Histoire :Quand on veut raconter des récits variés,
on doit les faire commencer différemment
et on doit s'exprimer avec assez d'à propos
pour être agréable au public.
Je vais commencer l'histoire de Fleance
et j'expliquerai en quelques vers
pourquoi et comment fut composé
le lai qui porte ce nom.
Dans le royaume de Miradelphia,
A trois lieues de la capitale Diantra,
Sur la terre sacrée de leurs ancêtres,
Devait naître le fruit de l'amour de deux êtres.
Après des mois de longanimité
Le jour fatidique fut enfin arrivé.
Présents et festin,
Troubadours et litres de vin.
Alors qu'on s'activait aux réjouissances
Le féroce destin bouleversa leur existence.
Pendant des heures de douleur et d'agonie
La dame lutta pour la vie,
Jusqu'au dernier souffle, la dernière plainte.
Mais il était trop tard, la flamme de son regard était éteinte.
Le nouveau né fut prénommé Aurore
Symbole de renaissance après la mort.
Ô rescapée de la Nuit,
Ta mère fut enlevée par l'injuste Tari,
T'arrachant cruellement de ses bras,
Tu fut cependant prise en pitié par Néera.
Et Beauté, qui reconnut le divin en tes traits
Vit en toi un enfant égaré,
Tu fus adoptée par la céleste Arcamel,
Grandis sous le regard bienheureux du Soleil.
Bien faite et pleine de ruse,
Tu devins la plus majestueuse des muses.
Brillante ou indécente, tu fis la fierté de ton père
Et la jalousie croissante de ton frère.
Des Lanval tu fus le trésor le plus chéri
Bientôt ton mythe dépassa celui de la Prophétie
Puisque gentilshommes et courtisans de toute horizon
Vinrent chanter ton nom
Aduler ta personne et flatter ton esprit
Dans l'espoir d'être celui que tu aurais choisi.
Mais ton cœur, Aurore, si sibyllin
A quiconque ne confiera ta main.
Du moins était-ce ce que tu imaginais
Avant ce jour damné...
Inspiré de Marie de France Le Lai de Milon
______________________
Quand elle était au château, je savais que je pouvais la voir quand bon me semblait. En effet la terre des Lanval était voisine de ma demeure et j'avais toujours été un compagnon d'arme fidèle au seigneur. Effacée et
mystérieuse, elle avait pourtant des rituels et je savais où la trouver
quand j'étais privé pendant trop longtemps de sa vue. Chaque matin elle
se promenait dans le verger privé où elle contait mille poèmes et récits à ses dames, qui assises autour d'elle, semblaient boire ses paroles comme de l'eau de vie. Ses histoires étaient remplies de fantaisies ou raisonnées, mais quand bien même tout cela n'aurait été que sornettes, la douceur de ses lèvres et l'intensité de son regard auraient suffit à rendre son boniment soutenable.
Quand je la vis pour la première fois, toute jeune fille qu'elle était, je me plût à imaginer comment pouvait s'appeler une telle créature. Mais devant
tant d'éclat, les mots ne me venaient pas à l'esprit, comme s'ils étaient restés coincés dans mon cœur et ma gorge. Un jour, j'appris de la bouche de son père qu'elle portait l'aimable nom d'Aurore, il me sembla évident que ce parfum ne pouvait être que celui de ma fleur.
Une fois, nos deux familles furent conviées au bal organisé par le seigneur
de B. Par ruse et stratégie je parvins à prendre place à deux sièges de ma belle. Parée d'une robe nacrée en dentelle, sa soyeuse crinière brune lâchée sur ses délicates épaules, Aurore saisissait entre le pouce et l'index des raisins qu'elle portait ensuite doucement jusqu'à sa délicieuse bouche.
L'année de ses dix-neuf ans, ma rose semblait plus que jamais ouverte et épanouie. Je demeurais son fidèle et secret admirateur, mais je n'étais désormais plus le seul car je constatais, impuissant, les continuels allers et retours de jeunes gens venus lui faire la cour. Il faut dire que le seigneur de Lanval sentant son heure approcher, m'avait confié vouloir partir en étant sûr que sa fille, son trésor de toujours, serait entre de bonnes mains et c'est ainsi qu'il cherchait un prétendant digne de confiance. Naturellement, je lui vantai les mérites de ma haute naissance, l'assurance de mon bras aguéri de guerrier et tous les pactes d'alliance qui avaient été
respectés entre nos maisons.
Bien entendu, je laissai un temps de réflexion au seigneur et commençai à galantiser la dame de mon cœur. Rapidement le vieux roi dût se rendre à la raison et m'accorda avec sa bénédiction la main de sa fille. Le soir même je contemplai avec satisfaction par la fenêtre de sa chambre ma promise se préparer,insouciante, à sa dernière nuit d'innocence. Longtemps j'avais rêvé de ce moment, m'était représenté le gris de ses yeux, comme si je pouvais sentir sa peau contre la mienne. Il n'y avait rien de malsain là dedans.
______________________
On frappa trois coups secs à la porte, signe qu'il se passait quelque chose d'important au château. Aurore, qui était occupée à écrire une lettre, ne répondit pas en espérant que le domestique penserait qu'elle s'était absentée. Sa plume continua de courir frénétiquement sur la feuille de papier mais elle n'eut pas le temps de finir sa deuxième ligne que les coups retentirent à nouveau.
"Mademoiselle Lanval, votre servante m'a assurée que vous n'étiez point sortie aujourd'hui. Monsieur votre père demande à vous voir le plus vite possible!"La jeune femme se leva et marcha jusqu'à la grande porte de chêne massif qu'elle entrouvrit d'à peine quelques centimètres.
"Vous direz à mon père que je ne suis pas disposée à le voir pour l'instant.""Le seigneur m'a fait promettre de vous ramener car il était certain que vous ne me suivriez pas aisément.""Il semblerait que mon père me connaisse très bien alors...""Tout à fait mademoiselle. Votre père est le meilleur des des seigneurs." dit le domestique en s'inclinant.
Aurore toisa l'employé du regard. L'air pathétique et sincère inscrit sur son visage l'agaçait au plus au point.
"Certes. Mais dans ce cas il aurait également dû savoir que même toute votre meilleur volonté n'aurait hélas nul effet."
"Je le savais Aurore c'est pour cette raison que je me suis moi même déplacé jusqu'à cette chambre, malgré la raideur de mes jambes et la
courbure de mon dos.""Pardonnez-moi père, je ne voulais pas...""Ce n'est pas grave mon enfant. Mais j'ai à te parler. Une affaire de la plus haute importance."M. Lanval jeta un coup d'œil cordial au jeune domestique, qui après s'être une nouvelle fois incliné devant son seigneur disparut à l'angle du couloir d'un pas rapide. Aurore dégagea l'entrée de la porte et alla s'asseoir en tailleur sur son lit à baldaquin alors que son père prenait place dans le fauteuil devant son secrétaire. Quelque peu affaissé, Aurore fut soudain frappée par cette vision qui lui fit prendre conscience de l'âge avancé de son père. Ses yeux verts reflétaient toujours la bonté mais, cernés de rides et à demi-clos révélaient également un net état d'épuisement. L'homme passa une main tremblante dans ses cheveux gris qu'il reposa ensuite sur ses genoux et fixa sa fille dans les yeux.
"Mon enfant, comme tu le sais mon état de santé s'altère progressivement et chaque jour m'apparaît comme une épreuve de plus en plus difficile à surmonter. Toi tu es devenue une magnifique demoiselle et depuis quelques temps plusieurs fils de bonne famille ont parcourus parfois des dizaines de contrées pour venir me demander ta main. Jusqu'à présent je m'étais interdit tout choix voyant combien tu appréciais cette vie de jeune fille. Mais je peux déjà voir Tari m'inviter à prendre place à ses côtés, mon pied bientôt foulera la courbure du bois...""Père je vous en prie, ne prononcez pas de telles paroles!"Aurore bondit hors de son lit et courut s'agenouiller au pied du seigneur qui
dégagea ses jambes de sorte que sa fille puisse poser sa tête.Tendrement il lui caressa les cheveux.
"Aurore, la vérité est parfois difficile, je te le concède, mais elle est la plus belle des vertus. Rappelle toi toujours de cela et je serai le plus comblé des pères."A ces paroles, le roi sentit sa fille empoigner le velours de sa cape.
"Je sais que ce que je t'annonce n'est pas facile à entendre. Mais que ton
cœur s'apaise mon ange, d'ici peu de temps tu seras liée au plus courtois des hommes, Darius."Aurore releva brusquement la tête et considéra avec saisissement le visage de son père. Elle ne connaissait que de nom cet homme, ne l'ayant croisé qu'à quelques reprises lors de mondanités, mais avait entendu les plus infâmes médisances à son sujet. Pernicieux, dédaigneux, indiscret ou
encore dément, les adjectifs ne manquaient pas pour décrire sa perverse personne. Aurore était même étonnée que le seigneur n'ait pas prêté l'oreille à ses rumeurs. Racontars qui semblaient d'autant plus fondés
car l'homme était toujours seul et disponible à quarante ans passés.
"Mais père cette homme... traîne une telle réputation! Comment pouvez-vous?"
"Ma fille, je te l'ai dit il ne faut pas se fier aux tapages de la voix-publique. Les gens sont souvent jaloux et malveillants gratuitement. Je le connaissais avant même ta naissance et pendant toutes ces années m'a toujours été fidèle. Par ailleurs la famille Darius possède un patrimoine extraordinaire, je sais qu'en étant sa femme tu ne manqueras de rien."
Aurore se releva pour aller se placer devant sa fenêtre. Dehors l'automne était déjà bien avancé, les arbres étaient déjà dépouillés de leurs ornements orangés et le vent s'amusait à faire tourbillonner les feuilles qui finissaient mollement leur course dans l'herbe jaunie. Il était vrai qu'elle n'avait jamais partagé la vision du monde de son père, mais elle l'aimait plus que n'importe quelle personne au monde. Il avait toujours été là pour elle, lui avait donner la meilleure éducation possible et un amour inconditionnel. Choisir entre se soumettre à sa décision et s'insurger était en effet un dilemme qui s'imposait à elle. Mais Aurore n'était pas du genre à prendre des décisions tranchées...
"Très bien père. Je me rangerai de votre côté à une condition...""Je t'écoute...""C'est moi qui ferai ma robe et le mariage ne sera prononcé qu'une fois celle-ci terminée.""Très bien. Il en sera ainsi, j'en informerai moi-même le seigneur Darius."Sur ces mots, le seigneur quitta la chambre de sa fille, la laissant seule à ses pensées.
"Darius tu ne m'auras pas aussi facilement. Je ne suis pas la fleur que tu imagines pouvoir cueillir et conserver dans un vase jusqu'à ce qu'elle meurt passivement. Non, tu te trompes."Aurore s'assit devant sa coiffeuse et regarda d'un œil vitreux ce qui s'y reflétait. Son lit à baldaquin, les draps en soie avec les faux plis qu'elle avait fait en s'asseyant dessus, le pupitre où il y avait sa lettre inachevée, une armoire et sa fenêtre. Le soleil était maintenant couché et elle pouvait voir les étoiles scintiller tranquillement aux côtés de la lune. Un corbeau noir se tenait sur le rebord en pierre et semblait l'observer. La jeune femme prit sa brosse et commença à se démêler les cheveux, l'esprit foisonnant de mille idées. Fleance était né.