses envies, dans l’ensemble, Adriano appréciait ce genre d’entrevues. Au moins, il ne s’agissait pas de doléances plus ou moins difficiles à juger, ni de quémandeurs lourds tant par le phrasé que par la redondance.

« Ah… Les mariages des puissants sont toujours sujets aux divertissements et rebondissements. On y mêle politique, économie, force et religion… Aucun accro ne doit avoir lieu, ni avant, ni pendant, ni même après ! » Dit-il, un sourire dans la voix alors qu’il vit le plateau de fruits de mer. Ni une, ni deux, il claqua des doigts et fit venir le serviteur. « Cette entrée en matière m’a l’air bien fameuse ! Pourriez-vous nous ramener une bouteille de ce fameux cognac ? Avec ces produits iodés, le mariage n’en sera que fameux ! » Mandait-il, alors que le serviteur repartait bien rapidement accomplir sa mission. « Ah ! Oui ! Les jours sont à la fois bien trop courts, et bien trop longs ! Mais vous verrez : après deux autres mariages, je peux vous affirmer que le repos sera plus que bienvenu ! »

« Encore une… » Dit-il, soupirant et soucieux. Ces terres étaient sous la responsabilité direct du nouveau Comte d’Ydril… Mais Adriano était son souverain, aussi devait-il s’en inquiéter si jamais les actions Ydrilottes se trouvaient insuffisantes. « Point d’excuses, ceci n’est ni votre faute ni de votre fait. La bande qui nous a attaqué nous était une bande de contrebandiers, à l’origine, transformée en bandits de grands chemins amateurs par l’impulsion d’un chef trop téméraire. Sans doute voulurent-ils saisir plus d’opportunités liées à l’instabilité des terres de votre ligné. Malheureusement, lorsque le pouvoir en place vacille – même temporairement – les bandits et criminels de basse extraction en profitent pour sortir de leurs antres et voir la lumière. Le temps, les actions et la justice vous aideront à raffermir votre emprise sur ces terres. »

Le plateau de fruits de mer devant lui, Adriano ouvrit les festivités en plaçant dans son assiette quelques huitres d’un bon calibre, un duo de gambas bien rosées et un filet de maquereau préalablement grillé accompagné d’une sauce épicée. Fou de ces petites choses, amoureux de la mer et de ses produits, Adriano raffolait de tous cela et mangeait avec envie.

Il écoutait évidemment aussi son invité sous son toit. Louis n’était pas avare de paroles, et ses pensées transparaissaient clairement à Adriano jusqu’à présent. D’une certaine manière, il ne ressentait en Louis ni le fourvoiement de l’être malicieux ni le mensonge du manipulateur. A sa décharge, Adriano était sans doute devenu le maître en la matière avec les années… Difficile d’être plus calculateur et manipulateur que le maître en la matière dans cette pièce et sur ces terres. Jusqu’à un petit accro…

Catarina ? Transformé ensuite en Dame Catarina sur un acte réflexe, laissant ensuite place à un suspens oral en parlant de soutiens ? Qu’était-il en train de se passer au juste ? En une seconde, Adriano avait l’impression d’avoir découvert un pot-aux-roses qu’il ne devait point connaître. Alors, son regard changea… Croquant dans la dernière part de filet de maquereau qui lui restait dans son assiette, il demeura silencieux, et ce, malgré la sollicitude de Louis vis-à-vis des terribles évènements qui émaillèrent la vie sentimentale d’Adriano. Lorsqu’arriva la fameuse bouteille de cognac vieilli en fûts de vins du Soltaar, il ne réagit point. Lorsque le serviteur servit les deux verres, Adriano ne bougea point un cil. Lorsque Louis manqua de mourir sous l’assaut brûlant de cet alcool ô combien fort, son visage demeura de marbre. Toutefois, après deux longues secondes d’un silence pesant, il prit lui aussi son verre qu’il avala doucement, appréciant la chaleur et violence de ce nectar qu’il connaissait bien. Prenant une bonne inspiration rendue terriblement brûlante en sa gorge, son faciès se déformant en une grimace presque traditionnelle face à tel breuvage.

« Son soutien ? » Répétait-il alors, la voix froide.

Adriano, bien qu’encore jeune tant dans l’âge que dans le rôle de Duc ou d’appartenance à une lignée ducale, s’était attaché à la notion d’étiquette. Si sa fille n’était encore que l’enfant du Duc, héritière de par décision imposée face à la disparition de ses demi-frères et de sa demi-sœur, elle demeurait princesse héritière… Et donc, devait être nommée comme telle. De plus, une telle proximité – ou absence d’étiquette selon le point de vue – trahissait peut-être un intérêt naissant, bien né, ou même déjà consommé, pour la chaire de sa chaire. Et cela, Adriano n’était point disposé à le tolérer, ni même à y penser.

« Hum… » Grondait-il dans sa barbe, reprenant alors un peu de ce cognac adoré qu’il prit cette fois le temps de siroter. « Je comprends. Toutefois, il me faut être honnête avec vous messire, et vous demander ceci : avez-vous, de près ou de loin, un attrait quelconque pour ma fille ? »

Le rire de Louis avait quelque chose d’étonnant dans ce contexte. Mais il était toutefois porteur d’énormément d’informations sur la personnalité et les connaissances de cet être, encore nouveau dans le milieu nobiliaire. Il ne connaissait pas le duc ni son fonctionnement ; ne maîtrisait point encore tous les tenants et les aboutissants des conventions ; n’était point prompt à se parjurer. L’attitude du Duc se détendit un peu plus, alors qu’il avala cul sec ce qui lui restait de cognac.

Une petite gêne demeurait toutefois en son esprit : bon calculateur, il n’avait point encore réussi à percer la carapace de Louis en sa totalité. Peut-être était-il un excellent menteur ? Un parfait parjure ? Un maître de l’illusion ? De l’adaptation ? De la mimique comportementaliste ? Allez savoir.

« Je comprends. » Lui dit-il alors, son esprit abandonnant finalement son attitude farouche pour une plus docile, et aussi, plus prompt à la légèreté. « Ma fille a toujours été proche du peuple, bien plus que moi. Même alors que nous n’étions que simples seigneurs et dames. Elle tient sans doute ça de sa mère, qui était si douce et si prompt à aider autrui… Ma première épouse. En cela, je la retrouve un peu, chaque jour, en Catarina. Mais elle doit encore beaucoup apprendre. » Confiait-il. « Bien ! Je l’ai déjà dit à votre frère lorsque nous étions en votre cité : en tant que votre suzerain, je serais toujours prêt et prompt à vous aider, que ce soit par le conseil, la finance ou l’action. De ce qui devait être la rançon d’Adélina lorsqu’elle était enlevée par ce félon… Cet être ignoble… Ce ramassis d’ignominie… De cette rançon, j’en ai légué une large partie à votre Comté pour vous aider dans vos besoins quotidiens ou exceptionnels. Si besoin, nous n’hésitez pas à revenir me voir. »

« Ah ! C’est une question d’habitude ! Les alcools forts demandent un peu d’expérience et… Une façon de les boire. Je vous l’apprendrais, si vous le voulez. »

Il lorgna alors sur le plateau de fruits de mer qui était presque vide. L’appétit des deux compères du jour n’était plus à prouver et malgré la belle quantité, qualité, et diversité des crustacés et autres fruits de mers qu’il avait manger à côté de cette conversation et de ces boissons alcoolisées, Adriano avait encore faim. Alors, il se retourna à demi vers le serviteur qui se trouvait toujours derrière, à proximité de la porte. D’un signe de l’index droit, il ordonna que l’on apporte la suite du repas. Acquiesçant d’un signe de tête, le serviteur entrouvrit la porte, avant de chuchoter à quelqu’un, avant de refermer la grande porte de bois. Puis, à nouveau, il répondit à Louis :

« Que voilà de bien belles paroles messire Louis ! J’apprécie votre emportement et votre ardeur à la tâche. Flibustiers et cultistes sont nos pires ennemis, et je ne reculerais devant rien pour nous en débarrasser. »