À la faveur premières neiges (Harald)

Les vents déjà terriblement froids pour la période hurlent entre les monts, glissent le long des cols et viennent souffler leur bise glaciale dans les vallons. Ils tordent les cimes des arbres peuplant la vallée de la Nérania et de l’Almion. L’hiver approche à grands pas, à n’en point douter. On pourrait même dire qu'il est bel et bien là depuis quelques ennéades. Les sols et les forêts se sont d’ores déjà enveloppés de leur manteau d’un blanc immaculé.
Juchée sur son cheval, la daedhelle est emmitouflée dans ses fourrures. Et par de telles températures, se rappellent à elle les souvenirs de son expédition dans le Grand Nord. Là où la vie est implacable, où la survie ne tient trop souvent qu’à un fil, voire à la chance. Quant à Non, pour lui qui n’a encore jamais vu autant de neige, l’expérience semble être on peut plus agréable. Peut-être même trop.

La Perle du Nord. Voilà bien longtemps qu’elle n'avait pu en contempler les portes. En tout cas pour elle, dont les siècles se sont étirés là où la vie fourmillant en ce monde ne subsiste pas. Sa première venue avait concerné la Mare Noire. Alors qu’elle met pied-à-terre, elle secoue la tête, chassant les souvenirs de cette épopée terrifiante. Les gardes assignés à la surveillance de l’entrée sont les premiers à l’accueillir, probablement mus par une certaine réserve. La noirelfe ne s’en formalise pas plus que de coutume et se contente de remettre son cheval entre les mains des palefreniers. Cependant, au lieu de profiter de la chaleur d’Almis, la daedhelle se doit de ressortir. Ses pas la mènent jusque dans la neige, à plusieurs bonnes enjambées des portes de la cité. Non est trop occupé à courir et à sauter dans la poudreuse. Une bavette et ses minots ne tardent pas à rejoindre la noirelfe, intrigués tant par la maitresse que ce chien au pelage si singulier.

Alors l’après-midi s’étend, comme un jour de rien. Quelques enfants jouent avec le canidé venu des savanes vaanies, les parents discutent de leurs marmots, de leurs incertitudes, de la présence de grands pontes en Almis. Ils finissent par s’intéresser aux histoires de la noiraude qui leur conte les paysages d’Anaëh et des terres chaudes du Sud. Pour ces dawis qui n’ont connu que ces montagnes, cela ressemble par moment à de fantasques inventions mais… Ils se plaisent malgré tout à les imaginer.
Avec le soleil déclinant et le froid plus mordant, ils ont fini par laisser la noirelfe seule avec son compagnon à quatre pattes. L’exploration des abords de la cité aura laissée place au jeu. Des lancers de bâton qui, elle l’espère en tout cas, finiront bien par avoir raison du trop-plein d’énergie de Non.

L’arrivée de Harald à Almis, dans le contexte que l’on connait à la cité, avait fait des émules. Outre la disparition du Narundi depuis le début du mois – dû à la curiosité ou la volonté de l’énerver allez savoir – l’arrivée d’un hiver ô combien violent demandait une préparation correctement repensée. Au fur et à mesure que les couches successives de neiges s’épaississaient, il apparut évident que les ravitaillements depuis les plaines du Brissalion et les forêts du Lörn, allaient être difficiles, et donc, raréfiés. Si les Nains connaissaient le froid et l’encaissaient mieux que les autres races, s’ils connaissaient leurs montagnes par cœur, prendre la route jusqu’à la cité d’Almis, entourée par les Engeances de Brisséa et autres créatures ténébreuses, était une tout autre paire de manche. Harald n’était pas dupe : il allait falloir se rationner et faire attention à tout ce petit monde qui comptait maintenant sur lui.

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’Harald n’avait point chômé. Prenant la tête de la cité en remettant l’Ongaraz à son poste de chef des armées régionales, ils organisèrent les troupes et les civils. Outre les chantiers, il fallait protéger la cité de la potentielle menace des Nains de Feu, si tant est qu’ils en soient une. D’apparence belliqueuse, ils n’avaient, au final, fait que protéger leur endroit. Allez-savoir s’ils iraient attaquer les Nains aujourd’hui ou demain ? Point sûr que ces êtres de flammes et de laves apprécient la glace et la neige. Ce terrible hiver est sans doute l’actuel meilleur allié des Nains.

Alors, quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’un garde, au regard hébété et à la stupeur palpable, vint informer son supérieur de la présence d’une Noire Elfe aux portes de la cité, ce dernier allant ensuite avertir son supérieur, lequel voulut en informer l’Ongaraz mais, par chance, ce fut sur Harald qu’il tomba. Une Elfe à la peau sombre, avec un animal de compagnie, attendant devant la cité sans angoisses ni craintes.

Souriant en comprenant de qui il s’agissait, Harald eut un petit temps d’arrêt. Il était devenu évident pour lui que la Noire Elfe nommée T’sisra était un être à part entière. Curieuse de tout, prête à tout, n’ayant peur de rien, se retrouve sans crier gare au-devant de la porte de la cité sous loi martiale n’est point donné à tout le monde, même pour une Ongrunthrong royale qui, pourtant en a le droit. Il faudrait être fou à lier pour se rendre face à telle cité sans craindre de réactions négatives. Fou à lier, oui.

Mais Harald aurait bien eu besoin d’une pause, d’un peu d’air frais. S’il était le digne représentant d’une race troglodyte, il appréciait aussi, le fouet de l’air glacial sur son tarin. Les montagnes avaient cela de magnifiques qu’elles offraient autant de beaux paysages que de flux d’airs purifiés de toute autre race, de toute autre pollution quelle qu’elles soient. A travailler sans relâche, le Roi avait bien besoin de repos. Aussi… Prit-il le chemin de la sortie et, se plaçant dans le dos de T’sisra – à une certaine distance – lui tint ces quelques mots :

« Baruk, Hazkalkol. Que fais-tu ici ? »

Les mots du dawi tintent à son oreille tandis qu’elle arme son bras pour lancer le bout de bois que Non vient de lui ramener. Le canidé détale dans la poudreuse, le museau pointé vers les cieux. La noirelfe pivote en se fendant d’un sourire amical accompagné d’un signe de tête en guise de salutation.

- Je fais découvrir la neige à mon chien. Un gloussement lui échappe, elle se rapproche du dawi et vient poser une main sur son épaule. Je suis venue affronter plus froid que la glace et plus bouillant que les entrailles de la terre, elle dresse un index avec un air malicieux, je suis venue voir Yggdar. J’ai quelques conseils à lui demander.

Le chien revient en trombe, son bout de bois entre les mâchoires. C’est un drôle d’animal qui n'existe pas dans ces contrées, son pelage est un étalage de tâches et d'aplats de jaune orangé ou doré, de blanc et de noir. Mais ce qui le rend si étrange, ce sont ces grandes oreilles arrondies qui, sans cesse, s'orientent ci et là en direction de ce que l'animal écoute.

- Harald, voici Non. L’animal laisse le bâton au pied de sa maîtresse et hume l’air en direction du nain. Il est encore jeune et très curieux. Je l’ai trouvé dans le désert Zurthan. Je n’ai pas pu me résigner à en faire mon repas alors… T’sisra hausse les épaules dans un sourire. Il s’appelle « Non », je te laisse imaginer pourquoi.

La noirelfe pose un genou à terre et vient gratter le menton de l’animal qui ne se prive pas de montrer son contentement.

- Il n’a pas eu le temps de se faire la vie de la savane et est habitué aux bipèdes. Tes doigts ne craignent pas grand-chose. D’un geste de la tête, elle invite Harald à caresser le pelage du canidé. Bon, il reste un animal sauvage au fond, mais je pense avoir bien fait mon travail en m’occupant de lui.

Harald avait arrêté d’essayer de deviner et de comprendre les raisons et les actions de la Noire Elfe depuis quelques temps maintenant, tant elle demeurait un être à part entière. Ses motivations, ses réflexions, ses buts poursuivis, n’avaient de raison et de genèse qu’en son esprit et son esprit seul. Quelque-part, elle devait être une énigme autant pour les contemporains politiciens que pour les érudits des runes de ce monde. Tenter de la comprendre serait comme tenter de percer un quelconque mystère philosophique ou physique : seuls quelques élus y arriveront sans doute un jour, et encore, cela serait sans doute quelques affabulations…

Un chien, donc. Qu’est-ce donc que telle créature qui n’existe point en cette partie du monde. Du moins, point à la connaissance du Nain. De toute manière, rares sont les animaux de compagnies qui subsistent par ici, tant les Nains leur préfèrent des animaux utiles, plus forts, plus violents, plus… Oui, utilitaires. Un chien n’en était point un… Un bélier, un bouc, entre autres, étaient autrement plus utiles et mieux considérés.

Mais voilà que celle aux longues oreilles grisâtres s’avance, pose une pogne sur les épaules solides et carrées d’un Roi pourtant épuisé par tant de labeur, et annonce le pourquoi de ses véritables motivations : Yggdar. Ah ! Yggdar… Sans doute l’un des runistes les plus durs et belliqueux de leur monde, aussi indomptable qu’un volcan et qui, pourtant, presque hypocritement, avait arguer tant et tant pour la réunification des savoirs runiques, et le partage de ceux-ci entre les quelques appelés capables de les maîtriser. Ecoutant, le Roi n’approche toutefois point la pogne gantelée de la toute petite mâchoire de l’animal : il lui préfère son lion, offert par Glumtol, et qui gambade toujours dans les monts du Kirgion.

« La cité n’est pas en ses meilleures disposition, T’sisra. Des choses se passent derrière ces murs, et d’autres, encore, au loin dans ces montagnes devant nous. Des choses… Qui pourraient laisser présager d’une nouvelle guerre, peut-être plus destructrice encore que celles passées. Une montagne s’est ouverte en deux, là-haut. De ses entrailles jaillirent laves et rocs en fusion, desquelles naquirent… Des Nains de feu. Ils étaient jadis des Mogarites de Dun Eyr, amputés et condamnés. Ils se sont liés au Feu Primordial, et en sont devenus les enfants : leurs peaux est sombre, leurs veines sont de laves et leurs barbes de cendres. Et ils sont là-haut… Et nous nous préparons à les combattre, car il est impensable que des Nains, condamnés pour leurs péchés, puissent vivre sur ce sol en vénérant une déité des temps jadis, d’avant même le Père, maudit soit-il. Nous nous y préparons, ici… Aussi, T’sisra, je te le dis : ne t’attends à rien, ici, et crains tout. Nous te connaissons, mais la méfiance est de mise. »

Les oreilles de la noirelfe frémissent aux paroles du nain. Son regard passe du chien au dawi puis se perd dans les cimes du Nord. Là-haut, derrière les rocs, les falaises et les pics couvent des dangers instillant le doute et l’inquiétude dans le cœur des nains. De quoi faire vaciller leurs braises, de ce qu’il lui en dit. La noirelfe inspire longuement, le front plissé.

- Il y a bien une époque où j’aurais prôné la force. Elle se fend d’un sourire amical, le fond de ses pupilles se pare d’une étincelle sans âge l’espace d’un instant. Mais pour un battement de tes cils, des siècles sont passés. Aujourd’hui, je peux l’affirmer sans l’ombre d’un doute, toutes ces situations, aussi dangereuses puissent-elles nous paraître, sont toujours une opportunité de défier les probabilités et de changer le cours du destin.

La poigne de la daedhelle se referme sur l’épaule du dawi, la tête penchée sur le côté, elle lui offre un nouveau sourire.

- Nous avons la chance d’être témoins de grands changements. Nombreuses sont les rumeurs courant sur d’inexpliquées puissances et autres créatures. L’ordre établi vacille. Cependant, la force brute n’est pas l’unique réponse. L’intelligence et la stratégie permettent tout autant de sculpter l’avenir. Dans un hochement de la tête, elle tapote sur l’épaule du dawi. Les histoires de croyances et de déités sont rarement simples, elles traversent les sociétés et sont toujours sources de tumultes. Mais je suis confiante, je suis certaine que tu sauras tracer une voie pour le Zagazorn. Une voie que personne n'aurait su imaginer et qui ne s'est pas encore dessinée dans ton esprit.

Se fendant d'un nouveau sourire, la noirelfe retire sa main de l'épaule du dawi et lui adresse un clin d’œil malicieux.

« Une chance… »

Il pesa, soupesa ses pensées alors que les mots de la Noire Elfe étaient, comme d’habitude, emprunts de doubles sens et de philosophie cachée. D’indications sur l’avenir, sur les rouages de ce monde et de ce qui pourrait se jouer bientôt ou dans un avenir lointain, de sorte qu’elle soit seule à pouvoir comprendre, mesurer et même anticiper tout cela. En cela, T’sisra était impressionnante… Et légèrement agaçante.

Pourquoi ceux qui connaissaient tout du monde parlaient-ils toujours en énigmes ? Pourquoi user de mots détournés, de conseils philosophés et autres tournures ambigües pour éclairer ceux qui ont besoin de lumières sans pour autant dire directement ce qui fait défaut à tant de gens.

Alors, en quoi est-ce une chance, tout cela ? Oh, sans doute parce qu’il est considéré comme une chance, de pouvoir faire face à l’Histoire autant qu’à l’histoire. Sans doute parce qu’il sera immortel le nom de celui, de celle ou de ceux, qui mettront de mots sur les maux, des solutions sur les problèmes, des remèdes sur les pathologies… Sans doute parce qu’il deviendra légendaire, le clan, le Roi ou le runiste, qui créera les ruines qui sauveront le Zagazorn et les fils de la couronne ; qui relèvera le monde des Nains de ces affres horribles que furent le Voile et les malédictions suivantes ; qui mènera les batailles qui définiront le sort de tout un peuple. Harald était déjà célèbre… Celui qui fut nommé « Barbe-Sanglante » par ses soldats et ses supérieurs, son Roi de l’époque et les prêtres de Mogar – maudit soit-il – avait plus que mérité sa légende de guerrier sanguinaire et sanglant, massacreur des adversaires du Zagazorn depuis des décennies. Il était ensuite devenu célèbre, en devenant le second Grand-Roi d’après le Voile et le premier depuis des millénaires à faire preuve d’autant d’implications géopolitiques, à conquérir la Péninsule par le commerce, à reconstruire un royaume Humain. Avait-il réellement besoin de plus de célébrité ? De plus d’honneur ? Non… Sans doute que non.

« Sans doute pour toi. Je te remercie de ta confiance, mais la chance n’est en réalité que du côté de ceux qui devine l’avenir et ses implications sans risquer ses conséquences. Je ne perçois aucune chance face à tous cela… Uniquement des tracas, des morts et des heures sombres. Mais toi, tu dois être plus clairvoyante que moi, sans doute. »