Chassé-croisé à Diantra [Ena]

Harassé par le périple qu’il venait de connaître, Maudramme de Métromanie arriva douloureusement aux pieds de la Capitale. Il était fourbu, avait frôlé la mort par deux fois, et le maigre repos qu’il avait connu la veille dans une auberge non loin de la ville n’avait pas suffi à délasser son corps, secoué depuis maintenant plus de deux semaines. Mais il restait en vie, et c’était bien là l’essentiel de son point de vue.

C’est dans ces conditions que le Poète-Bretteur franchit les portes immenses de Diantra.

En pénétrant dans la Capitale des Hommes, Maudramme fut aussi subjugué que satisfait : les bâtiments de vieilles pierres étaient impressionnants, aussi bien par leur immense taille que par leur beauté, et miroitaient comme de l’acier poli sous le soleil de midi ; la foule, multiple et rapide, grouillait comme une fourmilière dans les galeries que formaient les rues, leur donnant leurs couleurs, leurs rumeurs, leurs odeurs. Une ville, en somme, dans laquelle le poète sut immédiatement qu’il pourrait donner la pleine mesure de son talent, qu’il estimait très grand. Et cela fut encore confirmé par l’apparition soudaine qui surgit au cœur de la ville.

Déchirant tout à coup des pans entiers d’édifices pour occuper tout l’espace, la cathédrale émergea de manière foudroyante sous le regard médusé de Maudramme. Notre Dame de Deina, puisque c’était son nom, était un immense monolithe sur lequel culminaient deux tours dressées vers le ciel, lacérant les nuages et paraissant toucher le soleil. L’édifice religieux parut si colossal au rimeur qu’il l’aurait cru taillé à même la montagne, à laquelle la base et la stature n’avaient rien à envier. Les rais lumineux se réfléchissaient sur la rosace grandiose qui occupait en partie sa façade, ensoleillant la ville à l’heure du Zénith, rosissant la pierre de la Cathédrale, aveuglant Maudramme par tant de clarté et de beauté.

Quelques vers lui vinrent immédiatement en tête :

« Approchant par le ciel portant des hosanna
On découvre éventrant les plus hauts des nuages
Et de très loin trônant au-dessus des orages
Les grands créneaux vermeils du culte de Deina »

Non ! Il lui fallait mettre ça par écrit avant de continuer à rimer de plus belle ! Mais ses aventures l’avaient privé de tout son matériel de poète, et il lui fallait désormais trouver le marché pour acquérir à nouveau papier, encre et plume. Il demanda son chemin à une personne de passage, et se mit en quête de l’endroit indiqué.

Songeuse, damoiselle Ena de Naldir déambulait en ville, n’arrivant à trouver, au sein de la cité, assez de beauté pour que son cœur affolé se calme. Les murs lui paraissaient grisés, repeints par la tristesse même qui habitait son sein, le soleil avait un éclat décevant, reflet bien pâle de journées heureuses et la foule, compacte, noire, possédait l’aspect d’un orage menaçant : on y pénétrait à ses risques et périls, anonyme goutte de pluie, sans être surs d’en ressortir vivant.
Il manquait à ce tableau une lumière, un éclair, une touche de maître qu’aucun peintre n’aurait pu reproduire pour lui donner de la grâce. Un Maudramme, un poète à la langue agile et aux yeux tendres par exemple, aurait suffit, pour la jeune fille, à rendre merveilleux n’importe quel crachat d’ivrogne, n’importe quel visage effrayant. La peinture devant elle était en attendant bien fade, sans l’homme délicat.

« Je vous aime. »

Comment pourrait-elle lui dire ces mots à présent ? L’entendrait-il, si elle les soufflait au vent ? Lui reviendrait-il ?
L’innocente perle se prit à chuchoter les divines palabres, en repliant sur sa poitrine ses deux bras. Pourquoi l’avait-il abandonnée ? Avait-elle fait quelque chose lui ayant déplu ? La haïssait-il ? Ces aimants alexandrins, pourquoi les avait-il alors prononcé ? Pour la rassurer ?

Un petit soupir traversa ses lèvres de poupée. Il n’était pas l’heure de penser à son chevalier : son ventre grouillait de faim et elle n’avait presque plus de monnaie. Comment devait-elle s’en sortir ?

« Ca ? une plume ? Horreur ! Je recherche un tailleur,
Et non pas les plumets d’un vulgaire empailleur !
Je veux calligraphier, Écrire d’une penne,
Et non pas barbouiller ! Ce bric-à-brac me peine… »

C’était le deuxième étal que visitait le Faiseur de vers, le deuxième duquel il s’éloignait la mine furieuse devant la marchandise proposée. L’encre et le papier n’avaient posé aucune difficulté : il avait trouvé immédiatement plusieurs feuillets parcheminés qui répondraient tout à fait à ses besoins, et avait opté pour une encre végétale d’un noir abyssal qui n’était pas trop visqueuse. Mais les plumes ! les plumes ! On ne lui avait pour l’instant proposé que de vulgaires aigrettes, impropres à l’usage auquel elles étaient destinées, là où il recherchait de longues et belles pennes finement travaillées ! Toutes celles qu’on avait vainement tenté de lui marchander n’avaient bénéficié ni d’une sélection attentive, ni du travail d’orfèvre nécessaire à leur bonne utilisation. C’est ainsi que Maudramme de Métromanie se retrouvait à déambuler dans la rue en maugréant, les yeux tournés vers le sol.

C’est ainsi qu’il faillit faire une rencontre indésirable. C’est ainsi qu’il faillit retrouver Ena. La jeune femme, qui arpentait la ville, il ne l’aperçut qu’au tout dernier moment, lorsqu’il releva les yeux pour la reconnaître de son profil si aimant et si fragile. Mais il ne fallait pas qu’elle le retrouve ; pas maintenant. Il eut tout juste le temps de saisir la poignée qui se présenta à lui, et pénétra dans le sanctuaire des Lettres.

Il le sentit immédiatement, spirituellement et physiquement. La lumière habilement filtrée par des persiennes attestait du soin manifeste accordé au trésor qui sommeillait dans la pièce, tout comme la douce chaleur qui y planait ; et puis, comme s’il avait pu en douter, les fortes senteurs de cuir, d’encre et de papier achevèrent de lui faire savoir que c’était là le lieu qu’il cherchait à découvrir. Il demanda à voir les plumes, et ne fut pas déçu. L’empennage des rémiges était magnifique, et les tiges n’étaient pas en reste : dégraissées au sable chaud, elles avaient ensuite été habilement ciselées pour offrir ce qui se faisait certainement de mieux à Diantra pour ceux qui savaient écrire. Le Poète les palpa, les sentit, les scruta, les testa : le travail avait dû commencer il y avait environ un an de cela. Elles étaient simplement parfaites ; prêtes à l’emploi.

Il en murmura.

« Voilà ce qu’est la Plume et ce qu’est la Rémige…
Regardez-moi ce Corps ; regardez cette Tige… »

Ravi, le Rimeur s’acquitta de la somme demandée pour ses deux acquisitions : une plume de canard et une plume de corbeau qui lui permettraient de varier à l’envi, l’une pour le travail plus fin et l’autre pour un trait plus épais. Sa panoplie de poète était à nouveau complète, et il pouvait dès maintenant quitter Diantra. Ou du moins, il le devait : Ena était là.

Mais il refusait de fuir la ville avant d’avoir pu achever son poème sur la cathédrale qu’il lui fallait absolument admirer de nouveau. Il jeta un coup d’œil discret par les ouvertures des fenêtres.

A peine avait-elle pris une résolution que les fortunes l’en éloignaient déjà.

Messire Maudramme, cela ne pouvait être que lui. Ô cette fière allure de dos, oui, il ne pouvait que s’agir du poète aux mots ravageurs. Le souffle de l’enfant devint plus rapide. Son visage s’éclaira, délicieusement, grâce à un sourire radieux, et elle pressa son pas vers le chapeau qui lui rappelait tant de douceur, se demandant si lui sauter au cou paraitrait malvenu ou non.

Soudainement, cependant, l’ingénue s’arrêta et rebaissa son poupin faciès. Et si il ne voulait plus la voir ? Devait-elle l’importuner ? Avait-elle le droit de s’immiscer dans sa vie si il ne le désirait ?
Peinée par ses propres songes, Ena de Naldir s’attrista. Ses épaules s’affaissèrent, ses mains vinrent se crisper sur ses jupes défraichies. Ses fossettes disparurent aussi vite qu’elles étaient venues. La peur d’être rejetée tuait son cœur à coups de griffes et cette crainte bien trop fondée avait fait réapparaitre dans son champs de vision la foule nombreuse, affamée, qui s’était effacée, un bref moment, au profit du faiseur de vers.

Elle resta indécise, un long instant, avant de redresser son menton.
Ses doigts tremblants relevèrent légèrement le devant de sa robe pour éviter qu’elle ne marche dessus. Son dos se fit plat. Sur ses lèvres rondes se cala un sourire de façade, celui indispensable dans toute occasion.
Avec dignité, la jeune noble continua sa marche, dans la direction de l’homme hantant ses rêves et, lorsqu’elle réussit à le rattraper, elle le dépassa, avec un discret regard, simplement.

La jouvencelle ne put empêcher une moue de défigurer ses traits. Ce n’était pas lui. Ce n’était pas son seigneur. Le parfum envoûtant de l’encre fraiche ne marquait pas les doigts de l’inconnu et nulle rime n’attirait l’oreille.
Comment avait-elle pu être aussi idiote ? Comment avait-elle pu tant espérer ?
Sur sa langue, le goût amer du désespoir s'installait lentement.

Le poète se recula vivement des persiennes. Elle était là ! Dans la rue ! Et à sa recherche ! Il lui fallait réfléchir.

Maudramme baissa les yeux au sol, la main droite frottant son menton, la gauche appuyée sur sa hanche. C’était un fait, la Dame de Naldir ne devait pas le voir, et encore moins lui parler. Il était donc indispensable d’agir rapidement et en toute discrétion. Le Rimeur glissa le matériel dûment payé dans son pardessus, fit une courbette pour remercier le marchand autant que pour le féliciter de la qualité de son commerce, et s’approcha à pas de loup de la porte de l’établissement.

Il la tira discrètement, en prenant soin de ne pas faire crier ses gonds ou sa poignée, et lança un regard furtif par la mince ouverture qu’il venait de créer. Ena avait continué à marcher et se trouvait désormais à quelques dizaines de mètres de là, dos à la rue et à celui qu’elle cherchait. Elle ne représentait plus une menace directe, mais Le Faiseur de vers devait se montrer prudent et agir avec célérité.

Mais cela, il l’avait tant fait sur l’Ancien Monde qu’il était expert en la matière.

Il s’enveloppa dans son manteau, baissa son chapeau de feutre sur son visage, si bien qu’il ne laissa dépasser qu’un bout de son œil. La Demoiselle de Naldir le reconnaîtrait sûrement même avec de tels artifices, rien qu’à sa silhouette ou à sa démarche, mais il devait mettre un maximum de chances de son côté. Ceci fait, il entreprit de se glisser habilement dans la rue, veillant à ne pas faire claquer ses bottes sur les pavés : précaution inutile, au vu de la densité de marcheurs qui l’arpentait à cette heure de la journée.

À pas de velours, Maudramme de Métromanie prit ainsi le chemin inverse de celui de son amante, en direction de la cathédrale. Il lui restait encore quelques vers à poser sur le papier avant que de quitter la ville.

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