Rencontre d'avenir... ou pas | Hanegard

Noah Noblegriffon était vieux, désormais. Âgé d’un peu plus d’un demi siècle, il sentait le poids des ans d’autant plus violemment qu’il avait failli mourir dans sa jeunesse. La maladie l’avait affaibli et lui avait donné des rides avant l’heure… Si bien qu’on lui aurait donné sans peine dix ans de plus. Mais si son corps le lâchait petit à petit, son esprit était encore alerte… Et plein d’ambition. Car c’était ça, le maître mot, quand on souhaitait résumer sa personnalité. « Ambition ». Un trait de caractère hérité de toute une lignée de noblesse qui n’avait eu de cesse de chercher à glorifier leur nom. Il était ce qu’on avait fait de lui, mais il l’était jusqu’au bout des ongles. Katalina avait été l’instrument qu’il avait lentement forgé… dernière héritière de sa lignée, elle devait par la même occasion redorer son blason.

Il devait bien avouer qu’elle avait réussi au-delà de toute espérance. Désormais, on pouvait admirer l’étendard des Noblegriffon à travers toute la Péninsule, son nom était connu et reconnu, elle était l’amie du Roi…. Le seul souci était que toute cette réussite lui filait entre les doigts, sa fille ayant gagné son indépendance à la mort de son époux. Il ne s’était jamais vraiment fait à l’idée. Dans son esprit, sa fille resterait sa fille tant qu’il serait vivant. Et ça tombait plutôt bien, parce qu’il était loin d’être mort. Fièrement dressé sur son cheval malgré d’horribles douleurs au dos - la noblesse était avant tout d’apparence - il s’arrêta face aux gardes du palais ducal.

« Je suis Noah Noblegriffon. Je viens voir le Capitaine de la Légion Noire. Pourriez-vous m’annoncer, mes braves ? »

Descendant de son cheval, en retenant la grimace qui lui montait au visage, il tendit ensuite les rennes à qui de droit et laissa la maisonnée du palais s’en occuper. Il se laissa ensuite conduire, observant le bâtiment de son regard… Rêvant à ses projets. Il était le doyen des Noblegriffon, depuis la mort de son père, et il lui revenait donc à lui de décider de la direction à suivre.

Désolé, court, mais c'est pour introduire, je ferais mieux après

Noah observait, pensif, la salle du conseil dans laquelle on l’avait mené. Son regard ne restait jamais en place, il le laissait vagabonder sur chaque objet, chaque détail, chaque siège y siégeant dignement. Dire que ses ancêtres avaient pu trôner ici, en tant que ducs ! La fin de leur règne remontait à deux cent longues années, et le début de la déchéance de la famille aussi, et il était grand temps de mettre fin à tout cela. Sa respiration était lente et maitrisée, alors qu’il pensait à ce qu’il était venu faire. Katalina allait le tuer, mais contrairement à elle, il savait ce qui était bien pour elle… et pour les Noblegriffon. Ils n’étaient plus que deux, après tout, ils avaient sur les épaules un héritage lourd mais aussi incroyablement gratifiant. Il y avait bien des façons de rayonner. Katalina en avait choisi une, et il devait avouer qu’elle avait excellé dans son domaine. Sa puissance économique était assez importante pour s’étendre sur toute la Péninsule… mais sa puissance politique, elle, restait ridicule. Certes, elle avait l’oreille du Roi, ce qui n’était pas négligeable… mais sans lui, elle n’était rien. Non, tant que sa fille ne récupérerait pas des terres, la renaissance ne serait pas complète.

Finalement, son attente ne fut pas très longue et il put apercevoir l’objet de sa venue s’approcher à grand pas vers lui… Grand, fort, un véritable colosse, qu’il avait du déranger dans un exercice physique quelconque à en voir son accoutrement. Mais il était un héros de guerre, un ami des puissants de Serramire. Il était l’allié parfait pour ses projets. Un militaire, qu’il ne ferait pas l’erreur de sous-estimer, mais qu’il essaierait tout de même d’embobiner. Mais pas en mal, oh non… Serramire ressortirait grandi de tout cela.

« Capitaine, c’est un honneur de vous rencontrer. »

Et il inclina même légèrement la tête. Nulle flatterie mal placée, Kastelord avait une réputation honorable et la fidélité de ses armées, il méritait un certain respect. Il se redressa pourtant bien vite, et esquissa un léger sourire alors qu’il l’observait.

« Dites moi, sire Kastelord… Que diriez vous de parler d’avenir avec moi ? »

Il consacra la seconde suivante à englober la salle du regard, cherchant les sièges, se demandant lesquels Hanegard choisiraient. Du moins, Noah espérait qu’il en choisisse, pour qu’enfin ils puissent s’assoir. Son dos lui faisait mal, horriblement mal, la chevauché avait été une esbroufe de trop et il avait besoin de le reposer. Mais il ne laisserait paraître aucune faiblesse, quitte à revenir chez lui en rampant. Ainsi était-il, dur avec sa fille mais uniquement parce qu’il était dur avec lui-même. Revenant rapidement à Kastelord, il attendit son bon vouloir.

Être vieux était une plaie dont il ne guérirait qu’à sa mort, à son grand regret.

« Savez-vous ce que vous représentez, Hanegard ? »

Ah ! Qu’il était bon de pouvoir s’assoir à nouveau, et sur un fauteuil confortable qui plus est. Tendant la main vers le verre de vin qui lui était destiné, il le remercia d’un hochement de tête avant de se caler confortablement contre le dossier de son fauteuil. On ne le reprendrait plus à chevaucher avant un long moment… Du moins, après être rentré « chez lui » - car tout appartenait désormais à Katalina, même s’il avait du mal à l’accepter - car sa fierté lui interdisait de montrer trop visiblement sa faiblesse.

« Héros de guerre… C’est une agréable position, j’imagine. Même si on préférerait sans doute ne jamais avoir à le devenir. »

Observant un instant son verre, auquel il imprima une légère rotation afin de faire tournoyer doucement le liquide, il mima le désolément.

« Jamais Serramire n’a été aussi puissant un jour et faible le lendemain. On ne peut plus parler de déchéance, mais bien de dégringolade ! Ah, si seulement le jeune Merwyn avait été plus avisé, s’il avait pris son temps… Il aurait pu s’élever avec la bénédiction de Diantra. »

Noah ne quittait pas des yeux le « jeune » Hanegard, à la recherche d’une réaction quelconque. Il devait faire attention à ses paroles, le capitaine pouvant être son meilleur allié ou son pire ennemi. Et, à son âge, il n’avait plus l’énergie de s’opposer à de quelconques ennemis. Il l’avait fait pendant sa jeunesse, et avec brio, mais il n’était plus tout jeune, justement. Portant le vin à ses lèvres, il gouta le précieux liquide.

« Hum… Une véritable merveille. »

Posant ses bras sur les accoudoirs de son fauteuil, il recommença à jouer avec son verre. Que pensait Hanegard ? Il aurait donné cher pour le savoir, mais malheureusement il n’était qu’un homme, et les pensées de ses pairs lui restaient inaccessibles…

« Les Seigneurs vous écoutent, ils savent qui vous êtes, ce que vous avez fait. Vous n’êtes pas duc, ou du moins, marquis comme il faudra nommer le successeur de Séraphin, mais par vos actes et votre renommée, vous fédérez un minimum ces terres. Le souci est que vous ne pourrez jamais les fédérez plus "qu’un minimum", et vous le savez. »

Les raisons de la venue du noble devaient désormais se dessiner lentement sous les yeux surement las du soldat, mais là où bien d’autres n’avaient d’autres arguments que leur ignoble ambition, lui avait des arguments en plus. Comme par exemple la fortune de sa fille.

« Le Roi tarde à nommer un nouveau marquis. Et pourquoi en irait-il autrement ? L’ennemi d’hier n’est plus une menace politique, de cette façon… et grâce à vous, il reste un rempart redoutable pour les drows. »

La stricte vérité, mais Kastelord en avait-il conscience ?

Noah esquissa un sourire approbateur à son interlocuteur, et hocha la tête.

« C’est cela même… La stabilité ! »

La stabilité, où le rêve de la collectivité humaine. Les masses rêvaient de stabilité, de paix, de calme… Alors que l’individu, lui, ne cessait de tout vouloir bouleverser. Que ce soit un paysan cherchant à racheter la terre d’un rival ou un noble se servant de ses armées pour imposer sa loi, le constat était le même, la masse s’opposerait toujours à l’individu, et l’individu à la masse. Mais Hanegard, lui, était un homme différent, comme il en existait peu. Il avait une faille, celle de penser aux autres avant de penser à lui. Une faille que comptait bien exploiter Noah à son insu, pour le bien de Serramire. En continuant son discours sur les constats tristes mais bien réels de la situation du marquisat, il savait qu’il mettait Kastelord mal à l’aise. Sur quel pied devait-il danser ? Imaginait-il que le Noblegriffon révélerait un masque de félon ? Devait-il le faire arrêter de suite, ou attendre ? Hanegard était un homme d’honneur, et Noah était prêt à parier qu’il n’arrêterait pas quelqu’un pour une simple présomption.

« Ce que vous pouvez faire ? »

Laissant de nouveau le silence s’installer, Noah but une nouvelle gorgée, lentement, avant de reposer son verre sur l’accoudoir et de se pencher en avant, jaugeant le capitaine.

« Vous pouvez unir Serramire une dernière fois, capitaine. »

Noah s’amusait… voilà bien longtemps qu’il n’avait pas eu l’occasion d’esquisser les manœuvres du jeu politique. En parlant à demi-mot, il faisait craindre au capitaine le pire. Ensuite, quand viendrait le temps de le détromper et d’exposer clairement les raisons de sa venue, le soulagement le mettrait dans un meilleur état d’esprit. Légèrement, mais c’était toujours ça. Bien sûr, il y avait des chances qu’au contraire, cela énerve le militaire, mais d’un autre côté, Noah était somme toute un fin manipulateur qui ne sur-jouait pas. Il avait obtenu la main de sa femme de la même façon jadis, mais l’enjeu était cette fois bien plus grand.

« Les Seigneurs qui n’étaient pas fidèles au Roi ont perdu leur fief, ceux qui restent ne trahiront pas, soit parce qu’ils sont des partisans convaincus, soit parce qu’ils se savent impuissants face à l’hégémonie de Diantra. Mais pourtant, le Roi hésite… Pourquoi ? Parce qu’il ne les connaît pas. Comment être certain de ne pas répéter les erreurs du passé ? »

Il marqua une pause, observant son verre, tendant la main pour le saisir. Il en but une nouvelle gorgée, puis regarda de nouveau « l’homme à convaincre ».

« Le Roi n’a plus confiance en nous. »

Triste constat, mais pourtant… comment nier l’évidence ? Trystan avait trop souffert des envies de grandeur de Merwyn, il avait cru voir s’élever un archiduché capable d’égaler la puissance de Diantra.

« Ma famille a toujours été fidèle au Roi, ma fille l’a rejoint en Erac et a mis à son service notre fortune. Ne doutez pas de moi, Hanegard, je ne cherche pas à lancer une nouvelle guerre civile ou à monter une nouvelle insurrection. Mais nous deux savons qu’il ne nommera que quelqu’un en qui il sait pouvoir avoir confiance… »

Son regard se fit plus dur, alors qu’il ne lâchait plus le regard du capitaine.

« Dites-moi, capitaine… Aimeriez-vous voir un petit nobliau arrogant du Sud venir dans les Marches pour en prendre les rennes ? Accepteriez-vous une telle déchéance ? »

La question était désormais de savoir si, comme la majorité des Serramirois, Hanegard portait un regard légèrement teinté de mépris sur « le Sud ». La séparation entre les deux points cardinaux, incarnée par le duché d’Erac qui servait de frontière officieuse, était bien réelle. Le nord était bien plus rural, bien plus militaire que le sud, qui lui excellait dans l’économie et dans la « culture ». Etant un militaire de profession, Noah ne se faisait pas trop de souci… Mais il résidait tout de même un doute.

« Le prochain Marquis de Serramire doit être de Serramire, c’est une évidence… »

Sans rien dire, Noah observa son « pigeon » - même s’il était incorrect de le nommer ainsi, en effet, le noble ne lui voulait aucun mal et était persuadé que sa petite manœuvre ne pourrait faire que du bien au marquisat - se diriger vers la fenêtre, esquissant malgré lui un léger sourire. Que pensait-il ? Fulminait-il contre sa propre impuissance, impuissance soulignée par son invité. Il marmonna quelque chose, mais à sa grande déception, le son ne porta pas assez pour que Noah entende quoi que ce soit. Mais il pouvait toujours tenter d’imaginer la teneur… Rageait-il contre le noble, contre le roi, contre le royaume ? Ou contre les trois à la fois. Il garda le silence, lui laissant le temps de remettre un peu d’ordre dans ses idées, et reprit un visage neutre quand le grand capitaine se tourna vers lui et reprit sa place.

Il n’en dit pas plus alors qu’Hanegard lui parlait. A sa grande joie, il vit que le légionnaire n’avait pas compris le sens de ses paroles, et qu’il était parti dans la mauvaise direction. Ah ! Tous les militaires résonnaient de la même façon, par la force des armes et non grâce à la subtilité de la politique. C’était pour cela que le premier Noblegriffon à avoir posé un pied sur le trône ducal avait été un politicien et non un guerrier.

« Vous avez raison. »

Posant ses bras sur ses genoux, il se pencha un peu plus vers Kastelord, captant de nouveau son regard.

« Oui, Merwyn a donné à Trystan exactement ce qu’il lui fallait pour imposer son hégémonie. Et non, il ne faut pas remettre cette hégémonie en cause. Parce que ça serait suicidaire, mais surtout parce qu’elle ouvre la porte à une nouvelle ère, plus prospère, et bien plus profitable à nous tous. »

Se redressant juste assez pour se saisir de nouveau de son verre, il en but une gorgée. Où voulait-il en venir ? Telle devait être la question qui tourmentait le pauvre capitaine serramirois. Il était surement un stratège très compétent, mais il montrait déjà ses limites en… manigances, le terme était peu flatteur mais tellement vrai.

« Croyez-moi sur parole quand je vous dis que vous pouvez unir Serramire. J’en suis incapable, je ne suis qu’un vieil homme, ma marge de manœuvre est limitée. Mais vous… vous, vous avez l’oreille des Seigneurs ! Et c’est ça, qui est important. »

Se penchant de nouveau, verre en main, il fit signe au légionnaire d’en faire de même, comme pour le mettre à l’aise… Comme pour lui dévoiler un grand secret, si important qu’il fallait, dans un premier temps, le conserver.

« Vous oubliez une chose importante, Serramire ne peut être totalement sacrifiée. Le Roi ne peut pas se permettre de se mettre à dos les hommes qui lui ont permis de mettre en déroute Merwyn si facilement. Le "pouvoir absolu" ne l’a pas rendu idiot, il n’est devenu un barbare sans aucune finesse. »

Il esquissa un léger sourire. Non, il ne fallait pas sous-estimer Trystan.

« Serramire ne peut rien imposer… Mais le Marquisat peut proposer. Si, avec l’appui des Seigneurs féodaux, vous déclarez d’une même voix à Sa Majesté le candidat qui, pour vous, serait idéal, qui soit né en Serramire, qui y ai grandit, et qui ai participé à son rayonnement… et si, par le plus grand des hasards, ce candidat était un ami de la dite Majesté, croyez vous qu’elle refuserait ? »

« Allons, capitaine ! Je suis sûr que vous avez compris. »

Noah esquissa un sourire complice, comme s’il voulait montrer qu’il comprenait la manœuvre du militaire et qu’il lui pardonnait d’en user contre lui. Un brin d’hypocrisie ne faisait jamais de mal, après tout. Il laissa le silence planer quelques secondes, le temps de mettre ses idées en ordre. Il avait fait le plus dur, Hanegard semblait intéressé par ce qu’il pouvait avoir à dire. L’avait-il convaincu ? Après tout, son raisonnement tenait la route, et bien plus encore. Se redressant après avoir livré son « grand secret », il termina son verre avant de le reposer sur l’accoudoir.

« Je vais me répéter, mais ce vin est une merveille. »

Comment faire oublier que Katalina était sa fille ? Car c’était là la plus grande faiblesse de son plan… On l’accuserait rapidement de chercher à défendre ses propres intérêts, ce qui était à la fois vrai et faux. Oui, sa présence en ces lieux avait pour but de favoriser sa lignée, mais non, cela ne se réduisait pas à la simple ambition personnelle. Il était persuadé que sa fille était la candidate idéale pour la succession à son ancien amant.

« Ma fille, Sire Kastelord… ma fille ! Mais, par pitié, oubliez que je suis son père et que nous partageons le même sang quelques instants. Vous feriez une grave erreur si vous restiez focalisé sur ce… détail. »

Ah, ça, si seulement le légionnaire en était capable. Noah savait bien que la suspicion resterait, quoi qu’il fasse. Mais il allait devoir faire avec, s’en accommoder et peut-être même jouer la dessus… si c’était possible.

« Il y a plusieurs raisons qui font que Katalina est une candidate sérieux. D’une part, elle est la première à s’être détachée du Duc, et a largement prouvé sa loyauté à notre souverain. »

Certes, elle l’avait quitté trop tôt pour associer son départ à la folie conquérante de Merwyn, et Hanegard le savait. Pourtant, la seconde partie était verdict, elle avait largement prouvé où allait sa fidélité, et avait même gagné l’amitié du Roi pour cela. Kastelord était au courant, cela ne servait à rien de lui rappeler.

« Mais ce n’est pas suffisant, vous le savez comme moi. Ah… Si tout était aussi simple. »

Se calant confortablement contre son siège, il lança un long regard au militaire.

« Sachez d’abord que Katalina est née pour régner. Je suis un homme prévoyant, et j’avais confiance en son potentiel, aussi lui ai-je fourni toute l’éducation nécessaire. Certes, elle reste uniquement théorique, mais ma fille sait s’entourer et elle apprendra ce qu’il lui manque en peu de temps. Mais encore une fois, ce n’est pas suffisant, n’est-ce pas ? »

Il esquissa un sourire. Il était dans son élément, il avait toutes les cartes en main et les distribuait à la vitesse qu’il voulait. Là, il avait décidé de tout dire pour mettre Hanegard en confiance, c’était peut-être une erreur mais il avait bien conscience que le capitaine n’était pas habitué à ce genre de discussions.

« C’est un fait relativement peu connu, ou du moins oublié, mais mon épouse était la cadette du Seigneur de Versmillia. Or vous n’êtes pas sans savoir que ce dernier n’est plus, ayant décidé de rester fidèle à Merwyn après la nouvelle de sa destitution*. Elle n’est pas l’unique héritière pouvant prétendre au fief, mais elle reste la plus… puissante, dirons-nous. Elle gagnerait alors la légitimité qui lui manque. »

Il se pencha de nouveau, le regard étincelant.

« Ne voyez vous pas ? Le marquisat a besoin d’une unité politique, et ma fille peut vous l’offrir ! Oubliez qui je suis, concentrez vous sur elle ! Certes, elle est une femme, mais si elle peut compter sur le soutien de l’armée, votre soutien, elle ne sera pas contestée. Certes, elle manque d’expérience, mais il ne tiendra qu’à vous de la guider. Tout ce que vous avez à faire, Hanegard, c’est convaincre les Seigneurs féodaux fidèles à la Couronne de plaider sa cause avec vous auprès de sa Majesté. »

*Autorisation demandée au staff et accordée.

La discussion prenait un virage intéressant. La partie n’était certes pas gagnée, mais au moins le capitaine ne s’était pas braqué quand il avait vu ses soupçons se confirmer. Oui, Noah venait représenter les intérêts de sa fille et donc indirectement les siens. Il était bien conscient que cela était et resterait son plus gros désavantage, celui de porter le même nom que le candidat qu’il présentait. Mais il avait passé avec succès cette première étape, et il se sentait capable de s’attaquer aux autres désormais. La suivante était de faire oublier que sa fille n’était pas son fils. C’était triste à dire, mais les femmes qui avaient gouverné le nord s’étaient toutes faites tristement remarquer… Jusqu’aux exemples les plus récents, comme Pearla d’Alonna qui avait mené sa baronnie au bord de la fusion avec Serramire et Estel d’Etherna qui avait purement et simplement fuit.

« N’oubliez pas, Capitaine. Oubliez qu’il s’agit de ma fille. »

Il l’observa se renverser dans son fauteuil, le suivant du regard. Les rôles s’étaient inversés, désormais. Noah avait récité son texte, et c’était au tour d’Hanegard de le faire. Kastelord était un militaire, il avait une vision pratique des choses… Il était un adversaire dangereux, car peu habitué aux « codes » qui régissaient la vie du Noblegriffon depuis son enfance. Mais il était aussi « naïf », et le noble espérait bien jouer là-dessus. Il le laissa parler, notant chacun de ses arguments, appréciant malgré lui leur justesse. Oui, le légionnaire n’était définitivement pas un idiot.

« Commençons par le plus simple… Pourquoi moi, et non elle ? »

Il esquissa un léger sourire, comme s’il prenait cela sur le ton de la plaisanterie.

« Je crois que j’ai déjà prouvé bien des fois à Katalina qu’elle peut me faire confiance dès qu’il s’agit de veiller sur ses intérêts, elle me fait confiance, et heureusement ! Ne suis-je pas son père ? »

Il secoua la tête, et repris assez vite… laissant un semblant de silence, juste assez pour ne pas paraître pressé mais avant que son interlocuteur ne puisse répondre à cette question purement rhétorique.

« Ma fille est pour le moment retenue auprès du Roi. Je suis sûr qu’elle viendra nous rejoindre au plus vite. Quant aux soucis que pourraient représenter nos affaires… C’est un non problème. Pensez vous que les dettes auront encore lieu d’être quand elle deviendra Marquise ? Vous voyez nos comptoirs comme des ennemis potentiels, et pourtant… Katalina est attachée à sa terre natale, et elle utilisera tous les moyens en sa possession pour l’aider à redresser fièrement la tête. Voyez ses activités commerciales comme un moyen d’y parvenir. »

Il secoua la tête, comme si une idée le préoccupait.

« L’heure est grave, Capitaine. Serramire n’a jamais été aussi vulnérable. Il ne peut même plus faire confiance à ses vassales ! Regardez le Gras d’Odélian, il a put conquérir Etherna en toute impunité. Combien de temps lui faudra-t-il, à votre avis, pour que l’idée de se détacher de l’ancienne autorité ducale l’allèche assez pour qu’il agisse ? »

Noah s’amusait comme un fou. C’était mal, il le savait, mais qu’il était bon de se lancer de nouveau dans le grand jeu qu’est la politique ! Sa fille l’avait tenu éloigné bien trop longtemps de ces petits plaisirs, mais alors qu’elle ne tenait plus en place depuis presque un an, il avait de nouveau les mains libres… et il comptait bien utiliser sans complexe cette liberté retrouvée. Katalina avait fait beaucoup pour les Noblegriffon, plus qu’il n’aurait pu l’espérer d’ailleurs, mais il lui appartenait à lui de compléter ce magnifique édifice. Il observa son interlocuteur, manifestant sa surprise d’un haussement de sourcil significatif.

« Vous aiguisez ma curiosité, Capitaine. »

Il se leva, laissant à peine entrevoir sa douleur. Son dos était de plus en plus douloureux, et il devait bien avouer que rester assis ne l’aurait pas dérangé, bien au contraire. Mais le jeune et fougueux légionnaire ne semblait pas se préoccuper de la douleur de ses aînés, alors même que ceux-ci la laissait juste assez visible pour qu’on en prenne compte sans pour autant s’en inquiéter à voix haute. Il le suivit sans rien ajouter, laissant son regard se promener sur un palais… le palais de ses ancêtres, et celui de ses descendants, si tout allait bien. Ils finirent par déboucher à l’air libre, sur les créneaux du château. Noah ne put retenir un sourire amusé quand Hanegard lui montra l’horizon. Ah, forcément…

« Vous avez de quoi être fier, Hanegard. »

Et il était sincère. Car, oui, Noah pouvait être capable de sincérité, et il devait bien avouer que le capitaine avait fait du bon travail, du très bon travail.

« Cependant, excusez-moi de vous dire que vous êtes naïf. »

Il posa son regard bleu-gris sur le concerné.

« Vous me pardonnerez d’être un peu… direct, mais je pense que vous préférerez. Vous vous reposez sur votre armée, parce que vous la connaissez, vous savez ce qu’elle vaut et ce qu’elle peut réussir. Mais il n’y a pas que les puissantes armées qui dessinent la carte du Royaume. Le sud est puissant, pourtant aucun de leur soldat ne vaut un paysan du nord. »

Il soupira, posant ses bras sur la pierre froide. Il se serait bien assis, le pauvre.

« Vous oubliez une chose. Ce n’est pas votre soutien que je suis venu chercher. Je suis venu chercher le soutien de Serramire tout entier. Seul, en effet, vous ne pouvez rien. »

Il haussa les épaules.

« Je ne peux rien vous dire de plus que ce que vous savez déjà. Je vous laisse seul juge de la situation…. Aussi, sauf si vous avez la moindre question, je pense que je vais vous laisser… méditer. »

Il aurait aimé ne pas souffrir autant, il aurait pu chercher à le convaincre plus. Mais Noah avait besoin de repos, il en avait déjà… bien trop fait, comme avait pu le dire son épouse, en d’autres temps, d’autres lieux.