Requête particulière [Séraphine]

Un coursier parvint tard dans la nuit à la hoirie d’Aphel, ayant annonça-t-il un message urgent à transmettre à la vicomtesse Séraphine d’Aphel.  Le vélin était estampillé du sceau du domaine viticole De Rovère, signé de la main d’Anne de Rovère, tante par alliance de Séraphine, épouse de son oncle Thomas de Rovère.

Ce dernier avait laissé depuis longtemps la gestion du domaine à son épouse dû à des soucis de santé et à un caractère devenu avec le temps bien moins porté sur les affaires, trop idéaliste au goût des autres, voir souvent étourdi. Anne était, elle, tout son contraire, solide femme de caractère habituée à mener son monde à la baguette qui avait hérité de son père d’un joli domaine sur lequel s’étalait des hectares et des hectares de vignes dont le vin avait acquis avec le temps une solide réputation. Le domaine s’étendait jusqu’au bourg de Gelsomino et portait en son cœur, perché sur une colline, le château de Rovère qui avait accueilli voici un mois, la jeune bru tout juste débarquée d’Ithri’Vaan.

Et c’est à son sujet qu’Anne faisait aujourd’hui parvenir ce message à sa nièce.

Calimehtarus, deuxième énéade de Karfias, An 22.

Chère Vicomtesse d’Aphel,

je suis au regret aujourd’hui de vous annoncer de bien tristes nouvelles, concernant votre cousin Cédric. Comme vous le savez, ses déboires ont mis notre famille à rude épreuve, nous obligeant à l’exclure du domaine, de part sa tendance désastreuse à dépenser sans compter, et sans respect aucun pour le travail que notre famille a fourni depuis toutes ces années.

Si cela fut un crève-cœur pour moi, vous vous en doutez, ce fut d’autant plus rude d’apprendre sa mort au cours de ce voyage qu’il avait entrepris pour nous présenter son épouse native d'Ithri'Vann, espérant de fait pouvoir revenir s’installer au pays. Voilà toute l’ingratitude de mon fils aîné qui n’a point jugé nécessaire de nous informer au préalable de ce mariage que jamais nous n’aurions approuvé.

Peut-être espérait-il par cette démarche regagner notre cœur, mais je devine là, plus une tentative désespérée d’escroquer cette jeune femme en s’emparant de sa fortune et en lui faisant miroiter de belles promesses qu’il n’a jamais su tenir et aujourd’hui encore moins qu’avant.
Mais Nééra a, semble-t-il, décidé de le punir pour tous ses méfaits en le rappelant à lui.

Il reste que sa veuve, Anghjulina de Rovère n’a guère sa place dans notre domaine. Par égard pour elle, nous avons accepté de lui offrir l’hospitalité mais, je ne vois pas d’avenir pour cette jeune femme ici, si loin de la ville et de toute opportunité de trouver une nouvelle voie pour elle, un retour auprès de son père n’étant pas envisageable.

C’est pourquoi je me permets cette requête, si vous ma chère nièce, pourriez lui trouver quelques occupations dignes d’une jeune femme de son âge et de son rang, de quoi lui redonner peut-être un nouveau souffle, après cette difficile épreuve.

Nous vous saurions infiniment gré, votre oncle Thomas et moi-même d’accepter de la recevoir quelques temps à Aphel.

Bien à vous, votre tante, Anne De Rovère.

A l'arrivée de la lettre, l'Hoirie

A l'arrivée du cavalier, il était déjà relativement tard mais la vie n'avait pas totalement quitté l'Hoirie. Les gardes étaient toujours présents et tous à leur poste au centimètre près. Il y avait une rotation et une relève des hommes en poste, car il était évident qu'ils ne pouvaient pas rester éveillés en permanence.

Ceux par contre, qui restaient debout en même temps que Séraphine étaient ses deux gardes du corps personnel, qui d'ailleurs alors que le porteur du message se présente dans la salle, barrent l'accès à la Vicomtesse en barrant leurs épées en face d'elle. Elle ne se laissait pas approcher par des inconnus et elle n'attendait aucun courrier, il était strictement hors de question qu'elle touche ce papier directement.

L'homme montra cependant le sceau de sa famille de loin, qu'elle reconnut sans en voir les détails de par la manière dont il était cacheté. Malgré tout, elle ne bougea pas de sa place.

- Valet.

L'un des valet de la salle prit respectueusement la lettre et la décacheta, une fois fait, elle fût transmise au capitaine de la garde sans être retirée de l'enveloppe, qui inspecta le contenu de cette dernière. Il sortit le papier précautionneusement sans en prendre connaissance afin de rechercher une trace de poudre ou de quelque artifice que ce soit. Une fois rassuré, il remit directement la lettre à la Vicomtesse qui en prit connaissance.

D'habitudes en train de discuter, sa garde cette fois-ci ne pipait mot.

Arrivé à "C’est pourquoi je me permets cette requête", Séraphine ouvrit son éventail afin de cacher un bâillement peu féminin et plutôt prononcé. Elle n'avait strictement rien à secouer de la mort de Cédric, il avait toujours été d'une stupidité improbable, tel un babouin ; encore que pas n'importe quel babouin non, un petit macaque de bas de chaîne ; sa mort était plus un soulagement qu'une tristesse.

Elle ne trouva aucune sorte d'amusement ni de désapprobation à accueillir cette femme, quoi qu'elle ne savait pas quoi en faire. Par le fait, elle était de sa famille et donc, il y avait un pourcentage de chance non négligeable qu'elle puisse foutre son nez partout et lui voler dans les plumes, ce qui était plutôt contrariant. Le fait qu'elle soit un élément rapporté faisait qu'elle serait sans doute plus extrémiste que ses proches : C'était toujours ceux qui débarquaient dans un milieu qui voulaient se faire plus gros que le bœuf.

Elle ne savait trop quoi en penser. Que pouvait elle bien lui offrir comme opportunité ? Elle en avait bien une en tête.

- Joignez un sauf conduit pour euh... Anj... ag... chose.

Elle tendit la lettre au valet qui, partit la remettre au Conseiller d'Aphel. N'ayant nulle envie d'écrire en cette heure tardive, elle commença à dicter la réponse à son valet une fois celui-ci de retour avant de la rendre cachetée au cavalier. Ce dernier aura été nourri et désaltéré de même que sa monture le temps de leur séjour.

Karfias, 10^eme jour de la 2^eme ennéade de l’an vingt et deux de ce cycle

Chère Tante,

Je suis tout à fait attristée d'apprendre la mort de Cédric et je partage la peine de notre famille restée a Sybrondil.

Je ne saurais en ce jour de deuil parler d'un mort sous peine d'attrister la Dame, mais sachez qu'Aphel prendra ses responsabilités vis à vis de cette situation. Il se trouve que la cité actuellement, et avec la mort de Maralina, se transforme lentement et le chantier du Quartier des Plaisirs est sur le point de commencer.

D'une part, je serai tout à fait enchantée de faire bénéficier à notre amie commune d'une place en tant que gestionnaire des biens et services de ce futur quartier, lui permettant ainsi de jouir d'une situation honorable à sa condition, mais aussi afin de pouvoir vivre dignement telle une membre de notre famille.

D'autre part, je tenais à porter à votre connaissance le fait que la cité aura sans doute besoin d'un chargement de bois, de papier, de tissu rouge et jaune ainsi que d'une demi cargaison d'acier standard et de verre fin. Si d'aventure des vêtements de qualité correcte arrivaient en Sybrondil par l'entreprise familiale, je vous en prendrai une demi douzaine de caisses. Un envoyé choisira les étoffes. Nous vous enverront des tissus de différentes teintures ainsi que de l'alcool et des grains en contrepartie au vu de l'hiver particulièrement étonnant de ce cycle.

Recevez ma très chère tante, toute mon affection ainsi que celle d'Aphel.

PS : Anghjulina de Rovère trouvera ci-joint un Sauf-Conduit permettant d'attester de son identité en Aphel ainsi que vaquer librement en ville et dans les alentours en ces temps difficiles. La régence de Sybrondil n'aura ainsi guère l'opportunité de lui fermer la porte.

Séraphine de Rovère Vicomtesse D'Aphel

Une réponse était aussitôt repartie à la réception de celle de la vicomtesse. Ainsi qu’un message pour le port, concernant les requêtes particulières de Séraphine qui verrait donc tout cela réglé au plus vite.
Sans doute pas aussi rapidement que fut la convocation d’Anghjulina dans le bureau de sa belle-mère, afin d’apprendre l’excellente nouvelle. Ce fut Elisabeth tout récemment nommée femme de chambre de la jeune veuve qui transmit la requête d’Anne à l’intéressée qui aussitôt ressentit de l’angoisse à l’idée de cette entrevue. Mais pouvait-elle seulement refuser une telle invitation ?

Aussi s’y rendit-elle à reculons, de peur d’entendre une autre mauvaise nouvelle venir s’ajouter à la liste déjà très longue de celles qu’elle avait accusées, l’une après l’autre. De la mort de son époux, aux mensonges de ce dernier en passant par l’attitude froide et distante de sa belle-mère, Anghjulina ne passait pas un jour sans pleurer sur son sort.

Seule la jeune Eléonore, cadette de la fratrie, s’était montrée plus accueillante, faisant preuve d’une gentillesse propre aux enfants de son âge et qui avait à plus d’une occasion touché une jeune femme fragilisée qui se sentait perdue dans ce monde si sinistre, si loin de ses couleurs d’origine....

Et malheureusement les choses n’allèrent pas en s’arrangeant. A peine Anghjulina s’était-elle installée sur la chaise face au bureau de la reine-mère qu’Anne lui annonça une nouvelle qui visiblement l’enchantait, même si les émotions chez cette femme filtraient rarement derrière son masque de rigueur.
- Vous partirez dès que possible pour l’hoirie d’Aphel.
- L’hoirie ? répéta la jeune femme perplexe.
- Oui là où réside la vicomtesse, le cœur de la cité d’Aphel et du compté. Elle va prendre bien soin de vous, vous verrez.
- Vous me chassez ? interrogea encore Anghjulina dont le visage se décomposait doucement mais sûrement.
- Oh non non, voyons, il n’est nullement question de chasser qui que ce soit. Vous faites partie de la famille à présent, lui assura-t-elle.

Mais Anne voulait surtout éviter les larmes. Et à son soulagement, cela fonctionna. Anghjulina inspira profondément, main posée sur son cœur et elle se ressaisit.
- Alors pourquoi dois-je partir ? demanda-t-elle, avec un fort accent.
- Parce qu’ici ma pauvre fille, vous allez mourir d’ennui. Sans parler que nous sommes en hiver et le domaine est en sommeil à cette saison. Mais vous verrez au printemps les choses s’arrangeront. Et puis la vicomtesse connait beaucoup de monde, peut-être saura-t-elle vous trouver de très bons partis, des hommes qui accepteront d’épouser une veuve. Qui plus est, un mariage à peine consommé, et qui n’a porté aucun fruit. Enfin j’espère qu’à ce niveau, vous êtes en parfaite santé hm ?

L’expression sidérée, Anghjulina confirma par un oui de la tête à peine esquissé, réagissant plus par automatisme qu’animée par une réelle volonté. Elle ne s’attendait tellement pas à aborder ce genre de chose ! Elle venait tout juste de perdre son mari et sa mère, sa belle-mère pensait déjà à un autre mariage ? Anghjulina se rebiffa, sa main posée sur sa poitrine comme pour se garder de tout nouveau malheur.
- Mais je ne veux pas me marier ! C’est .... je viens tout juste de perdre l’homme que j’aime.
- Oh je comprends, mais ne vous en faites pas pour ça, vous verrez, vous finirez pas apprendre à aimer à nouveau. Et puis vous ne pouvez pas rester seule toute votre vie ! il faut songer à votre avenir ma chère enfant avant que l’âge ne vous vole votre beauté. Alors, réfléchissez un peu à tout cela. C’est un privilège que de pouvoir avoir le soutien de la vicomtesse, grâce à elle vous ouvrirez bien plus de portes qu’ici.
- Des portes ?

Anghjulina ne comprit pas le sens figuré de cette expression, tout ça était encore si nouveau et... et à peine était-elle arrivée qu’on la renvoyait ailleurs, auprès de la vicomtesse, tel un élément indésirable. Pourtant avait-elle encore voix au chapitre ? Et que dire des arguments d’Anne. Anghjulina les avait déjà entendus, et elle savait que sa belle-mère avait raison. Même si, quoiqu’il arrive, elle n’était pas prête, pas encore, à oublier l’homme qui avait su la convaincre de se marier, aussi vil menteur qu’il fût.

Son corps se résigna, avant qu’elle n’ouvre la bouche, si tant est qu’Anne attendisse qu’elle puisse émettre la moindre objection. Et l’affaire fut réglée, même si Anne pour éviter une nouvelle cabrade, se garda de lui dire à quelle occupation la destinait sa cousine. Elle le découvrirait bien assez tôt. Le plus important était de se débarrasser de cette bru devenue encombrante avec toute sa ménagerie et son domestique qu’Anne avait peine à supporter. Cela valait bien quelques stères de bois, rames de papier, rouleaux d’étoffes et autres cargaisons d’acier et de verre.

. . .


C’est ainsi que quelques jours plus tard, le presque même convoi qui avait pénétré sur le domaine de Rovère plus d’un mois plus tôt , se présenta cette fois sous escorte aux portes de la Hoirie, muni du sauf-conduit qu’on lui avait fait parvenir.

Anghjulina à distance du garde qui examinait le papier porté par le chef d’escorte, soutint le regard qu’il posa sur elle, ce dernier ne pouvant cacher sa curiosité à son égard que même le noir du deuil ne parvenait à enlaidir. Se tenant dignement sur sa monture importée des terres sauvages, elle talonna doucement cette dernière pour le faire pénétrer dans l’hoirie à l’aval du soldat, passant devant ce dernier en fixant cette construction imposante qu’ils appelaient hoirie et qui ressemblait à un amoncellement de tourelles se faisant chacune concurrence pour atteindre le ciel.
Et c’était là qu’elle allait résider ces prochains mois, dans le plus incertain des avenirs.

Derrière elle, les chariots transportant malle et ménagerie, l’un d’eux accompagné de Moussa toujours aussi exotique dans sa tenue de ses contrées, avancèrent la roue malmenée par le pavé irrégulier, croisant bien des regards curieux devant un tel défilé, ignorant ce que les cages enfouies sous les bâches pouvaient contenir, si ce n’est quelques grognements effrayés qui leur parvinrent. Seule la chienne Lulua, très sagement assise à côté de Moussa avait le droit de regard sur cette foule terne, osant à quelques reprises, un aboiement de salutation.

Karfias, 14eme jour de la 2eme ennéade de l’an vingt et deux de ce cycle

Le convoi d'Anghjulina ne passa pas inaperçu dans Aphel, et ce même si Séraphine n'avait pas été mise au courant de la date exacte de son arrivée. Comme elle l'avait autorisée à demeurer dans l'Hoirie finalement, elle se doutait néanmoins de sa venue imminente. Ainsi, elle fût prévenue qu'une troupe avait pénétré la région assez rapidement et avait fait en sorte de préparer correctement l'arrivée de son invitée.

Alors qu'elle posa pied à terre, il lui fût proposé de monter ses valises dans sa chambrée. La jeune femme était attendue par une poignée de serviteurs afin de lui faire bon accueil et après que les documents aient été vérifiés, elle fût guidée par le chef du protocole. L'extérieur de l'Hoirie est parsemé de verdure, les lourdes portes encadrant son entrée étaient si imposantes qu'il était ardu de se les imaginer fermées. Les colonnades aux alentours sont faites de pierre lisse, bien que quelques personnages ou objets sur le thème de la mer et des légendes ornent parfois leur sommet, ou à défaut leur pied : c'était ce qu'on pourrait attendre d'une architecture humaine, un mélange gothique-maritime tout à fait unique.

Une fois a l'intérieur de l'Hoirie, on se rend compte immédiatement de la hauteur sous plafond, c'est un lieu d'une très grande hauteur construit à la verticale et peu de pièces font séparations sur le rez-de-chaussé, ainsi lever les yeux donne rapidement le vertige ; on se croirait à s'y méprendre dans un lieu de culte. Une certaine résonance se fait d'ailleurs entendre.

Tantôt par des chemins intérieurs, tantôt par des voies extérieures, il faut une bonne dose de courage afin de s'aventurer au sommet de l'édifice, qui plus est avec des animaux. Malgré tout, Anghjulina parvint a son sommet ou siégeait la Vicomtesse. Tout du long, elle aura sans doute croisé quelques gardes postés à des endroits stratégiques, quelques archers et autres patrouilles habituelles à tout lieu de noblesse. Un long couloir ou s'alignent une trentaine de gardes ouvre sur la lourde porte donnant accès à la salle principale, gardée par deux soldats de la Vicomtesse en tenue officielle, lame dans une main devant le visage, l'autre bras le long du corps.

Alors que la petite troupe s'approche de cette porte, cette dernière s'ouvre lentement dans un grincement grave propre au bois massif. Un bruit sourd se fait ensuite entendre, celui de la garde tapant du pied au sol une unique fois pour annoncer l'arrivée d'une invitée relativement importante pour Séraphine. Sur ce signal, le crieur annonça l'arrivée de l'intéressée.

- Votre Grâce, Vicomtesse Séraphine De Rovère, Ma Dame Anghjulina De Rovère, fille de Habib le brave de Selynonte est ici pour vous voir.

Aucune musique, aucune escorte particulière, le protocole reservé aux invités de marque n'était guère présent pour Anghjulina, sans doute car malgré le respect qui lui était dû de par la prononciation du plus de titres possibles, d'aucun ne lui donnait droit à l'accueil que l'on réserverait au Duc. Séraphine observe attentivement son entrée ; elle n'est pas assise à sa place habituelle mais à fait le déplacement à mi chemin afin d'accueillir correctement Anghjulina. Afin de la mettre à son aise, c'est d'ailleurs Séraphine qui prend la parole en premier.

- Je vous souhaite la bienvenue en notre demeure, avez-vous fait bon voyage ? demanda t-elle en inclinant légèrement la tête en signe de courtoisie élémentaire.

Séraphine proche des invités à ce point sans qu'ils ne soient noble ? Une grande première. Sa garde personnelle est très effacée mais néanmoins vigilante ; ses deux gardes restent présents à une distance respectable tout en surveillant les faits et geste de l'invitée, sans interférer aucunement avec l'interaction sociale en cours.

La Vicomtesse est vêtue de sa tenue formelle - car elle n'en avait guère le choix - en un bliaut d'un bleu azur élégant. De par le froid de la saison, un manteau en fourrure blanc orne ses épaules. Ses mains sont gantées, et sa taille ceinturée d'une blanche étoffe.

- Souhaitez-vous boire quelque chose ?

Aucune boisson n'est déjà préparée, ce n'était nullement une rencontre d'importance mais il ne fait aucun doute qu'elles seront préparées à la demande en cas de nécessité.

Le beau Sarab fut confié à un palefrenier, les malles et autres cages menées directement à sa chambre qu’elle aurait bientôt le loisir de découvrir. Mais avant, convenances obligent, elle allait devoir se présenter à la vicomtesse en personne, accompagnée pour ce faire uniquement de Moussa qui l’escorta tel on escorte une grande dame.

Le gaillard de presque deux mètres dont les années ne parvenaient pas à effacer la robustesse, atténuée seulement par l’air pondéré qu’il savait afficher en toute circonstance, à fortiori quand il devait courber l’échine devant une noble de la péninsule, s’approcha à respectable distance de sa petite maîtresse, et s’inclina plus bas encore qu’Anghjulina face à la vicomtesse.

Elle-même salua avec une grâce affectée la femme qui lui faisait face, obéissant au protocole appris au gré des conversations ponctuées de rires et de baisers échangés avec son époux dont le corps désormais devait se faire dévorer par les vers. Autant dire que cela tenait à peu de choses, hormis l’éducation inculquée de son pays aux mœurs si différentes d’ici.

Aussi différentes que l’étaient les architectures des bâtisses qu’elle avait admirées avec étonnement et curiosité, la tête dressée vers les hauteurs à s’en donner le vertige ; aussi différentes que l’étaient ses tenues, celle de ce jour toujours sobrement parée de noir mais qui n’égalerait jamais en austérité celles des péninsulaires aux robes et leurs impitoyables cols serrés, tailles apprêtées jusqu’à la cheville, sans presque rien dévoiler de ces courbes qu’on ne pouvait que fantasmer, si tant est que l’on puisse y parvenir ou en avoir envie.

Ainsi une fois son nom décortiqué, à son bref étonnement, l’expression d’Anghjulina se teinta bientôt de curiosité et d’appréhension pour cette femme dont le rôle s’était vu spolié à travers quelques mensonges l’espace d’un mariage. Cédric n’avait jamais été et ne serait jamais promis à un avenir de vicomte, et elle se demanda un instant si sa cousine avait été informée par Anne de Rovère de cette vilaine comédie.

Une ombre de sourire éclaira un instant le beau visage d’Anghjulina qui se redressa pour répondre à sa cousine.
- Votre grâce la salua-t-elle, répétant les mots que lui avait soufflé ou plutôt crié l’homme à son arrivée. Merci dit-elle d’une voix douce aux accents chantant d’Ithri’Vaan. Le voyage s’est bien passé. Votre « Hoirie » est d’une beauté remarquable. Je n’avais jamais vu tour si haute ! ajouta-t-elle avec une pointe d’enthousiasme.

Mais elle se reprit bien vite et refusa poliment l’offre.
- Non merci dit-elle, surtout parce qu’elle n’avait aucune idée de ce qui pouvait être servi dans une cour de vicomtesse. Et l’abstinence valait mieux qu’une maladresse.
- Je suis enchantée de faire la connaissance de ma cousine ! déclara-t-elle ensuite dans un élan spontané et je vous remercie de m’accueillir chez vous ! Je ne suis pas arrivée depuis longtemps mais, je suis curieuse de découvrir votre pays, et cité d’Aphel.

Puis elle réalisa qu’elle en oubliait le principal.
- Oh et je présente mes condoléances pour votre cousin, ajouta-t-elle plus nerveusement.
Les nouvelles tristes, elle préférait éviter d’en parler, elle avait déjà assez pleuré depuis qu’elle était ici.

D'un geste habile de la main, Séraphine se saisit de son éventail qui était situé sous l'étoffe lui servant de ceinture puis l'ouvre d'un geste du pouce témoignant grande habitude avant de s'éventer avec une grâce propre à l'étiquette. Sur le côté gauche partiellement masqué jusqu'à présent se découvre alors qu'elle bouge la poigne de son épée, située un peu plus a l'arrière de son bassin. Pour le peu qu'Anghjulina soit coutumière des us, elle reconnaitra sans doute ce qui semble être une lame de duel, bien que le bocle l'accompagnant usuellement ne soit pas présent en cette occasion de rencontre.

La Vicomtesse n'était jamais vraiment bavarde dans les conversations, sauf quand celles-ci n'avaient aucune répercussion, ce qui était le cas en cet instant.

- Je suis tout à fait enchantée également de faire la connaissance de ma cousine par alliance, fut-ce en de si terribles circonstances.

Pour l'instant, Séraphine ne semble pas motivée à aller jusqu'à l'appeler sa cousine, car elle ne l'était pas de sang mais de mariage, et le sang, c'était sacré car nécessaire à l'accession au pouvoir dans une majorité des cas. Elle ne semble pas affectée par les condoléances d'Anghjulina, sans doute car ces dernières arrivent après un élan d'émerveillement pour Aphel et donc, lui semblent fausses ou mal placées dans la conversation ; ou peut-être tout cela n'est-il aucunement lié à l'ordre de cette conversation.

- L'Hoirie a été baptisée ainsi quand la cité d'Aphel est devenue indépendante alors qu'elle venait de tomber aux mains d'influences extérieures. Elle a gardé son style marin propre a son propriétaire d'alors, venu de la mer. Malgré tout voyez-vous il n'en est guère le concepteur initial, beaucoup de ruines alentours sont encore visibles dans la cité, témoignant des premiers fondements de cet endroit.

Elle prit une pause, puis bougea légèrement la tête afin d'inviter la femme de son défunt cousin à s'asseoir sur une tablée non loin. Il n'y avait aucun parterre de nobles ou de bourgeois en cet instant dans la salle malgré quelques va et viens, ainsi Séraphine n'avait guère besoin de rendre cette rencontre trop officielle.

- Nous ne comprenons pas encore tous les tenants et les aboutissants et quelques savants aiment s'y pencher de temps à autre.

Pour l'instant, elle n'interagit nullement avec l'escorte d'Anghjulina, quand bien même Séraphine fut-elle intriguée par cette armoire de deux mètres. Le conseiller apporta un parchemin de grande taille qui était roulé et fermé d'un tissu noué. Il le déposa non loin de Séraphine qui s'en empara sans pour l'instant en faire quoi que ce soit.

- En parlant de la cité d'ailleurs, vous aurait-on parlé des responsabilités que vous y tiendrez ?

Une manière tout à fait correcte et neutre de demander si sa tante lui avait annoncé la couleur ou si Séraphine devait lui dévoiler un peu plus en détail ce qui serait attendu d'elle sous peu.

Ces quelques paroles simples mais empreintes de bienveillance soulagèrent aussitôt Anghjulina qui se sentit délestée d’une sourde angoisse. Aucune austérité en ces mots, si ce n’était une retenue qu’elle pouvait percevoir mais qu’elle mit sur le compte du rang de sa cousine. Sans doute qu’en tant que vicomtesse, on ne pouvait s’autoriser aucun excès ou geste par trop familier. Pourtant là assurément, si elle avait pu, si elle avait osé, Anghjulina l’aurait serrée dans ses bras. Mais il y avait en ces lieux, une limite à ne pas dépasser et celle-ci était aussi perceptible que la rigueur de sa belle-mère.

Elle se contenta donc d’un léger sourire illuminé par la reconnaissance, inclinant légèrement la tête.
Quant à cette Hoirie dont rien que le nom la laissait perplexe, sa cousine lui en raconta l’histoire en quelques mots, mais des mots qu’Anghjulina devinait pleins de fierté, ce qui étira un peu plus son sourire. Ce serait ainsi un sujet qu’elle n’hésiterait pas à relancer pour faire plaisir à la vicomtesse.
- Et bien en d’autres occasions, si elles s’y prêtent, je serai ravie de découvrir son histoire plus en ..elle marqua une hésitation, cherchant la traduction en péninsulaire, profondeur ? Les vieilles pierres ont beaucoup de souvenir à raconter, dit-elle d’une voix douce.

Mais très vite, elle avisa l’homme qui venait de s’approcher, comme mu par un ordre invisible. Pourtant Anghjulina n’avait rien remarqué, et ce changement dans leur échange, la troubla quelque peu, son sourire s’évaporant pour laisser place à une expression interrogative, le regard accrochant le grand parchemin qui avait été tendu à la vicomtesse.

Et la question de Séraphine, l’emplit encore plus de surprise, une surprise qui put aussitôt se lire sur ses traits délicats.
- Des responsabilités ? Non, dit-elle dans un souffle un peu inquiet. Non, je ne suis pas au courant, dit-elle à regret, se sentant soudain prise au piège.

Mais non allons, elle ne devait pas croire que tout allait nécessairement être noir dans son avenir. Peut-être que sa cousine allait lui parler d’une fête prévue pour son arrivée, pourquoi pas ? L’idée chassa aussitôt les ombres de ses angoisses. Et sur un élan spontané, peut-être trop confiant, elle suggéra, comme s’il se fut agi d’un jeu de devinette.
- Vais-je assister à une fête ? Il parait qu’elles sont fastueuses en Péninsule.

Ses responsabilités allaient peut-être consister à préparer cette dernière. Oh oui, ce serait vraiment une merveilleuse idée ! Anghjulina réussit en un instant à oublier son trop récent veuvage.

Séraphine se contenta d'un simple sourire de circonstance face à sa curiosité pour la ville, alors que son expression profonde ne semble pas changer tant que cela de celle qu'elle tenait initialement. Comme l'avait deviné Angjulina, tout était dicté par le protocole stricte, surtout en ce qui concernait les affaires internes à sa famille, mais chaque chose semblait être en son temps.

- Il existe une bibliothèque a Aphel ou je suis sûre que vous trouverez tout ce qu'il y'a à savoir sur nos récentes avancées en matière d'histoire et de géographie.

Elle prit une courte pause et commanda d'un geste net l'arrivée d'une bonne à laquelle elle chuchota une simple phrase avant que cette dernière ne s’éclipse, sous le regard avisé de la garde de la Vicomtesse.

- Une fête ? Il existe différentes fêtes et coutumes en Aphel, centrées sur le lac, l'eau, notamment différentes épreuves physiques, et la fête du bal d'automne que j'ai instauré l'an passé afin que chaque célibataire puisse trouver un bon parti.

Les règles de toutes ces fêtes étaient complexes et ainsi elle ne s'étala pas immédiatement sur le contenu de celles-ci, préférant se recentrer sur l'idée initiale, qui de facto semblait exclure que sa cousine par alliance ait une gestion quelconque dans ces dernières. Ce qu'elle ne tarda pas à confirmer.

- Mais ce n'est pas vraiment lié. Figurez-vous que je tente de sortir de terre un chantier tout particulier avec l'aval du Duc. En Aphel, les petites mœurs sont mal vues mais il serait hypocrite de nier l'intérêt économique qu'apporte ce genre d'activités, surtout dans un port de marin. Ainsi avons nous décidé de mettre en action un vaste plan qui ferait bientôt sortir de terre un quartier dédié aux dames de compagnie.

Le mot prostitution n'est pas employé et a juste titre, il ne fait aucun doute que Séraphine parle de courtisanes au vu du ton et des mots qu'elle emploie ; c'était un concept inconnu en Péninsule, garantissant des droits et des devoirs à des prostituées. Elle ne s'étale cependant de nouveau pas sur des descriptions ou encore dans des détails politiques, techniques ou savants futiles afin de ne pas noyer sa cousine par alliance sous des informations parasites.

- A la tête de chaque maison de service se trouvera une gestionnaire, mais au sommet de cette organisation, j'ai besoin d'une personne afin de faire le lien. Quelqu'un qui gèrera les demandes, les dépenses, la comptabilité ainsi que la décoration et tout ce qui pourra permettre de rendre le quartier attrayant, ainsi que les maisons de courtisanes.

Elle prit une pause, il était évident que c'était le travail qu'elle proposait à Anghjulina.

- Vous sauriez vous en sortir j'imagine ?

Son éventail a cessé de s'agiter, masquant désormais sa bouche, lui donnait un air presque mystérieux alors que ses yeux se froncent légèrement dans l'attente de la réponse d'Anghjulina.

- Oh une bibliothèque, c’est... merveilleux, approuva-t-elle d’un sourire un peu hésitant.
C’était une façon pour la vicomtesse de lui dire qu’il lui faudrait apprendre sans son recours, et donc on allait oublier les conversations sur le sujet. Mais peut-être en trouverait-elle d’autres dont les réponses ne figuraient pas dans les livres.
- Je ne manquerai pas de me renseigner dans ce cas. C’est toujours un plaisir d’apprendre ! dit-elle avec conviction.

Mais sa cousine fit alors intervenir une servante et Anghjulina attendit sagement d’avoir à nouveau son attention. S’en suivirent de nouvelles explications au sujet de cette cité qui semblait vraiment lui tenir à cœur. Dont une fête qui aurait lieu en automne en l’honneur de cœurs célibataires.
- Oh ! fut la première réaction de la jeune femme, avant de se reprendre. Les fêtes d’eaux, et des épreuves physiques, je suis curieuse de découvrir tout ça.

Mais les responsabilités que semblait vouloir lui confier sa cousine, ne concernaient pas ces fêtes. Et Anghjulina fronça légèrement les sourcils en l’écoutant parler d’un chantier et d’un duc, de petites mœurs ?  Elle eut besoin d’un instant pour comprendre à quoi faisait référence la vicomtesse, surprise pour la peine de l’entendre lui parler de ça.
- Un quartier de dames de compagnies... l’expression la laissait profondément perplexe, avant que tout cela ne finisse par faire sens. Une façon déguisée de parler des filles de joie.
Mais quel pouvait être le rapport avec elle, et ce chantier ? Une question qui finit par avoir sa réponse.

Anghjulina rougit alors violemment en comprenant ce que sa cousine attendait d’elle.
- Vous voulez que je gère ces maisons des courtisanes, dit-elle, d’une voix mortifiée.

Et il y eut un certain temps de silence, une fois la question de Séraphine posée. Tant de choses, d’images, d’inquiétudes et d’appréhensions traversaient l’esprit d’Anghjulina qui ressentit un instant l’envie de fuir. Mais elle n’en ferait rien. Son avenir était ici et....une veuve qui venait de perdre son mari alors qu’elle avait déjà plus de vingt ans, ce n’était vraiment pas bon pour elle. Et qu’en penserait son père ??? Elle allait mettre la honte sur sa famille ! Même si celle-ci se résumait à la figure paternelle.

Pour un peu, elle aurait préféré qu’on lui annonçât qu’elle allait devoir prendre un époux nouvellement choisi pour elle, sachant qu’elle ne pourrait plus tergiverser à vouloir épouser un homme par amour et non plus par arrangement. Tout ça appartenait désormais à une autre vie...
Elle sentait sa peau si chaude qu’Anghjulina porta sa main à sa joue, avant de secouer la tête, en proie à un certain affolement.
- Je ne sais pas si je dois, Oh votre grâce. Mon père, s’il apprenait, il ne s’en remettrait pas !

Pourtant, il y avait cette petite voix qui lui soufflait d’accepter, si toutefois elle avait le choix ? Mettre un pied dans cet engrenage aux parfums d’Arcam, serait assurément plus excitant que de jouer les femmes pour un vieil homme incapable de la satisfaire.

Elle adressa alors un regard plein de doute à Moussa qui fronça un bref instant les sourcils, ramenant ses yeux de sa petite protégée au sol.
La voix de la jeune femme résonna alors dans la vaste pièce, teintée de doute et de sollicitation.
- M’accorderiez vous un peu de temps pour y réfléchir ? Je suis douée pour les comptes et pour le décor aussi, là n’est pas le problème, mais... j’ignore si je peux être à la hauteur de ce que vous me proposez. Je suis venue ici en pensant devenir une épouse et peut-être une mère et là...vous me demandez de devenir une femme qui organise des rendez-vous avec des hommes. Ce n’est pas vraiment ce que mon père souhaitait pour moi, conclut-elle d’une voix désabusée.

Séraphine reste relativement silencieuse, laissant se clore les sujets les uns derrière les autres afin de se focaliser sur l'essentiel de la conversation, mais aussi sur les points qui semblaient tracasser son invitée ; pour tout ce qui était d'ordre culturel et spirituel, cela pouvait bien attendre qu'elle se sente à l'aise afin d'approfondir plus avant ces sujets, néanmoins en ce qui concernait son intégration, cela devait être bref.

Face d'ailleurs à son hésitation, elle hausse légèrement les sourcils, elle qui pourtant était d'habitude illisible, ne semblant nullement comprendre ou était l'outrage. Les mœurs étaient elles si différentes derrière la frontière ?

- Je ne vois point ce qui causerait tant de tourments à votre paternel, ce n'est que de la gestion et de la décoration, vous ne serez finalement que peu en contact avec les courtisanes et même si vous en veniez à faire le tour du quartier de temps à autre pour vérifier que tout soit en ordre, parfois entendre quelques réclamations ou vous assurer du bien être des filles et de la bonne tenue des lieux, vous n'interagirez a aucun moment avec des hommes ni même n'organiseriez je ne sais quel rendez-vous ; cela est le travail du propriétaire de la maison de courtisane, pas le vôtre.

Elle agite légèrement son éventail alors que son visage se détend, comme si elle cherchait à masquer une quelconque contrariété. Un serviteur s'approche et donne à la Vicomtesse un gobelet d'argent fin contenant un liquide rouge vif ressemblant à du sang, dont l'on ne peut être sûr de la qualité tant qu'on ne pouvait le sentir. Elle n'hume d'ailleurs pas, ce qui laisse deviner que ce n'est nullement du vin mais sans doute un jus de fruit ou quelque chose du genre.

- Trouver un parti ? Sans rien faire ? Vous n'y pensez pas. La meilleur période afin de trouver un parti est sans doute lors du prochain Bal de l'Automne, beaucoup de damoiseaux y seront présents et de toute la région, nobles comme bourgeois.

Elle prit une pause pour nuancer son propos, fermant son éventail d'un coup sec.

- Mais si je ne m'abuse vous ne possédez aucun titre de noblesse si ce n'est par alliance ; alliance d'ailleurs s'étant conclut de manière tragique, ce qui n'est pas chose rare en péninsule, il y a fort a parier que si ne vous ne mettiez pas la main à la patte, aucun prétendant ne saura prendre la main d'une veuve dépendante.

Séraphine n'avait pas encore le contexte tout à fait exacte de la mort de son cousin, mais ce n'était pas rare en péninsule que des morts "accidentelles" n'arrivent. Si en plus la damoiselle ne voulait pas de postes, elle aurait vite fait de passer pour une veuve noire ou une opportuniste et de se retrouver sans rien. On épousait quelqu'un pour un status, pour des richesses ou pour un parti fructueux. Elle n'avait pour l'instant (du moins à la connaissance de Séraphine), aucun des trois.

- Je vous laisse le temps de réfléchir, jusqu'à la prochaine pleine lune. Bien de mes gens voudraient d'une telle opportunité et je n'ai guère le goût de prendre des risques.

Un poste de gestionnaire des maisons de courtisanes d'Aphel n'était pas un poste placard ou un poste de maquerelle mais bien un poste de supervision du quartier en lui-même, cela faisait que c'était un poste convoité par la noblesse en cela qu'elle pouvaient exercer du pouvoir sur les propriétaires des maisons qui seront issus de la petite bourgeoisie, tout en participant à la trésorerie de la région. Ce n'était certainement pas le travail type de la petite princesse qui passait son temps à boire du thé, mais peu pouvaient prétendre à ce style de vie digne de la fille du Duc Adriano, qui d'ailleurs elle même ne faisait pas que flâner.

Finalement, c'était un poste digne de la petite noblesse ou de la haute bourgeoisie, réservé de plus à une Dame ou Damoiselle en cela que les hommes n'étaient pas les mieux placés de base pour interagir avec des propriétaires féminines de maisons de plaisirs ni même y naviguer en coulisse directement. Quelle famille voudrait qu'un Damoiseau passe son temps dans ce milieu ? Quelle Dame voudrait que son Sir fasse de même ? Aucune dans les deux cas, pour sûr.

Elle ne voyait pas ce qui pourrait causer des tourments à son père ? Anghjulina fronça les sourcils, le visage perplexe, dévisageant sa cousine en se demandant si elle ne tentait pas là de lui vendre ses tapis. Oui en tant que fille d’un riche marchand, la jeune femme savait quand on essayait de faire passer de la ferraille pour de l’or. N’était-ce pas le cas dans cette offre que la vicomtesse lui proposait ? Était-il courant de s’occuper de ces affaires en Péninsule, à fortiori quand on portait un nom noble ? Le fait était peut-être normal dans son pays, mais elle avait imaginé qu’ici, on serait beaucoup plus prude en la matière.

Mais...peut-être n’avait-elle pas saisi correctement ses propos, n’ayant pas une parfaite maîtrise de la langue. Il n’y aurait donc pas de rendez-vous à organiser ou de contact avec la clientèle. C’était d’après Seraphine, seulement du travail de gestion. Même si Anghjulina restait dubitative. Ce n’était pas ce que son père avait souhaité pour elle.

Et la vicomtesse lui expliqua sans détour qu’Anghjulina malgré ses richesses, malgré son nom acquis par son mariage, n’était rien pour eux, pour ce monde, pour de futurs époux qui ne voudraient pas d’une veuve « dépendante », une charge inutile si elle ne savait rien faire de ses mains. Une moins que rien en somme !
La jeune femme serra ses poings, sentant une autre chaleur monter à ses joues, celle de l’humiliation cette fois. C’était bien la première fois qu’on la traitait de la sorte et elle sentit soudain une incroyable envie de retourner chez elle, là maintenant, ne plus rester un instant de plus dans cet endroit, face à cette femme qui la regardait de haut.

Anghjulina comprit alors qu’elle ne s’en ferait jamais une amie, non, tout juste daignerait-elle lui accorder un peu d’attention à elle qui n’avait rien d’autre que sa beauté et sa richesse. Ce qui n’était tout de même pas à déconsidérer.

A sa demande d’un délai de réflexion, se vit-elle accorder quelques jours jusqu’à la prochaine pleine lune. Mais il ne lui faudrait pas autant de temps. Anghjulina répondit avec déférence en s’inclinant gracieusement, sa voix douce enrobant sa colère de velours et de manières :
- Je n’ai rien besoin de plus qu’une nuit pour y réfléchir, votre grâce. Merci pour votre générosité, ajouta-t-elle, déguisant d’un sourire cette hypocrite répartie.

Bien que pour cette femme, sans doute estimait-elle être généreuse envers une cousine qu’elle considérait peut-être comme une arriviste, une étrangère qui avait usurpé le noble nom ! Aussi généreuse sans doute qu’elle l’aurait été avec un mendiant à qui offrir l’aumône d’une pièce.
Mais peut-être que l’étrangère saurait faire de cette pièce, un véritable trésor, à condition de retrousser ses manches et ça, ce serait une grande première pour Anghjulina. SI elle acceptait toutefois !

C’est ainsi qu’après s’être épanchée en larmes comme en paroles de colère auprès d’un Moussa impuissant, faisant résonner sa chambre de son oliyan natal et ses mots en r roulés qui crachèrent toute son humiliation et déconvenue, finit-elle par se calmer et s’installer comme il se devait.

Au lendemain, se présenta-t-elle sans tarder devant la vicomtesse, fraîchement parée d’une tenue perdant peu à peu ses ternes couleurs, les cheveux flottant librement dans son dos, accompagnée de Moussa et de sa fidèle Lulua, pour finalement accepter son offre.
- J’ai donc longuement réfléchi à votre offre et j’accepte la tâche que vous m’incombez. Je serai heureuse de faire honneur au nom que je porte en devenant le porte-flamme de votre projet, votre Grâce, conclut-elle avec une légère révérence.

Son sort en était ainsi scellé.

Et ainsi il y eut un soir et il y eut un matin.

Séraphine n'avait pas relevé le délais plus court qu'a l'accoutumée et n'avait guère portée rigueur à sa cousine par alliance, qui avait déjà parfaitement devinée comment elle était considérée : une arriviste. Au final avec le recul et aux yeux de la Vicomtesse, c'était ce qu'elle était. Mariée avec son incapable de cousin qui n'avait rien trouver d'autre à faire qu'a rendre l'âme, elle la voyait comme une riche embourgeoisée qui s'imaginait pouvoir s'asseoir ici sans douter de rien ; mais non, elle allait devoir faire ses armes et se montrer digne d'intérêt, tout comme Séraphine l'avait fait avant elle : Aphel n'était pas un moulin.

Ce comportement s'expliquait de bien des façons, car en péninsule spécifiquement, le jeu de la chaise musicale morbide avec le pouvoir était constant, et la Vicomtesse serait alors accusée de favoritisme plus que de raison si elle venait à dérouler le tapis rouge à une pièce rapportée de sa famille, alors que de nombreuses familles étaient implantées ici depuis de longues mémoires d'homme. De plus, elle n'était pas du genre à faire magouilles au sommet afin de caser des amis ou des cousines à des postes stratégiques, car même si Séraphine était emprunte de bien des défauts, elle restait juste, afin de parfaire son image et vanter sa sublime morale.

Laver plus blanc que blanc, c'était là tout l'art de ceux qui étaient les plus dangereux.

Au soir, Anghjulina s'était vue proposée un repas tout à fait digne d'une invitée de marque, avec des légumes frais et quelques fruits, ainsi que du gibier. Selon ses goûts, le repas aura également pu se présenter végétarien ou frugivore, ou pas de repas du tout.

Au matin, un déjeuner plus léger : thé et gâteaux avaient été proposés, bien qu'une variante salée existe tout de même.

Dans la salle ce matin, il y avait nettement plus de monde que la veille et pour cause, les détails du chantier se discutaient et les partenariats se multipliaient. Tout le gratin n'était pas présent dans l'Hoirie mais presque. Fournisseurs, commerçants, bourgeois et nobles, chacun tentait de décrocher un accord. Échantillons de tissus, parures et métaux, ce matin la salle de la veille était transformée en une sorte de salon du savoir faire.

Après les salutations usuelles et courbettes d'étiquette ainsi que discussions sans trop grand intérêt entre Séraphine et Anghjulina en cette matinée, le sujet revint donc sur la table.

- Vous m'en voyez ravie, nous vous soumettrons un projet des plans et de l'architecture jusqu'à présent effectués, si d'aventure très chère vous veniez à avoir une idée ou une requête, je vous accorderait une oreille attentive.

Pour faire simple, elle avait son mot à dire dans la préparation du quartier, autant que les autres nobles d'Aphel.

Et tandis qu’elle songeait à cette entrevue et à son avenir qui se dessinait au fil des heures et de ses inquiétudes, se préparant avec soin, Moussa de son côté était parti à la rencontre des domestiques de cet impressionnant château, apprenant avant tout à se diriger à travers l’incroyable dédale d’escaliers et de couloirs, d’alignements de portes et de pièces en tout genre, avant de découvrir les quartiers réservés aux domestiques.

C’est là qu’il prit son premier repas en compagnie des autres, malgré leur méfiance, tandis qu’Anghjulina de son côté, prenait le sien dans une petite salle à manger déserte si ce n’était les domestiques chargés de servir le petit déjeuner.  Ce qui ne changeait pas vraiment de ces repas solitaires dans la salle à manger de ses beaux-parents.

Se contentant de fruits, de thé et de quelques gâteaux, elle émit maints soupirs avant de se rendre dans la grande salle, ce matin fort animée par tout un tas de gens qui ne manquèrent pas de lui rendre ses regards curieux. Peut-être étaient-ils déjà informés par les bruits de couloir de qui était cette jeune personne vêtue de noir et d’un violet sombre qui s’avançait avec l’élégance d’une reine, l’expression accorte d’un visage dont nul n’aurait su nier la beauté. La singulière visiteuse était accompagnée d’un chien blanc à l’ allure efflanquée, tout aussi exotique que sa maîtresse. Le duo s’avança d’un pas presque identique en direction de la vicomtesse qu’Anghjulina ne manqua pas de saluer avec déférence, Lulua s’arrêtant sagement à son niveau.

Puis elle lui rendit sa réponse, une réponse qui avait été mûrement réfléchie, même si Anghjulina ignorait tout de ce qui l’attendait.
Et elle comprit à la réponse de Séraphine que tous ces gens étaient justement là pour ce futur quartier en préparation, construction ? Alors que des plans avaient déjà été élaborés. En apercevant un monsieur lesté de plusieurs rouleaux de tissu, elle se demanda à quel point ce projet était avancé.

C’est d’une voix manquant un rien d’assurance qu’elle répondit avec un sourire affable.
- Je les étudierai bien volontiers, dit-elle avant d’ajouter au sujet des idées. Je n’y manquerai pas votre grâce. Mais peut-être serait-il bien que je puisse visiter le quartier en question ? Je pourrai ainsi mieux me faire une idée de ce qui m’attend.

Oui l’ambiance, la lumière, la disposition de chaque chose aurait son importance, mais aussi ses parfums et surtout sa situation. C’était autant de chose qu’Anghjulina aurait à étudier. En attendant elle se tourna vers tous ces inconnus.
- Je devrais peut-être aussi faire la connaissance de toutes ces personnes ?  L’interrogea-t-elle, prête à aller à leur rencontre, un sourire revenant gentiment éclairer ses traits.
C’était là, un de ses grands atouts, savoir se faire apprécier de tout un chacun par ses manières et ses attentions qui n’étaient que rarement feintes, accordant un réel intérêt à chaque être vivant.

*Lulua (lévrier saluki)

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