Livraison au sanctuaire du Bélier...

Une caravane avançait péniblement sur le sentier boueux, sous le regard bienveillant d’une nuit sans lune.

Trimballant un étrange présent pour le bon baron d’Odélian, elle semblait frémir sous le poids de la faute… N’y a-t-il pas plus doux péché que le mensonge… Une plainte. Le cocher grognait sous la morsure du froid … Si seulement le passager daignait se taire !

Monsieur Emilien demeurait confiant… Confiant mais pas dupe. Les années de magouilles lui avait au moins enseigné cela : ne jamais faire confiance aux nobles ! Et il retenait la leçon depuis de nombreuses années…

Alors qu’ils approchaient de la frontière, Monsieur Emilien farfouilla dans sa veste pour en sortir l’étrange masque à forme animal. La caravane passa un nid de poule et il faillit échapper le précieux objet. Le récupérant de justesse, il échappa un soupir soulagé. Ce bout de bois peint valait bien plus que la vie du pauvre hère. Bien plus…

La petite caravane passa la frontière sans heurt, le laisser passer garantissant la tranquillité des voyageurs. Monsieur Emilien ne pouvait s’empêcher de regarder du coin de l’œil l’être assis en face de lui. Il avait l’impression malsaine que cette montagne de muscle l’observait derrière le voile noir qui cachait son visage. Il dégageait de sa personne toute l’imposante et cruelle force qui semble imprégné les tueurs, les vrais tueurs. Une subtile odeur de sang emplissait l’étroit espace, confortant le tenancier de théâtre dans son malaise.

*Respire, il ne te fera rien, RESPIRE NOMDIDIU !*

Il avait juré, certes en pensée, mais il avait bel et bien juré dans son patois local, comme son père autrefois. Et il détestait ça… Et ces grognements incessants !

L'imposante muraille se déchira dans l’ombre de la nuit. Monsieur Emilien se pencha pour mieux voir. Il avait toujours admiré ces grandes pierres de tailles et la sueur que cela avait coutée. Le cocher discuta avec les gardes qui, ensommeillés, tardaient à ouvrir les portes. Nerveux et exaspéré, Monsieur Emilien descendit du « carrosse », profitant par le même occasion pour s’éloigner d’une autre muraille, de muscles cette fois. Il interpella furieusement une des gardes paresseux et tendant le masque vers le ciel, il les somma d’ouvrir au nom de leur seigneur et maitre. Ce qu’ils firent… au triple galop, la peur du bâton étant parfois plus stimulante qu’une bourse d’or. Les portes s’ouvrirent et la petite compagnie s’engouffra dans le sanctuaire du Bélier…

Odélian … Carrefour commercial du Nord … Joyau sombre trônant au milieu de son écrin de champs et de vertes herbes … Bien tranquille et semblant si loin du drame qui s’était noué à quelques heures de marche, vers le sud. Une lune rousse dominait un ciel ténébreux mais sans nuages, comme s'annonçait l'avenir du Gras ... Etherna avait enfin capitulée, rendant les armes en symbiose avec l’Insurrection qui rendait son dernier souffle. Un étrange charriot avait gagné la cité du Bélier, au pas cadencé du cheval , la tête baissée et les naseaux exhalant une respiration profonde. Pauvre bête, elle avaient l’air épuisée … Il n’était pas de ces puissants chevaux odélians, fleuron de la race équine et fierté du comté. Mais ne nous égarons pas avec l’orgueil et concentrons nous sur les visiteurs. L’étrange équipage arrêta son équipée et l’un des équipiers mit pied à terre, et leva un masque blanc, en direction de l’équipe de gardes qui luttaient contre le sommeil et l’ennui. L’un d’eux, Urbain, un homme rablais au nez large et aux cheveux chatains et court, interrogea ses collègues en apercevant le manège d’Emilien, dans le plus sonnant et chantant patois odélian.

Quo qué veu li zot ?

Ché quo qui lèf ?

In’breloque blanche

In’berl … Les cons, ché eux … AUX ARMES !!

Et les gardes se ruèrent tel un seul homme vers le chariot, et l’entourèrent, brandissant leurs épées courtes mais finement aiguisées et en bon acier d’Assar. Urbain se rua sur Emilien et le ligota, après lui avoir envoyer un crochet du gauche magnifique. Les autres gardes maitrisèrent facilement le conducteur et prirent les rênes du canasson éreinté. Point de combat épique a narrer cette fois, l'affaire fut réglée en un tourne main. Eh bien, vieil Emilien, Gaucelm ne t’avait-il pas promis que tu ne t’en sortirais pas ainsi ? …

La nouvelle de nouveaux prisonniers intégrant les geôles d’Odélian était remontée jusqu’au manoir, où Guy, le serviteur de Sa Grasseté, attendait avec zèle l’information. Enfin, ils s’étaient présentés et l’accueil que leur avait réservé le maître des lieux avait du les surprendre. Ce petit tour de force devait avoir mis les Eraciens dans de biens mauvaises dispositions, et alors que Guy marchait d’un pas décidé vers la cellule d’Emilien, portant la capuche de sa cape rabattue sur son front, noyant ainsi ses traits dans la pénombre, il ne put retenir un rictus amusé. Les ordres du Gras résonnait encore dans son crâne et avait servilement appliqué les consignes. Le chef de la garde reçut le serviteur avec un certain détachement, mais le pli écrit de la grasse main du Bélier avait suffit à le rendre coopératif. Les deux hommes marchèrent rapidement dans les couloirs humides , Guy suivant Luther, car ainsi était son nom, qui brandissait une torche brulante, éclairant leur route. Il se saisit d’un anneau au diamètre large, encombré de clefs rouillées et épaisses, et les fit défiler en marmonnant le numéro des cellules qu’elles représentaient. Soudain, il en brandit une triomphalement, comme un trophée récompensant une quête héroïque, arborant un sourire satisfait, qui s’estompa bien rapidement devant la mine dubitative de Guy, qui n’avait rien à faire du gardien. Visiblement, le Gras détaignait peu à peu sur son entourage, même sur ses serviteurs … La porte s’ouvrit plaintivement et dévoila le visage des prisonniers.

Etonnant, le directeur du théâtre en personne, que Guy avait vu lorsqu’il avait suivi son suzerain jusqu’à Erac, se trouvait là. Il avait fait le long voyage dans sa charrette pour remettre le présent en personne. Comment s’appelait-il déjà ? Emile ! Ou quelque chose approchant … Peu importe, à vrai dire. D’un geste de la tête, Guy voulut faire sortir Luther, mais n’ayant pas la prestence, ni l’autorité naturelle de Sa Grasseté, il dut invitait le garde à sortir plus explicitement. Enfin seuls, Guy ôta sa capuche et toisa un bref instant les prisonniers, puis, après un toussotement léger pour s’éclaircir la voix, il s’adressa à ses « invités ».

Bonjour, Messieurs ! Bienvenue à Odélian …

Oui, oui, il récitait le discours que lui avait laissé le Gras. Allons, les gueux ne peuvant pas faire preuve d’autant de cynisme amusant. Il poursuivit.

Ne vous offensez pas des conditions dans lesquelles vous êtes, elles sont nécessaires. Notre affaire doit rester secrète et parfois, des mesures draconiennes sont indispensables.

Il frappa dans ses mains, comme on le fait devant un festin après plusieurs jours de jeun et s’adossa à la porte, avant de terminer.

Ne perdons pas trop de temps … Où est le colis ?

La soudaine lueur perturba quelques instants la rétine du bon Emilien. Hagard, il se sentait d’une lassitude telle qu’il ne broncha pas un geste lorsque deux hommes pénétrèrent la place. Devant le pauvre homme, une aura obscure dévorait puissamment les dernières forces mentales qui lui restaient. La présence du bourreau de langehack égrenait l’esprit d’Emilien, il ne pouvait en supporter le charisme lourd et féroce, comme si cette montagne de puissance pure affectait jusqu’à l’air qu’il respirait, engloutissant son âme dans le tourbillon de son regard vide.

Il releva la tête, découvrant le spectacle grotesque d’un homme se croyant au-dessus de sa condition. Pauvre fou… Un raclement de gorge et le voila parti dans un simulacre de discours acide. Tel un bouffon devant son roi, le vieillard semblait jouer un rôle grotesque et artificiel. Quel piètre acteur ! Néera, divine enfant n’as-tu donc point de considération pour cette pauvre âme amoureux du beau verbe pour lui présenter une si maladroite créature ? Il écoutait distraitement les paroles que se percutaient en gerbes d’échos contre la pierre froide et nue.

Monsieur Emilien n’avait pas prononcé un seul mot depuis son arrivée grandiose dans l’enceinte odélianne, il se racla le parchemin roulé qui lui servait de gorge.

Le colis ? Où est le colis !?

Monsieur Emilien ne pût s’empêcher de rire, un rire gras et décomplexé comme une gorgée de liberté dans cette prison de paroles. Un rire libérateur, puissant qui éveilla définitivement le cerveau endormis de l’éracien. Le silence enfin, il posa un œil moqueur sur son interlocuteur qui le regardait, entre incompréhension et impatience.

« Le colis… Votre maitre ne vous a donc rien dis ? Amusant… Très amusant. Qui me dit que j’aurai ma liberté une fois ledit paquet remis, vous avez déjà prouvé par le passé votre manque de loyauté. Je ne supporte pas les endroits humides, mes vieux rhumatismes se réveillent. Où donc est votre maitre ? Je ne devais m’entretenir qu’avec lui. J’imagine qu’il pense avoir meilleur à faire que d’ourdir avec un gueux… Donnez moi des garanties et vous aurez votre précieux. »

L’ignorance de ce malandrin arrangeait d’une manière inattendu les affaires de Monsieur Emilien, et il comptait bien utiliser cet avantage au maximum…

L’exiguïté de la cellule créait, avec l’aide des torches, un jeu d’ombres étranges, qui semblaient danser autour de Guy et des prisonniers du comte. Le vieil Emilien se permit un rire décomplexé en réponse à la question du serviteur. Il riait ! Pour quelles obscures raisons avait-il eu cette envie soudaine ? Là était la question. Face à cette réponse inattendue, Guy sortit fébrilement un petit parchemin enroulé et scellé par le Bélier sacré du comté. Il décacheta le courrier et le déroule en se remémorant les dernières consignes du Gras.

Ceci est à lire, si jamais le gueux ne se montre pas coopératif

Mais avant même qu’il n’est eu l’occasion de l’ouvrir, Emilien se lanca dans une nouvelle intervention, prenant un air et un ton plus assuré que précedemment, probablement détendu par son esclaffement.

Le colis… Votre maitre ne vous a donc rien dis ? Amusant… Très amusant. Qui me dit que j’aurai ma liberté une fois ledit paquet remis, vous avez déjà prouvé par le passé votre manque de loyauté. Je ne supporte pas les endroits humides, mes vieux rhumatismes se réveillent. Où donc est votre maitre ? Je ne devais m’entretenir qu’avec lui. J’imagine qu’il pense avoir meilleur à faire que d’ourdir avec un gueux… Donnez moi des garanties et vous aurez votre précieux.

Le fidèle serviteur du Gras ne put empêcher le rouge de lui monter aux joues. Pour qui se prenait ce petit directeur de théâtre minable, pour oser deviser sur la grandeur et sur les occupations de Sa Grasseté. Il répondit d’une voix vive, froissant quelque peu le parchemin entre ses doigts.

Mon maître a à faire en Etherna ! Et puis, vous êtes en retard, voilà bien longtemps que nous attendions votre visite !

Il bouillonnait, mais il se reprit rapidement en se plongeant dans la lecture des instructions de Gaucelm. La lecture fut laborieuse, car il maîtrisait cet art avec une certaine approximation. Mais après avoir déchiffré les conditions, il se lança dans une lecture à voix haute.

En cas d’une quelconque exigence de la part du gueux … Soit vous donner le colis immédiatement, soit vous serez pendus sur le champ. Ces menaces ne sont pas des paroles en l’air.

Il releva les yeux vers Emilien et ses acolytes, qui restaient silencieux. Oh non ! Ce n’était pas des paroles en l’air, et Emilien devait bien se le mettre dans le crâne si il voulait continuer à se plaindre de ses rhumatismes.

Enervant…

Il était remarquable à quel vitesse tout les sentiments de puissance naissaient et s’évanouissaient comme neige au soleil dans l’orgueil du comédien. Le vieillard semblait peiner sur un bout de parchemin, Monsieur Emilien l’avait bien vu durant son court mais puissant monologue. Il semblait contrarié, le pauvre petit domestique, peu être vexé qu’on ose traiter son maitre ainsi. Il avait toute la tête du lèche botte premier de la classe de théâtre que Monsieur Emilien avait suivit, plus jeune. Comment s’appelait-il déjà ? Urmin… Ormon… Ormin… Oui c’était ça, cette peste qui l’avait tant de fois balancer aux maitres alors qu’il buvait tranquillement en cachette… Ce souvenir éphémère le mit de mauvaise humeur. Présage d’une contrariété future ?

Puis la voix geignarde du vieux vint se briser contre son oreille, le tirant de sa rêverie. Affaires en Etherna ? Qu’en avait-il à faire, Monsieur Emilien voulait juste se débarrasser de cette sale affaire au plus tôt. En retard… C’était le pompon, ils n’imaginent peu être pas l’état des routes en hiver, les brigands, la neige et que sais-je encore qui les avaient retardés de plusieurs jours. La petite charrette ne se baladait pas en convoi militaire comme le Gras devait avoir l’habitude ! Triste réalité, pathétique et froide. En aurait-il donc fini avec cette maudite mission.
Il fulminait, mais le bonhomme ne semblait en avoir cure, il commença la lecture de son mot….

LE GREDIN ! L’IMMONDE FIEFFE COQUIN ! Il en resta coi. Cependant mis à part la frustration, la rage et le dépit qui inondaient tout son être, Monsieur Emilien ne pouvait que rester admirateur d’une telle malice, ce don si rare qui permet de prévoir tous les coups de son adversaire avec deux tours d’avance. Le comédien ne pouvait que se reconnaitre battu par son adversaire, le petit fourbe…

Un lourd silence s’installa. Il réfléchissait. Comment annoncer la nouvelle sans se faire pendre ?

…

« Bien, je suis las de jouer ce petit jeu, je joue cartes sur tables. Le colis est ici, mais il manque la « clé » pour pouvoir « l’ouvrir ». Voila ce que je propose : mon intérêt est de survivre, cela va de soi, aussi je vous donne le paquet, je rentre sur Erac, vous envoie la « clé », vous remettez le parchemin qui me laisse libre passage sur vos terres comme promis au messager, et on est quittes. Vous n’entendrais plus jamais parler de moi. Qu’en dites-vous ? »

Monsieur Emilien avait changé de ton, cette dette commença à peser lourd sur ses épaules.