Préparer l'avenir (Perdiccas, Enguerrand)

Kÿrianos de la 5ème ennéade, mois de Verimios de l’an 21

Le soleil hivernal se levait péniblement au-dessus de Thaar, l'hiver exceptionnellement rigoureux cette année enveloppait les lieux d'une froideur inhabituelle. La demeure luxueuse d'Ashara Salougan nichée dans les quartiers les plus opulents de la ville offrait néanmoins un havre de confort et de chaleur en ces temps glacés. La princesse marchande avait choisi la terrasse de sa demeure pour la rencontre, dominant la ville, elle offrait une vue imprenable sur les toits enneigés et les canaux gelés de Thaar. Un brasero imposant placé au centre de la terrasse diffusait une chaleur bienfaisante, réchauffant l'air et créant une ambiance intime et propice aux discussions confidentielles.

Ashara était assise dans un fauteuil de bois sculpté recouvert de coussins en velours pourpres. Elle portait une robe de soie épaisse, de couleur émeraude, qui épousait ses formes gracieuses tout en la protégeant du froid. Son pendentif en forme de serpent, l'emblème des Salougan, reposait contre sa poitrine, scintillant à la lueur des flammes. Ses longs cheveux noirs libérés de leur coiffe habituelle cascadaient sur ses épaules, ajoutant une touche presque sauvage à son apparence raffinée. Elle ajusta le pli de sa robe, ses doigts effleurant machinalement le pendentif. Ses yeux d'ambre, vifs et observateurs, scrutaient l'entrée de la terrasse, attendant l'arrivée de ses invités. Les mercenaires devaient arriver d’un moment à l’autre. Ashara, d'un signe de tête, congédia la dernière servante. Aisan, le chef de sa garde personnelle resterait auprès d’elle, elle lui faisait confiance et il veillerait à sa sécurité. On n’était jamais trop prudente avec des mercenaires à la loyauté douteuse…

Elle se leva et se dirigea vers le brasero en tendant ses mains fines et légèrement hâlées vers les flammes pour en capter la chaleur. Dans ces moments elle pensait à son père, Azhar Tahwi Salougan, est-ce qu’il ressentirait de la fierté pour ce que sa fille était en train d’accomplir ? Jamais Ashara n’avait été si proche du but, acheter les influences et reprendre les commerces stratégiques lui avait ouvert une voie en or vers le trône de Baaz’Hima mais il restait un obstacle de taille, des membres influents de la guilde des marchands de Baaz’Hima étaient hostiles au retour des Salougan. Autrefois Azhar s’était comporté comme un monarque, sa famille avait régné sur Baaz’Hima comme une noblesse de sang, chose intolérable pour l’Ithri’Vaan. Ashara réveillait leurs pires craintes, ils feraient tout pour l’empêcher de régner. Mais Ashara aussi était prête à tout pour reprendre le pouvoir et restaurer la grandeur des Salougan. Puisqu’elle ne pouvait pas convaincre ni racheter ces marchands, elle devait les faire taire.
Un léger bruit de pas dans le couloir attira son attention. Ashara se redressa, ses yeux étincelant d'une détermination farouche. Les mercenaires étaient là. Elle les entendait échanger quelques mots avec le majordome avant de se diriger vers la terrasse. Ashara inspira profondément, se préparant à les accueillir. Les lourdes portes de la terrasse s'ouvrirent lentement, laissant apparaître ses invités.
La partie pouvait commencer.

Gonflés aux rapines et gavés à l'or promis par leur mystérieux employeur langecin, les Hommes du Roi avaient décidé de déclarer ouverte la saison de l'hivernage, revenant vivre la belle vie auprès de leurs connaissances sur leur mauvaise île d'Isgaard. La saison avait été mouvementée et particulièrement éprouvante pour certains, aussi de retrouver le confort relatif de leur îlot boueux n'était pas du luxe, ce malgré l'annonce d'un des hivers les plus rudes depuis des générations. Il était de plus en plus difficile de trouver du travail en Péninsule, avec leurs illustres trognes placardées sur la moitié des tripots de Scylla, Missède et Ancenis. Face à cette notoriété toujours grandissante, l'Outremer, qui ne voyait guère de conflit majeur entre les maisons nobles se profiler comme à la grande époque, avait convoqué ses lieutenants pour s'entretenir d'un autre endroit où louer leurs épées.

Le Mesquin voulut proposer Naelis, mais fut assez malin pour se rappeler que la simple mention de ce nom au capitaine lui aurait valu quelques mandales. L'option d'aller gagner sa croûte en s'acoquinant à quelques pirates mécans fut un instant étudiée, mais ses hommes étant plus doués les deux guibolles sur le plancher des vaches que roulant sur une quille, l'Outremer refusa l'idée. C'est l'Archidiacre qui proposa d'aller présenter la compagnie outre-Olienne, par-delà le golfe et vers les terres chaudes et riches de l'Estrévent. Au-delà de la richesse extravagante de ses ploutocrates, la région avait aussi un attrait plus urgent dans l'immédiat : le temps y était bien plus clément. Pour dire, Bernardin dut plaidoyer la goutte au nez...

Néanmoins, son oraison fut accueillie avec enthousiasme, car le bougre avait déjà été contacté par un commanditaire venant de la pléthore de cités-Etats du coin. Nos routiers patibulaires prirent très vite le cap de l'Ithri'Vaan, gonflés à bloc et prêts à paresser sous les cocotiers après avoir raflé tout l'or des éphèbes orientaux !

Aussi, que ne furent-ils pas déçus lorsqu'ils accostèrent dans le port de Thaar, pour y trouver une ville aussi mordue par le froid que l'était leur ancien bercail ! La Ville des Cinq Sens portait alors ironiquement bien son nom : on y papillotait des yeux pour les parer du froid, la bouche exhalait de longs filets de buée, les extrémités du visage rougissaient et souffraient le martyr... Pour une première expérience au sein de l'épicentre du commerce mondial, les Hommes du Roi avaient choisi piètre moment. Les plus critiques firent même remettre la faute sur Bernardin, exigeant qu'il paye son manque de jugeote en achetant à tous une paire de moufles. L'Outremer remit bon ordre dans la compagnie avant qu'ils ne proposent des punitions moins bon enfant...

Fort heureusement pour l'Archidiacre, la compagnie était attendue, et pas n'importe où. Aussi chaotique et populeuse que pouvait l'être Thaar, la cité était séparée, comme toute ville civilisée, entre les culs-terreux et la haute société. Bien qu'elle fasse un peu tache et suspecte au sein des Soieries, c'est bien là que se rendait la troupe, usant d'un laissez-passer octroyé par leur sibyllin contact estréventin. Avec leurs cottes noires, leur attirail guerrier et leurs manières crânes, ils attiraient les regards des riches effarouchés autant que des gardes. L'Outremer se demanda d'ailleurs combien de mètres il aurait pu faire au sein de cette fourmilière s'il n'avait pas été doté d'un sauf-conduit...

Arrivés aux portes d'un de ces palais fantasques comme les Vaanis savaient si bien en sortir de leurs fondements, il fut décidé qu'une partie de la compagnie ferait le pied de grue devant la demeure au cas où les choses tourneraient mal. Ils firent montre de leur colère, pointant du doigt le froid atroce régnant dans la cité, et l'Outremer ne parvint à les mettre d'accord qu'après avoir été négocier un brasero avec le piquet de garde à l'entrée. Une fois toutes ces considérations résolues, Enguerrand confia le soin du troupeau au Mesquin. Sa demande pour une escorte fut refusée, bien qu'il ait proposé ses spécimens les moins cons et les moins rustres. Il s'aventura à l'intérieur de la cour du palais en la seule compagnie de l'Archidiacre.

La demeure avait de la gueule, ça, il n'y avait pas à chicaner. L'Outremer aurait pu se faire un torticolis à regarder toutes ces dorures partout, et ces couleurs criardes gerbées d'un arc-en-ciel. Il avait entendu une fois, quand il était encore petit, que les gens d'Orient étaient bruns car ils mangeaient de la terre et qu'en conséquence, ils chiaient aussi l'or de cette même-terre. Il se dit qu'il ne devait pas être loin de la vérité lorsqu'il croisa, en face d'une grande porte, un jeunot à la peau aussi bronzée qu'un colombin d'après cuite. Il aurait voulu l'appeler blanc-bec, mais bronze-bec n'arrêtait pas de lui venir à l'esprit, tant il avait le hâle du suderon.

Il se plaça à côté de lui, avisé par le majordome qu'il devait attendre auprès de lui. En allant se caler à côté du gonze, l'Outremer releva la tête, car il était bien plus grand que lui. On aurait dit une sorte de grand éphèbe à l'ascendance vaguement elfique, à en juger par ce visage parfait de jeune tombeur, le genre qu'Enguerrand n'arrivait pas à encadrer. Peut-être parce qu'il était lui-même petit, barbu et vieux...

Il voulut lui lâcher une pique, comme une sorte de bonjour mais plus méchant et gouailleur, cependant son geste fut arrêté par le loufiat qui refit son apparition à l'improviste, annonçant que la dame allait les recevoir. L'Outremer changea alors de sujet.

- Une dame, hein ? Tu m'avais caché ça, Bernardin, ronfla le capitaine en se payant un mauvais rictus.

- Pour des raisons évidentes.

L'Outremer haussa les épaules, alors que les portes s'ouvraient lentement. Il se tourna un instant vers le grand échalas à côté de lui et dit :

- Bon, grande asperge, j'ai aucune idée de qui t'es ou si tu comprends ma langue, mais c'est les vétérans d'abord.

Et aussitôt dit, aussitôt fait : voilà l'Outremer, main posée crânement sur le pommeau de son épée, qui bravait le froid de l'hiver pour se rapprocher du grand brasero où se trouvait la silhouette fort avenante d'une jeune femme. Celle-ci, en revanche, n'avait rien de ces matrones au teint mat qu'il avait pu voir depuis son arrivée. Sa peau avait la couleur du miel, et sans doute le même goût se dit-il. Une fraîche jeunesse s'en dégageait, et bien qu'élégamment vêtue, sa prestance régalienne avait un je-ne-sais-quoi d'esprit séditieux, rebelle. Comme si, dans cet accoutrement aussi somptueux qu'il était formel, une étincelle d'inconvenance se dégageait. L'Outremer en fut tout de suite séduit, et fit une basse révérence à la dame proche des flammes. C'était presque comme s'il avait oublié l'Archidiacre derrière, et plus encore son nouvel ami qu'il avait décidé d'appeler le Bistre.

- Hommages, hommages, gente dame ! L'Outremer, capitaine des Hommes du Roi, à votre service et seulement au vôtre ! lâcha-t-il avec une bonhomie toute marchande. Ses yeux chafouins aux pattes d'oie rieuses ne perdaient pas de vue la proverbiale beauté se tenant juste derrière les flammes salvatrices du brasero d'acier.

Foutu péninsulaire de mes deux, s’agaça Perdiccas, qui avait reconnu le langage grossier et l’accent rustaud du routier. Il n’était pas rare d’en croiser dans les campagnes, entre deux fermes incendiées ; la compagnie des Justes en comptait d’ailleurs dans ses rangs. Le Rejeton de la Rose les connaissait bien, du moins il pensait les connaître, avec cette force de conviction propre aux hommes qui généralisent tout ce qu’ils croient comprendre du monde. Aux yeux de Perdiccas, les péninsulaires étaient la lie des compagnies mercenaires. Dans leurs contrées lointaines au-delà de la mer, on les traitait comme des parias utiles, mais en Ithri’Vaan, ces parias se prenaient pour des seigneurs, s’auréolaient eux-mêmes des titres de noblesse qu’on leur déniait chez eux. Combien de fois en était-il venu aux mains avec l’un de ces culs blancs ?

En d’autres temps, il aurait volontiers fait de même avec celui-ci, mais Perdiccas avait pris du galon ; il ne pouvait plus se permettre. Et puis, il était en mission. Varsken l’envoyait négocier. Seul. Lui, Perdiccas, négocier ! Assurément, c’était la première fois que le patron l’envoyait seul en clientèle, et quelle clientèle ! A ce qu’il lui avait dit, c’était une dame qui aspirait à restaurer un vieil héritage perdu, une dame riche, mais qui deviendrait probablement plus riche encore avec leur aide, et dont il faudrait certainement délester de quelques sacs d’or parce qu’elle en aurait beaucoup trop. En y réfléchissant bien, Perdiccas se demandait si Varsken ne comptait pas sur son charme de jeune éphèbe pour amadouer la nantie. C’était sans doute une de ces vieilles veuves dont les coffres étaient pleins mais le coeur si vide. S’il fallait donner de sa personne, Perdiccas pouvait se sacrifier ; il avait connu pire. Mais il faudrait que le jeu en vaille la chandelle, parce qu’il ne comptait pas jouer les gigolos à chaque fois. Il était mercenaire, bordel ! Si mamie voulait jouer de sa pertuisane, elle avait intérêt à allonger la monnaie.

Au moins, là-dessus, il aurait une longueur d’avance sur les hommes de l’Ouest. La grande gueule et son affidé avaient sûrement des qualités, mais le physique avenant n’en faisait point partie. Il songeait cela alors que s’ouvraient les portes, et qu’il entrait à la suite des deux gugusses. A l’image de la baraque, la terrasse était cossue ; le brasero était bien venu au vu du froid de canard qui régnait cet hiver à Thaar. Foutue saison. Les yeux de Perdiccas décrochèrent du brasero et se mirent en quête de la maîtresse de maison, cherchant fébrilement la vieille dame qu’il devait se mettre dans la poche - ou dans son lit. Où t’es, la vioque, où t’es ? Qu’on en finisse au plus vite. Les deux viandards peuvent reluquer, s’ils veulent. Mais de vieille, il n’était point, et lorsque le regard de Perdiccas se posa sur la véritable propriétaire, il marqua un temps d’arrêt. La fortunée était jeune, et bien assez fraîche pour ne pas avoir besoin de débourser la moindre piécette pour s'offrir un peu de chaleur. Quelque chose clochait. Alors Perdiccas comprit qu’il n’avait pas du tout compris ce que Varsken attendait de lui en l’envoyant ici.

Ah, mais il m’envoie réellement négocier un contrat, en fait.

L’entrée en scène de l’autre gaillard, en captant toute l’attention, lui offrit le répit nécessaire pour dissimuler sa surprise. Et d’apprendre que la compagnie rivale s’intitulait Les Hommes du Roi, ce qui était plutôt cocasse. Le seul roi, ici, mon mignon, c’est le pognon, pensa Perdiccas, avant de songer qu’au vu de ce constat, le nom de la compagnie était finalement bien trouvé. Alors que le sien, par contre… il avala sa salive, tout à coup bien embêté, parce que les Hommes du Roi, ça sonnait si bien, alors que la Compagnie des Justes n’avait pas autant de cachet… elle va nous prendre pour une bande de prêtres de Néera, à coup sûr, s’agaça Perdiccas, subitement bien embêté.

Il n’avait pas le temps de tergiverser, de toute façon. Il fallait qu’il s’impose à son tour. Allez ! C’est le moment.

- La Compagnie des Justes vous salue, sayyida. Je suis Perdiccas, le Second Capitaine ; nos lames, nos piques et nos flèches vous sont acquises.

Tant que vous les payerez plus cher que ceux d’en face, aurait-il pu ajouter pour être précis, mais un bon commerçant n'est jamais trop précis.

Les lourdes portes de la terrasse s’ouvrirent en un grincement discret, révélant les trois hommes qui allaient peut-être sceller le destin de Baaz’Hima. Les premiers à entrer étaient deux hommes d’un certain âge, vêtus de tenues usées par les années et les combats. Ils avaient l’allure et la démarche assurée des vétérans. Ces hommes représentaient la compagnie étrangère connue sous le nom des Hommes du Roi, venue de la péninsule de l’autre côté de la mer. Derrière eux, un jeune homme au visage agréable et au teint hâlé fit son entrée. Son apparence soignée contrastait avec celle des vétérans. Il représentait la compagnie des Justes, originaire de l'Ithri'Vaan, tout comme Ashara.
Ashara s'avança pour les accueillir, un sourire courtois et mesuré aux lèvres.

“Messieurs, soyez les bienvenus dans ma demeure.“

Sa voix était douce, mais ferme, commandant respect et attention.

“Je suis Ashara Salougan, et je vous remercie d’avoir répondu à mon invitation malgré ce froid inhabituel.“

Elle les invita d’un geste gracieux à s’approcher du brasero près duquel on avait disposé sur une petite table un plateau garni de boissons chaudes et de fruits secs.

“Venez vous réchauffer et prendre des rafraîchissements. Nous avons beaucoup à discuter, et je souhaite que vous vous sentiez à l’aise.“

Une fois qu’ils eurent pris place autour du brasero et qu’un silence attentif s’installa, Ashara prit une profonde inspiration avant de commencer.

“Je suis consciente que mes ambitions vous semblent peut-être lointaines et abstraites, mais elles sont essentielles pour l’avenir de Baaz’Hima. Comme vous le savez peut-être, la guilde des marchands de Baaz’Hima est divisée à mon sujet. Je souhaite reprendre la place que mon père occupait autrefois comme son père avant lui. Certains influents membres s’opposent farouchement à mon retour et à mon accession au titre de princesse marchande. Ils craignent le retour des Salougan et préfèrent préserver leur pouvoir et leurs privilèges.”

Elle marqua une pause, laissant ses mots s’imprégner dans l’esprit de ses invités. Ses yeux d’ambre brillaient de détermination.

“J’ai besoin de vos compétences pour changer cette situation. Votre mission serait de convaincre ces opposants de changer d’avis. Peu importe les moyens, il est impératif qu’ils comprennent que s’opposer à moi n’est pas dans leur intérêt.“

Elle se pencha légèrement en avant, son regard fixé sur chacun des hommes tour à tour.

“La compagnie des Justes connaît bien les rouages politiques de l’Ithri'Vaan, et votre expertise est précieuse. Quant à vous, les Hommes du Roi, votre réputation d’efficacité précède vos pas. Ensemble, je suis certaine que nous pouvons renverser la situation en ma faveur.“

Ashara recula doucement, se redressant avec une élégance naturelle.

“Alors, messieurs, qu’en pensez-vous ? Êtes-vous prêts à vous engager dans cette entreprise et à m’aider à restaurer la grandeur des Salougan ?"

L'Outremer faillit pouffer en entendant le nom de la compagnie d'en face. La Compagnie des Justes. A ses oreilles, cela sonnait comme une coterie de jeunes preux récemment adoubés, et qui s'élançaient gaiement sur leurs canassons avec encore un peu de lait maternel à la commissure des lèvres. A la réflexion, le jeunot semblait en avoir l'âge, et l'idée qu'il s'agisse d'une toute jeune compagnie d'aventure faisait dès lors sens. La jeunesse revendiquait avec hardiesse ses nobles idéaux, avant que la morale ne passe l'épreuve des masses d'armes et que les paladins ne se fassent mendiants, que les héros ne deviennent des infirmes.

Son attention fut irrémédiablement ramenée à leur délicieuse hôte lorsqu'elle prit la parole. Il lui sortit son plus beau sourire, et l'observa lui parler sans qu'il ne comprenne un traître mot de ce qu'elle lui disait dans son langage estréventin. En fait, si l'Outremer souriait, c'était pour ne pas perdre la face en avouant qu'il ne comprenait pas un traître mot d'oliyan (hors insultes et vocabulaire commercial). Il restait planté là, mains sur les hanches, un rictus figé sur les babines entourant son auguste barbe... et ce fut l'Archidiacre qui, plus érudit de par ses études cléricales, se souvint que son capitaine était ignorant au point qu'il dusse se farcir toute la traduction.

Ladite traduction était d'ailleurs succincte et pragmatique, Bernardin ne s'attardant pas sur les détails futiles. Aussi, Enguerrand apprit qu'il avait affaire à une grosse fortune appelée Ashara Salougan, qu'une bande de gros bonnets l'empêchaient de profiter pleinement de ses affaires, et qu'on avait besoin de gens assez couillus et efficaces pour aller les intimider. L'Archidiacre hésita d'ailleurs à rajouter que la demoiselle avait parlé de 'réputation' concernant les Hommes du Roi, de peur que les chevilles de son capitaine ne puissent plus passer les portes une fois la discussion terminée.

Enguerrand, une fois mis au parfum, acquiesça du chef et répondit sans aucun effort linguistique dans son bon vieux patois isgaardien :

- L'intimidation, l'extorsion, c'est des choses qui nous connaissent, c'est bien vrai ! Et les Hommes du Roi se feront un plaisir de faire montre de toute leur efficacité ! Si vous y mettez le bon prix...

Bernardin se racla la gorge, cherchant une traduction à la fois sobre, comportant le message de base, et faisant fi de ses lacunes linguistiques. Puis, il déclara :

- L'Outremer se fait un plaisir de vous assister dans votre ascension. Il est prêt à faire... tout ce que lui sera exigé, selon le prix.

L'Archidiacre n'était pas très sûr de la traduction à donner, car cela sonnait un peu comme une rengaine de marchand de tapis. Non pas que cela n'ait pas été exigé comme l'aurait fait un marchand de tapis, mais ils avaient affaire à une dame d'un certain standard. Quitte à changer d'air et de pays, autant éviter de passer pour les rustres qu'ils étaient partout ailleurs, se disait Bernardin... Mais là encore, avec le petit barbu, la chose était délicate.

Le drôle d'oiseau que voilà, songeait Perdiccas tandis que leur commanditaire leur exposait ses prétentions. Une princesse-marchande, rien que ça ! La drôlesse lui paraissait bien jeune pour occuper pareille fonction, mais puisque son père et son grand-père avaient occupé le fauteuil qu'elle briguait, elle devait se sentir investie d'une sorte de mission, un service commandé par papa depuis l'Outre-monde. Elle courait très probablement au devant d'une mort certaine et de souffrances infinies, mais Perdiccas n'allait pas l'en dissuader ; il flairait là une opportunité rare. Si la Compagnie des Justes aidait cette femme à s'emparer de Baaz’Hima et à s'octroyer une place à la table des Princes qui contrôlaient Thaar, elle mettait la main sur une sacrée poule aux œufs d'or, une jolie poulette qui pourrait leur offrir quantité de juteux contrats. Et puis le jour où elle se ferait décaniller - parce que les Princes Marchands ne faisaient pas de vieux os - on trouverait bien matière à s'entendre avec son successeur.

Pour autant, Perdiccas n'allait pas engager sa compagnie tête baissée dans une entreprise hasardeuse. Il n'avait pas tellement envie que ses gars se fassent étriller par une autre compagnie. Cette Ashara avait beau porter un nom reconnu, Perdiccas ne savait rien d'elle ; le plan qu'elle avait en tête était peut-être totalement merdique. D'ailleurs, avait-elle un plan ?

- Ces marchands qui s'opposent à vous, qui sont-ils ? demanda Perdiccas en joignant ses mains aux abords du brasero, profitant du souffle chaud pour désengourdir ses doigts gelés par le froid hivernal. Et de quels moyens disposent-ils ? C’est une chose de faire flamber des entrepôts pour intimider quelques récalcitrants ; c’en est une autre de mener une bataille rangée sous les remparts de Baaz’Hima. Il y a toutes sortes de moyens pour accéder au pouvoir, sayyida. Tout dépend si vous êtes adepte de la manière douce ou de la manière forte.

Ashara écouta attentivement les paroles de Perdiccas, ses yeux d'ambre fixés sur lui avec une intensité calculée. Elle sentit la méfiance et l'incrédulité dans sa voix, mais aussi l'ombre de l'opportunité qu'il entrevoyait. Elle prit un instant pour organiser ses pensées avant de répondre, souhaitant paraître à la fois déterminée et stratégique.

”Les marchands qui s'opposent à moi sont principalement des membres influents de la guilde de Baaz’Hima. Ils ont profité de la chute de mon père pour renforcer leur pouvoir et établir des alliances qui leur garantissent une certaine stabilité.”

Elle fit une pause, ses doigts effleurant machinalement le pendentif en forme de serpent qu'elle portait autour du cou. Le geste, loin d'être anodin, rappelait discrètement l'emblème de sa famille et l'autorité qu'elle souhaitait restaurer.

”Leurs moyens sont considérables. Ils disposent de gardes privés, de ressources financières importantes, et de nombreux soutiens parmi les marchands de Thaar et au-delà. Cependant, ils ne forment pas un front uni. Certains parmi eux se laissent guider par leur avarice plus que par une véritable loyauté.”

Ashara se rapprocha légèrement du brasero, tendant les mains vers la chaleur pour souligner la gravité de ses paroles.

”Je n'ai pas l'intention de mener une bataille rangée sous les remparts de Baaz’Hima, du moins pas tout de suite. La manière forte a ses avantages, mais elle ne doit être utilisée qu'en dernier recours. Ma priorité est de semer la discorde parmi mes opposants, de les affaiblir de l'intérieur avant de frapper.”

Elle planta son regard dans celui de Perdiccas, puis tourna son attention vers les deux autres mercenaires, les incluant ainsi dans sa stratégie.

”J'ai besoin de vos compétences pour mener des actions précises et calculées. Intimidation, sabotage, manipulation... Tout ce qui peut les amener à se retourner les uns contre les autres, à douter de leurs alliés, à perdre confiance en leur propre force.”

Elle se redressa, retrouvant toute sa stature de princesse marchande, malgré sa petite taille. Sa voix, douce mais autoritaire, ne laissait aucune place au doute quant à sa détermination.

”La manière douce et la manière forte ne sont pas incompatibles, sayyid Perdiccas. Elles sont deux faces de la même pièce, et il nous appartient de savoir quand utiliser l'une ou l'autre pour atteindre notre objectif. Je compte sur vous pour m'aider à faire tomber ces marchands de leurs piédestaux et à préparer le terrain pour mon retour triomphal à Baaz’Hima.”

Ashara se tut, laissant ses paroles faire leur effet. Elle savait que convaincre ces mercenaires ne serait pas une tâche aisée, mais elle était prête à tout pour restaurer la grandeur des Salougan et s'assurer une place à la table des Princes de Thaar.

Enguerrand commençait tout doucement à saisir la raison pour laquelle il n'avait pas encore posé le pied en Ithri'Vaan y faire fortune. Les maigres notions qu'il pouvait avoir de l'oliyan et de son vocable réduisirent à peau de chagrin lorsque la Salougan se mit à baver tout son plan de reconquête de l'héritage paternel. Pour la traduction, il était entièrement dépendant de l'Archidiacre, qui lui-même n'avait qu'un savoir relatif et académique de la langue. En fait, l'Outremer était même certain que le prêtre déchu inventait des tournures de phrases et se permettait des raccourcis un peu bidons pour sauver les apparences et faire croire qu'il était calé. Tout cela le frustrait à un point tel que son sourire diplomate s'en élargit, cachant tant bien que mal son irritation sous un masque des plus effrayants pour qui connaissait véritablement Enguerrand.

D'après l'interprétation de Bernardin, une guilde de marchands avait fait tomber le père de la belle, et l'ayant rendu infirme, il avait perdu son pouvoir. C'était alors à Ashara d'assurer la vengeance. Apparemment, il s'agissait d'ennemis puissants, dotés de gardes, de remparts, et il faudrait être subtil pour parvenir à les mettre à genoux. Intimidation, sabotage, mutilation... Voilà quels étaient les mots d'ordre, et l'Outremer se targuait justement d'être doué dans les trois. Ce qui le fumait un peu, par contre, c'est qu'à cause de son défaut de langage, il soit complètement éclipsé par le jeune gandin avec ses boucles de merde. Et toujours d'après l'Archidiacre, ils auraient à coopérer. A cet effet, il répondit à son aide de camp en son patois péninsulaire, et sur le ton de la conversation :

- Si je dois le prendre sous mon aile, qu'il vienne pas me téter le sein.

Bernardin ne releva pas, se contentant de continuer la traduction. Ce à quoi l'Outremer répondit en croisant les bras.

- Que la manière soit douce ou forte, j'avoue m'en cogner le sifflet avec les valseuses. Si on doit se fondre dans le décor, c'est un peu rapé pour moi et mes hommes, ça se voit qu'on est pas du cru. Par contre, saper leurs forces en tapant là où ça fait mal, brûler des trucs et leur mettre la frousse, ça je suis le meilleur, tu trouveras pas mieux frangine.

L'ancien ecclésiastique eut du mal à la traduire, celle-là. La gymnastique donna quelque chose comme ça :

- L'Outremer annonce être très versé dans les deux manières, douce et forte. Bernardin s'humecta les lèvres avant de poursuivre, son cerveau retournant maintes fois les mots dans tous les sens pour que la phrase soit grammaticalement correcte. Il soulève néanmoins que les Hommes du Roi ont une apparence étrangère, et qu'ils ne font point couleur très locale. Il n'aurait vraiment pas dû regarder Perdiccas en disant cela, mais il n'avait pas pu s'en empêcher... L'Outremer réitère néanmoins qu'il est le meilleur sur le marché concernant ce que vous avez annoncé : intimidation, sabotage et mutilation.

Fier de sa petite traduction, le clerc corrompu se redressa un peu et s'autorisa un petit sourire, qu'il perdit bien vite en croisant l'expression irritée de son capitaine. Visiblement, ce dernier avait de moins en moins confiance en ses traductions. A moins que ce ne soit le fait que la jeune femme ait complètement occulté la question de l'Outremer sur le pognon, car il savait le vieux mercenaire très tâtillon sur le sujet.

Perdiccas écouta distraitement les deux routiers s'apostropher dans leur abominable dialecte ouestrien. Celui qui était court sur pattes mais taillé comme une armoire à glace n’avait pas l'air particulièrement doué pour les langues. Vachement étonnant, ironisa Perdiccas en son for intérieur. En revanche, l'autre avait beau avoir la trogne d'un violeur de chèvres, il s'exprimait dans un oliyan plutôt maîtrisé et il le faisait de façon ampoulée, cherchant les belles tournures pour bien paraître. Sûrement l'intellectuel de la bande. Il s'amusa lorsque le beau parleur fit valoir que la compagnie des Hommes du Roi n'était pas douée pour se fondre dans le décor. Tu m'étonnes. Ceci dit, la discrétion n'était pas non plus le fonds de commerce de la Compagnie des Justes. Si la princesse voulait de la précision chirurgicale, c'est à un assassin qu’elle aurait dû s'adresser. Mais dans leur tour d'ivoire, les puissants se figuraient souvent que la guerre pouvait être propre, eux qui laissaient à d'autres le soin de se salir les mains.

Or il allait y en avoir, de la casse ; et cette casse, Ashara Salougan allait devoir l'assumer, le jour où elle serait aux commandes. Des portes allaient être enfoncées, des volets de fenêtres allaient être arrachés, et on allait écraser des pieds, tirer des cheveux et griffer et pincer des bras et des jambes à de pauvres malheureux. On cramerait aussi quelques granges et on tricotterait quantité de nœuds coulants pour orner les grâcieux cous des femmes et des enfants, une fois qu'on aurait étripé les maris et les pères. Autant de gens que leur commanditaire allait se mettre au dos, puisque c'était en son nom que l'on allait commettre ces joyeusetés. Pourtant, à bien l'entendre, Perdiccas n'était pas bien sûr que la petite princesse en avait conscience.

- Je crois qu'il va falloir revoir votre plan, sayyida.

Lâchée avec un cinglant naturel, la remarque ne manquerait pas de passer pour insolente ; le jeune mercenaire l’avait lâchée sans y mettre les gants. Sans se détourner du brasero, et tout en frottant ses paumes rougies par le froid, Perdiccas ne s’embarrassait pas de manières. Si leur commanditaire voulait du respect, il allait falloir qu’elle fasse ses preuves, ou au moins qu’elle commence à allonger la monnaie. Pour l’heure, elle n’était qu’une gamine à peine plus vieille que lui ; aspirait-elle à être princesse-marchande, elle ne l’était pas encore - et peut-être ne le serait-elle jamais.

- Si j'ai bien compris, vous voulez qu’on provoque une joyeuse sarabande dans le pays himaen, en espérant que vos rivaux vont s'accuser les uns et les autres d'en être à l'origine ; tout ça pour vous poser en sauveuse à la fin. Je ne sais pas dans quelle féerie vous vivez, mais dans la vraie vie, les gens ne sont pas cons. Ces hommes qui vous refusent l'accès au fauteuil de votre papa, ils naviguent en politique depuis plus longtemps que vous. Vous allez embaucher deux compagnies entières de mercenaires pour mettre le souc ; faites-moi confiance, quand on aura cramé quelques entrepôts et pillé quelques villages, ils sauront de qui ça vient. Vous deviendrez la cible à abattre pour tous vos ennemis, et ils mettront bien vite leurs différends de côté le temps de se débarrasser de vous.

Varsken Tête-en-Fer disait toujours qu'il fallait se contenter de donner au client ce qu'il demande, même s'il va droit dans le mur ; la compagnie pourrait toujours changer de camp quand le vent tournerait. En dévoilant ce qu'il pensait du plan de la Salougan, Perdiccas dérogeait clairement à cette règle d'or. Ce n'était toutefois pas par charité qu'il offrait le conseil ; le bâtard avait une idée en tête.

- Si vous voulez vraiment tirer votre épingle du jeu, allez-y franco, sans tergiverser. Employez-nous pour ce que nous savons faire : la guerre. Baaz’Hima se refuse à vous ? On vous ouvrira les cuisses de cette putain, pourvu que nos gages soient à la hauteur. Parce qu'on n'en a pas encore parlé, des gages.

Ashara écouta les réponses des mercenaires en gardant son calme, même lorsque Perdiccas se montra insolent et critiqua ouvertement son plan avec un langage très inconvenant. Ses yeux d'ambre, habituellement chaleureux, se durcirent légèrement, mais elle ne laissa transparaître aucune émotion. Elle savait que montrer de la faiblesse ou de la colère ne ferait que renforcer les doutes de Perdiccas. Elle se redressa, ajustant une mèche de ses longs cheveux noirs derrière son oreille avant de répondre. Sa voix était toujours aussi douce, mais une note de détermination plus ferme y transparaissait.

"Perdiccas, je comprends vos préoccupations, et je reconnais que créer de la discorde parmi mes opposants sera un défi. Cependant, sous-estimer l'intelligence de mes rivaux serait une erreur, tout comme sous-estimer la mienne."

Elle marqua une pause, son regard passant de Perdiccas aux représentants de la Compagnie des Hommes du Roi, avant de revenir à Perdiccas.

"La force brute a ses avantages, mais la guerre ouverte n'est pas une option que je souhaite privilégier. Elle rendrait mon règne impopulaire auprès des marchands et du peuple et pourrait s'avérer être un handicap majeur pour l'avenir. Il est essentiel de limiter les dommages collatéraux autant que possible."

Elle s'approcha du brasero, tendant de nouveau ses mains vers la chaleur pour accentuer ses paroles.

"Quant aux gages, je suis prête à offrir une somme conséquente. Vous serez grassement payés pour vos services, et si nous réussissons, vous aurez non seulement l'or, mais aussi l'assurance de contrats futurs avec la nouvelle princesse marchande de Baaz’Hima."

Ashara fit un signe à Aisan qui attendait discrètement à proximité. Celui-ci s'avança avec un coffre en bois finement ouvragé qu'il ouvrit pour révéler des pièces d'or brillantes.

"Voici une avance, pour montrer ma bonne foi et la valeur que j'accorde à cette entreprise."

Elle laissa le coffre ouvert, offrant aux mercenaires la vue de la richesse qui les attendait. Elle planta son regard dans celui de Perdiccas, défiant son insolence avec une confiance renouvelée.

"Je suis prête à écouter vos conseils et à ajuster notre plan en conséquence. Cependant, sachez que je ne reculerai pas devant les obstacles. Une approche subtile, alliant force et ruse, est essentielle pour atteindre notre objectif sans trop de destruction. Je veux limiter les dommages collatéraux, car je souhaite régner sur un peuple qui me respecte, non pas sur des ruines et des cendres."

Ashara recula d'un pas, prenant une liste qu'elle avait préparée à l'avance. Elle la tendit aux mercenaires, ses yeux brillant d'une détermination farouche.

"Voici les noms de mes trois principaux rivaux : Armand Velan, propriétaire des docks et de plusieurs entrepôts de soie ; Livia Nalora, qui contrôle une partie du commerce des épices et possède plusieurs caravanes marchandes ; et Darius Ebon, dont les vignobles et les distilleries sont parmi les plus prospères de la région."

Elle les regarda tour à tour, s'assurant qu'ils comprenaient l'importance de ces informations.

"Leurs possessions et commerces sont détaillés ici. Savoir où frapper sera crucial pour déstabiliser leurs opérations sans provoquer de guerre ouverte. Je compte sur votre expertise pour utiliser ces informations de manière efficace et stratégique."

L'Outremer commençait sérieusement à en avoir ras-le-bol de ne pas comprendre la discussion visiblement fort houleuse que s'échangeaient la Belle et le Bistre. Certes, l'Archidiacre se pliait en quatre pour lui offrir bonne traduction, mais quelque part, Enguerrand se doutait qu'il y avait des mots perdus et des idées généralisées. Bernardin trouva quelque excuse à ses manquements.

- Désolé Enguerrand, mais il parle comme un charretier aussi... Moi j'ai appris l'oliyan classique, et encore...

- Rien à foutre. J'ai entendu le mot gage, et chuis d'accord avec le p'tit pour une fois. On a pas encore vu la couleur de l'or et ça me défrise !

L'Outremer semblait se désintéresser de plus en plus de toute cette conversation, n'écoutant que d'une oreille distraite les interprétations plus ou moins fidèles de Bernardin. Il entendait bien que cela parlait guerre ouverte et guerre secrète, accusations et remise de la faute sur rival... Mais quelque part, il avait l'impression que tous deux passaient à côté d'une criante vérité, d'une solution si simple qu'elle en était bête. Il ne la révéla pas tout de suite, cependant, car son attention fut accaparée par le coffre de bois dès l'instant qu'il fit son entrée dans son champ de vision. Plus rien d'autre ne lui traversa l'occiput que l'idée de l'or, les pièces sonnantes, trébuchantes, rondelettes et rutilantes qui se font la malle du coffre à sa bourse. Enfin, pour l'heure, elle restaient confinées dans leur écrin de bois, sous la surveillance étroite d'un molosse pas jouasse. Cela n'empêcha pas l'Outremer de venir faire le tour du propriétaire, lorgnant le contenu de la cassette alors qu'il en faisait le tour et le détour. L'or estréventin avait une toute autre gueule, cela allait sans dire ! Là où l'Outremer peinait à obtenir de maigres souverains ternis auprès de ses grands commissionnaires, les gens de l'Est crachaient un coffret d'entrée de jeu "en signe de bonne volonté" !

L'éclat de l'or se perdit dans le regard viscéralement cupide du routier, et  il ne se détacha de son précieux rayonnement que lorsque Bernardin vint trouver Enguerrand pour le rappeler à l'ordre d'un raclement de gorge. L'Outremer lui montra les dents.

- Oh lâche moi, je comptais l'aumône !

Néanmoins, il devint évident que le capitaine des Hommes du Roi devait retourner à la bataille. Il avait justement un point sur lequel rebondir. Se rapprochant du brasero, il regarda la façade de la baraque très cossue de la Salougan, faisant son homme épaté avant de revenir poser son regard gris acier.

- En fait, vous vous montez un peu le bourrichon pour rien. Vous voulez frapper des cibles externes et les faire s'accuser entre elles. Mais la première victime, pour qu'on vous soupçonne moins, ça devrait être vous.

L'Archidiacre voulait commencer à traduire, lorsqu'il entendit la fin de la phrase, qui le laissa perplexe. L'Outremer continua, faisant le tour du brasero au son des bottes percutant le sol gelé.

- 'Faut toujours prendre des risques, à la guerre. Et plus encore, il faut savoir faire des sacrifices. J'ai dur à le dire parce que Tronche-de-Bébé me revient pas, mais même s'il a le cul tout noir il a en partie raison le lambin : si vous frappez leurs entrepôts, ils se douteront que c'est vous. Il observa la baraque une nouvelle fois, un grand sourire s'étirant sur ses détestables lippes. Puis il affronta son rictus le plus carnassier à la belle dame. Alors que si vous cramez des trucs à vous, qui viendra vous soupçonner, la belle ? Cramez un entrepôt pas très rempli, au pire videz-le un peu avant qu'on vienne travailler, et vous aurez chaussée royale pour les accuser et leur faire une putain de guerre comme ils en ont jamais eue.

Après un instant à cligner des yeux, Bernardin bredouilla.

- M-mais Enguerrand, je vais pas trad-

- Traduis ! Mot pour mot. Enfin, mets-y la forme quand même.

Bernardin se tritura l'esprit à trouver comment bien faire tomber la chose sans froisser ni outrer la dame. Il chercha un instant de l'aide dans les yeux de Perdiccas, avant de se souvenir que le mercenaire ne parlait sans doute pas un traître mot de péninsulaire. Il déclara alors, faute de mieux :

- L'Outremer propose une autre stratégie que celle de brûler les entrepôts de vos concurrents. Il propose de mettre le feu à... vos bâtiments. A la place. Pour que vous puissiez accuser les autres.

C'était simpliste, par rapport au message de l'Outremer. Néanmoins l'idée était claire : si la castagne démarrait chez elle, la Salougan aurait toute la légimité de se poser en victime et de répondre au camouflet avec plus de brutalité et de verve.

Si tu comptes sur la popularité pour asseoir ton règne, ma cocotte, tu mises sur une loyauté bien plus vacillante que celle des mercenaires. La drôlesse se fourrait le doigt dans un emplacement innommable, bien profond jusqu'à l'omoplate - dans le sens de la remontée. Tous les Princes Marchands qui se succédaient depuis des années au Conseil de Thaar se savaient sûrs du soutien populaire et des amitiés grassement achetées, jusqu'à ce qu'un petit malin retourne contre eux ce beau monde. La popularité, c'était surfait - ça ne durait jamais bien longtemps. Mais baste ! Perdiccas n'était pas un politicien, et certainement pas un conseiller. La Salougan n'avait qu'à prendre le risque, tant qu'elle payait.

Curieusement, le bon sens arriva du côté des péninsulaires. Faisant preuve d'une subtilité inattendue, le nabot leur exposa une idée plutôt couillue et franchement casse-gueule, mais bien plus réalisable à ses yeux. Comme il l'exprimait dans son infâme jargon natal, Perdiccas dût s'accrocher pour en saisir le sens, lui qui n'avait qu'une maîtrise très imparfaite de la langue péninsulaire ; mais il en saisit l'essentiel, si bien qu'il n'eut pas besoin d'attendre la traduction. La petite princesse devait d'emblée se poser en victime ; elle aurait ainsi toute la légitimité de réagir et d'aller casser des bouches. Alors certes, ça n'allait pas duper tout le monde, mais au moins, elle aurait une jolie histoire à écrire. Quant aux mercenaires, c'était pour eux tout bénef : ils allaient commencer leur nouveau travail en cramant des granges tout à leur aise, sans craindre de représailles puisque c'était la proprio elle-même qui les y conviait, en allongeant grassement la monnaie. Que la vie est bien faite.

- Je suis d'accord avec les Mecs du Roi, fit valoir Perdiccas, même si j'ai pas compris la partie sur le bébé qui a le cul noir. Comme le disaient les anciens sages nisétiens, on ne fait pas d'omelettes sans casser des oeufs. Et là, c'est le moment de battre les oeufs en neige, si vous ne voulez pas vous faire rouler dans la farine. A bien y réfléchir, il se demanda s'il n'était pas en train de citer le maître queux de son ancienne compagnie plutôt qu'un obscur érudit de l'époque nisétienne, mais il était trop tard pour se dédire. Vous montrerez au peuple de Baaz'Hima que vos ennemis, ces trois tyrans, ils s'en prennent à vous parce qu'ils vous craignent, et qu'ils ne veulent pas des bienfaits que vous allez accomplir. Quand vous les aurez pendus haut et court, ces notables, le peuple vous acclamera comme la libératrice que vous êtes. Ensuite, vous et vos copains prendrez la place des notables, et le peuple vous détestera alors tout autant, aurait-il pu ajouter, mais qu'y pouvez-vous ? On n'arrête pas le cours du temps. Le mieux est de n'y point songer pour l'instant.

Ashara écouta attentivement les propositions d'Enguerrand et de Perdiccas, réalisant que les mercenaires l'obligeaient à revoir son plan initial. Bien que réticente à l'idée de brûler ses propres biens, elle comprenait la nécessité de cette stratégie audacieuse pour semer la confusion parmi ses rivaux. Ses yeux brillèrent de détermination alors qu'elle se redressa pour faire face aux mercenaires, elle était prête à écouter leurs conseils mais elle ne voulait pas perdre l'ascendant dans la discussion.

"Très bien, vos suggestions sont intéressantes. Je suis prête à prendre des risques pour atteindre mes objectifs."

Ashara fixa Enguerrand et Perdiccas tour à tour, ses yeux perçants cherchant à imposer son autorité malgré les concessions qu'elle faisait. Elle s'attarda sur le chef des Hommes du Roi.

"Vous suggérez de vider partiellement mes entrepôts avant que vous n'agissiez pour limiter les pertes, mais cela risque d'attirer encore plus de soupçons. Je suis consciente des sacrifices nécessaires et je suis prête à les prendre. Il faut que les dégâts soient assez importants pour que tout le monde comprenne que je n'avais pas d'autre choix que d’employer la force.”

Ashara observa les mercenaires avec un regard perçant, cherchant à s'assurer qu'ils comprenaient l'importance de leur mission et qu'ils étaient pleinement engagés.

”Voici quelques mois, j'ai racheté à grand prix une grande distillerie située dans la campagne à quelques kilomètres de Baaz’Hima. Elle a appartenu à Ethirelon Nas'olen jusqu'à sa mort. Mon rival Darius Ebon la convoitait également, il rêve de contrôler tout le commerce d'alcool. Il était prêt à me la racheter deux fois le prix mais j'ai toujours refusé. Si la distillerie brûle, il sera facile de l'accuser. Elle est défendue par des gardes, mais ils ne devraient pas vous poser de problèmes, n'est-ce pas ?”

Elle payait grassement ses gardes et ils étaient loyaux et compétents. Ashara savait qu'ils seraient difficiles à remplacer mais c'était un sacrifice nécessaire.

”Quant à Livia Nalora, elle n'a pas digéré que je sois parvenue à reprendre le contrôle d'une partie substantielle du marché des épices. Elle est ma principale rivale dans ce domaine et ne reculerait devant rien. Elle a déjà essayé de me faire assassiner… si mes plantations de safran sont attaquées, il sera très facile de faire croire qu’elle est la responsable. Je compte sur vous pour mener cette opération efficacement.”

De ce qu'Enguerrand en comprit, la belle en cuisses sembla se ranger à leur avis à tous deux. Fort bien, se dit-il ! Le voilà qui allait pouvoir bouter le feu à quelque chose, dans ce territoire mangé par le givre et la grelotte ! Les hommes avaient besoin de se défouler sur quelque chose, afin de détourner leurs envies meurtrières de Bernardin qui les avait emmenés dans ce pays froid et inconnu. Aussi, à la confirmation de l'Archidiacre qui traduisit à nouveau les mots de la jeune femme, l'Outremer fit mauvais rictus et petite courbette.

- A la bonne heure, mam'zelle.

Il parut se concentrer un peu plus lorsque celle-ci s'attarda sur lui afin de lui donner une mission en particulier. Au vrai, il n'en bita mot, et dut attendre que Bernardin fasse une énième fois le pont entre les deux, mais il y avait une certaine satisfaction à avoir l'attention unilatérale d'une rosière au teint si pur et aux cheveux si propres. Il n'écouta Bernardin que d'une oreille distraite, ne saisissant que les détails importants. De toute manière, ce n'est pas comme si le clerc déchu pouvait lui fournir une traduction à la hauteur d'un véritable interprète.

- Jarninéera ! brûler une distillerie ce sera encore plus facile. Et pour les gardes, j'en fais mon affaire, bellissime patronne. On sera pas cruels outre mesure, vu que c'est vos gars.

En d'autres termes, ils seront sans doute pendus post-mortem. La tentation de vider le contenu de l'entrepôt avant de le brûler était aussi fort tentant. Puis après tout, si l'endroit brûlait, qui remarquerait quelques caisses d'eau-de-vie manquant à l'inventaire ? L'inventaire lui-même serait sans doute la proie des flammes...

La gazelle était donc prête à incendier ses propres commerces et à tuer ses propres gardes pour grimper sur l'échelle sociale. Elle commence à me plaire, réalisa soudain Perdiccas. Il convenait toutefois de rester un chouïa professionnel. Ignorant la demi-molle qui, en dépit du froid hivernal, avait commencé à se former dans le secret des replis de son pantalon de toile rembourré, Perdiccas entreprit d’analyser froidement la situation. Les deux compagnies allaient débuter leur contrat en s’en prenant à deux commerces de la Salougan, soigneusement choisis pour faire porter le chapeau à deux rivaux qui les lorgnaient tout particulièrement. Le chef des Hommes du Roi, cette espèce de poivrot, semblait déjà avoir jeté son dévolu sur la distillerie ; la Compagnie des Justes n’aurait qu’à s’occuper de la plantation. Rien de bien sorcier jusqu’ici.

Mais après ? Quelle action faudrait-il entreprendre une fois qu’on aurait désigné les bouc-émissaires ? Tout faire cramer à l’aveugle, sans plan d’action, en se contenant de laisser s’exprimer la vigueur des épées et la chaleur des flambeaux ? La Salougan leur avait fourni la liste des possessions de ses rivaux, mais pour la marche à suivre, elle semblait vouloir leur donner carte blanche. Une erreur, à n’en point douter ; s’ils ne cadraient pas les choses entre eux avant d’agir, ça risquait de devenir rapidement un joyeux bordel.

- Bon, admettons, on fait tout ça. Quel est le plan ensuite ? Vous avez parlé d'un troisième qui s'opposait à votre ascension, Argan Levan je crois, celui qui possède les docks ? Qu'est-ce que vous comptez faire à son sujet ?

Il ne fallait pas l’oublier, lui. A moins que la Salougan ne compte sur le sort réservé aux deux autres pour le faire fléchir ; le pari était risqué.

- Vous devez décider comment vous comptez entrer dans Baaz’Hima, sayyida. Parce qu'il faudra bien que ça arrive à un moment ou un autre. A moins que vous ne sachiez à qui graisser la patte, si la guilde refuse de vous ouvrir les portes, il faudra envisager un siège. Mais assiéger la ville reviendrait à attendre sagement que vos rivaux rassemblent suffisamment de mercenaires pour nous prendre à revers. Et puis, il y a un autre élément à prendre en compte, qu'on n'a pas encore cité. D'une main, le mercenaire désigna le ciel, puis les rues enneigées de Thaar en contrebas du balcon. Ce foutu hiver ne fait que commencer, et rien ne dit que les choses vont se calmer. Impossible de mener une guerre par un temps pareil ; nos gars vont tomber comme des mouches avant même d'avoir dégainé une seule fois l'épée.

Ashara écouta attentivement les réponses d'Enguerrand et de Perdiccas. Elle redressa son dos et fixa Perdiccas avec un regard perçant, le Second capitaine de la compagnie des Justes était un jeune homme plein de ressources mais il était insolent. Elle était curieuse de savoir si ce mercenaire à la langue bien pendue était efficace sur le terrain ou s'il n'était bon qu'à discuter ses choix. Au moins les Hommes du Roi savaient rester à leur place, peut-être parce qu'ils venaient d'un pays gouverné par une monarchie.

"Sayyid Perdiccas, le propriétaire des docks n'est pas Argan Levan, mais Armand Velan. C'est un détail crucial, car nos plans doivent être basés sur des informations précises."

Elle marqua une pause pour s'assurer que ses paroles étaient bien comprises avant de poursuivre.

"Armand Velan est le moins dangereux de mes rivaux. C'est pourquoi je vais l'épargner. Quand les deux autres seront hors jeu, il deviendra docile comme un agneau.”

Elle se tut un instant, laissant ses paroles s'imprégner dans l'esprit des mercenaires. Elle se doutait bien que sa stratégie pouvait surprendre mais elle avait pris sa décision et elle n'en changerait pas. Son regard était dur, montrant qu'elle ne tolérerait plus aucune objection.

”Je ne compte pas sur un siège, ce serait suicidaire avec cet hiver rigoureux et les forces ennemies qui pourraient se rassembler contre nous. Heureusement , même si je dispose de rivaux et d'ennemis, je dispose aussi de nombreux alliés à Baaz’Hima. Beaucoup sont nostalgiques de l'époque où mon père régnait, car l'ordre était assuré et la cité était prospère. Ces alliés seront cruciaux pour notre succès. Une fois que vous aurez semé le doute avec les attaques sur la distillerie et la plantation, mes alliés nous aideront à faire entrer vos hommes discrètement dans Baaz’Hima."

Elle se redressa légèrement, ajustant son châle autour de ses épaules pour se protéger du froid mordant. La lumière du brasero accentuait les traits déterminés de son visage, rendant ses yeux encore plus perçants.

"Votre mission sera alors de disposer de la garnison et de vous emparer du palais de la guilde. Une fois le palais sous notre contrôle, nous arrêterons mes deux principaux rivaux, Livia Nalora et Darius Ebon. Ils seront accusés publiquement des attaques, ce qui les discréditera aux yeux de la guilde et du peuple. Plus personne ne pourra s'opposer à ma nomination en tant que Princesse-marchande de Baaz’Hima."

La visible tension entre la donzelle et le blanc-bec aurait, en d'autres circonstances, fait penser à l'Outremer qu'ils devaient se bécoter à l'abri des regards indiscrets. Une telle pensée était cependant loin de le réjouir, plutôt à le rendre jaloux, lui qui se voyait plutôt bien lutiner l'oiselle à loisir... Qu'étaient donc les mots exacts de Raymonde ? S'il n'y avait pas de lendemain, alors pas de chagrin ? En somme, être fidèle en amour ne signifiait pas vraiment être fidèle en couche. C'était peut-être pour cela que leur couple tenait d'ailleurs depuis si longtemps : Raymonde savait que le coeur d'un homme n'était fait que pour une seule femme, mais que sa queue butinait pis qu'un bourdon au matin printanier.

Il attendit, comme toujours, que Bernardin daigne lui présenter une traduction présentable de ce qu'il se disait entre ces lèvres délicates et désirables. C'est en cette occasion que l'Outremer se rendit compte qu'il avait peut-être été un peu rude avec le petiot, qui avait plus de jugeote que ce dont il pensait capable un de ces barbares d'Estrévent. La belle en cuisse, elle, avait de l'ambition pour deux, et l'entendre parler de Baaz'Hima lui laissa entrevoir d'immenses monceaux d'or qui l'attendraient aux portes, si jamais les desseins de la beauté virginale se concrétisaient. Après tout, n'était-ce pas terre de l'or, céans ? L'Outremer acquiesça fermement du chef à la dernière phrase de l'Archidiacre, et déclara tout de go :

- Plus personne ! On manquera pas de casser la tronche aux récalcitrants, bien sûr, vot' future Majesté !

Enguerrand s'ébroua un peu, afin de chasser le mauvais froid, et posa ses mains sur les hanches.

- Sécurisez vos alliés, belle jument, et les Hommes du Roi vous offriront Baaz'Hima sur un plateau d'argent ! En parlant d'argent, outre le coffre, vous avez prévu de nous rémunérer comment ?

Bernardin prit un instant de réflexion avant de se prononcer.

- L'Outremer vous promet Baaz'Hima si vos alliés sont sécurisés. Il demande également quels gages sont promis une fois le contrat mené à bien.

Un peu alambiqué, mais au poil, Bernardin semblait retoucher à ses vieilles études comme on remonte à cheval après des années de piéton. Son parcours clérical atypique était d'un fier secours pour la Compagnie, bien plus qu'elle ne s'en rendait compte elle-même...

Enguerrand accepta de suivre le plan, mais il voulut savoir à combien s'élèveraient les gages des mercenaires. Ashara remarqua son impatience et son avidité à peine dissimulée, un trait qu'elle avait anticipé. Elle désigna le coffre en bois finement ouvragé rempli de pièces d'or qu'elle leur avait présenté tout à l'heure. Le même coffre qu’Enguerrand avait étudié de très près, donc il devait avoir une très bonne idée de la quantité de butin qu’il contenait.

"Vos deux compagnies repartiront d’ici chacune avec un coffre comme celui-ci. C'est une avance pour motiver vos hommes. Je vous promets à chacun dix autres coffres identiques en cas de réussite de notre projet. Vous recevrez ce paiement une fois Baaz’Hima sous mon contrôle. Sans parler du butin que vous récupérerez sur la distillerie et la plantation… n’oubliez pas que tout ce que vous pillerez est à moi. Doutez-vous de ma générosité ?"

Elle laissa ses paroles flotter dans l'air, observant les réactions des mercenaires. Elle pouvait presque voir les engrenages tourner dans leurs esprits, calculant le poids de l'or contre les risques de la mission.

"Faites preuve de compétence et de loyauté, et vous serez richement récompensés. Messieurs, si tout est clair pour vous, je crois que nous avons terminé. Aisan va vous raccompagner. Nous nous reverrons lorsque vous aurez exécuté la première partie du plan."

Ashara se redressa encore un peu plus, son autorité naturelle s'imposant sur la scène. Elle savait que ce moment marquait un tournant décisif. Son propre destin se jouait à présent, elle avait attendu des années et elle était prête à tout pour triompher et reprendre ce qui avait été volé à sa famille. Elle comptait sur eux, ils n’avaient pas le droit de la décevoir.

La promesse de coffres supplémentaires ne fit qu'aiguiser les instincts vénaux des condottiere, Bernardin ravalant un peu sa salive avant de le traduire à Enguerrand, et celui-ci révélant plus encore de crocs cupides sous sa lippe barbue. Le coffre avait proposé avait déjà l'air assez plein pour permettre à la compagnie de se la couler douce l'hiver, alors dix autres une fois le travail expédié ? L'Outremer avait presque été tenté de prendre l'avance et de se barrer avec à Isgaard, avant d'entendre la suite et de céder à l'appât du gain. Ce que l'on disait sur l'Estrévent était donc avéré : ils chiaient de l'or, et au vu de la quantité, les bougres se tapaient de sacrées chiasses. Les épices, sans doute.

Le malfaisant capitaine des Hommes du Roi fit une servile révérence à la belle en cuisse devant lui, et lui tint à peu près ce langage :

- Un véritable plaisir de traiter avec des gens généreux et compréhensifs, douce dame ! Je m'en vais de ce pas prévenir les gars, dans peu de temps, y aura quelques feux de joie pour réchauffer la populace !

Bernardin traduisit très sobrement ces propos, omettant le passage sur les incendies volontaires, et après quelques courbettes supplémentaires, le duo fut raccompagné vers la sortie par le dénommé Aisan. Il lança cependant un dernier regard au jeune émissaire envoyé par la Compagnie des Justes, mais ne trouva pas de bon mot à lui dire. Peut-être était-ce mieux ainsi, car ses expressions auraient été soit empreintes de racisme, soit dégoulinantes de jalousie. Voire les deux, le tout enrobé d'une subtile couche de condescendance.

Tandis qu'ils prenaient congé, deux esclaves de la maison leur transportant leur coffre d'argent, l'Outremer observa à nouveau les mosaïques et bas-reliefs puant l'oseille, se demandant soudain quelles richesses pouvaient bien revendiquer un Prince-Marchand, si une simple prétendante à ce poste pouvait dégueuler autant de pognon. La rapine en Péninsule lui semblait tout à coup bien moins lucrative, une fois son épée louée outre-Olienne. Il s'adressa à Bernardin.

- Dis rien sur les coffres à nos gars, sinon ils vont devenir complètement maboules. Je vais leur servir un truc de mon cru, tu me connais. Par contre, je veux pas qu'ils touchent à l'alcool des réserves, ça je le mets sous séquestre. La bière légère, à la rigueur, mais je préférerais qu'ils coupent leur vin d'eau. J'ai un plan qui requiert toute leur attention.

L'Archidiacre haussa un sourcil.

- Un plan, déjà ? Nous n'avons même pas encore effectué de repérage...

L'Outremer lui servit son sourire le plus carnassier.

- J'ai la caboche productive, quand l'obole fait deux fois mon poids !

Les rires fusèrent, et la compagnie au dehors, en entendant cette douce musique, sut dès lors qu'un accord avait été trouvé. Les Hommes du Roi, en pleine période creuse, reprenaient enfin du service.