Un instant avant le Gras [Thibault]

Etherna...

Ville autrefois appartenant à Sainte Berthilde et aujourd'hui vassale d'Odelian. Il était étrange de constater combien la Guerre Civile avait su profiter au Comte. Il avait su tirer parti des troubles du Nord et de l'alliance traitresse de Merwyn et Aegar pour réaliser ses ambitions et s'octroyer plus de terre et donc plus de pouvoir. Capitaine dans l'armée Odélianne, Thibault savait que tout cela n'était que manigances et manoeuvres de la part d'un homme aussi peu scrupuleux que gras... C'était dire. Mais qu'importe ses magouilles, le jeune homme était un Rochefort, fidèle à son seigneur, aussi vil puisse-t-il être. Et alors? Il avait fait beaucoup de bien à Etherna étouffée par l'incompétence de ses dirigeants? Les etherniens devaient être fiers de servir un tel homme!

Mais le jeune homme n'avait pas la tête à tout cela. Son père était mort le jour du Voile et il devait assister à ses obsèques. Néanmoins, s'il s'était mis en route, il n'avait nullement l'intention de rallier Assar maintenant, préférant débarquer la veille des obsèques et repartir le soir même, afin de ne pas avoir à supporter son frère parricide trop longtemps, au risque de le tuer de rage. Effarant comme il perdait facilement son sang froid avec Loup. Certes, il n'était pas un modèle de contrôle de soi comme son frère, mais il était d'une puérilité rare avec lui, quand il savait être un homme avec ses soldats ou son seigneur. Avec sa mère et sa soeur, c'était encore différent. S'il faisait bonne figure devant sa mère, Marion, elle, ne se leurrait pas et connaissaient les serpents qui tapissaient l'âme de son frère jaloux de son aîné. Elle savait lire en lui avec un peu trop de clairvoyance. Si personne n'ignorait l'animosité entre les deux frères, peu se doutaient jusqu'à quel point Thibault haïssait son aîné trop parfait.

Parfait, vraiment? Il était arrogant et était faible face aux femmes. Il se targuait de vertus qu'il ne possédait pas. Assar était à lui, mais cet idiot aurait pu le mettre en péril pour les beaux yeux d'une femme... Non, Loup n'était pas ce parangon de vertus que tout le monde voyait, mais il les aveuglait de son charisme, au grand dam du pâle Thibault qui évoluait dans son ombre, malgré l'éloignement.

Silencieux sur sa monture, il évoluait dans l'obscurité que le voile avait instauré en étendant son ombre inquiétante. Il avisa alors un carrosse qui bloquait la route. Il soupira, contournant avec son étalon, avant de le faire stopper en remarquant une silhouette inanimée sous un arbre. Inquiet, il s'approcha, avant de remarquer que c'était une pâle jeune femme qui gisait là. Il mit pied à terre, en espérant qu'elle n'était pas blessée et suspendit son geste en la voyant ouvrir les yeux. Elle n'était pas morte, c'était déjà ça.

- "Excusez-moi ma Dame, je ne voulais pas vous déranger, mais en vous voyant ainsi sous cet arbre, j'ai pensé qu'il vous était arrivé quelque mal... Tout va bien?"

Thibault était vêtu sobrement d'une armure légère, sa tête restant libre, si bien que ses cheveux si blonds qu'ils en paraissaient blancs encadraient son visage bronzés où brillaient ses yeux ambrés.

Agressif, il ne l'était certes pas. Il attendait, à distance convenable, mais avec une lueur d'inquiétude dans le regard. Cependant, la dame se redressa lentement, remettant de l'ordre dans ses vêtement, lui permettant ainsi d'admirer la richesse de ses atours et la souplesse de son corps... la finesse de sa taille enserrée dans un corset. Elle semblait très jeune, vulnérable, mais pourtant d'une calme assurance alors qu'elle se retrouvait seule avec un inconnu qui aurait pu être animé de mauvaises intentions. Il remarqua alors quelque chose d'étrange dans son regard, comme... une différence de nuance dans ses yeux et en vint à la conclusion que ses yeux étaient dépareillés. Loin d'être repoussante, cette particularité rendait son regard fascinant.

Il sortit de sa contemplation pour voir apparaître un homme qui avait du aller se soulager dans les sous bois et qui se retrouva fort embarassé de voir que sa maîtresse (car il ne pouvait s'agir que de cela au vu de ses vêtements, si simples comparés aux atours de la dame), se retrouvait en fâcheuse posture. Néanmoins, il ne tenta rien de stupide face au gentilhomme. Tant mieux, Thibault aurait été désolé de devoir le tuer pour se défendre.

- "Raison évidente, certes, mais peu prudente."

La voix basse et grave de Thibault tranchait avec celle, douce et claire de la jolie inconnue.

- "Vous êtes seule avec lui?"

Il fronça les sourcils, marquant son inquiétude à cette idée. Les routes n'étaient pas sûres, les pillards profitaient allègrement de l'obscurité et de la peur pour s'enrichir au détriment des innocents. Il ne le savait que trop bien.

- "Les routes ne sont pas sûre ma Dame."

Il ne connaissait pas son rang, ne connaissait pas ses moyens financiers pour se protéger, mais voyager avec son cocher était une folie qui pouvait lui coûter cher. Elle le remercia de sa sollicitude et il sourit très légèrement.

- "De Rochefort. Thibault de Rochefort, ma Dame."

Il remarqua son regard insistant sur lui et notamment le fait qu'elle soutienne son regard intense aussi longtemps, bravant toutes les lois de bienséances qui auraient voulu qu'elle détourne pudiquement le regard en rougissant.

- "Vous comptiez déjeuner ici? Si je peux me permettre un conseil, vous feriez mieux de vous trouver une auberge, vous seriez plus en sécurité."

Il se contenta de hocher la tête alors qu'elle expliquait être seule avec son cocher, mais qu'elle avait été surprise par le Voile qui ne semblait pas décidé à se lever et qui rendait tout trajet dangereux. Il pouvait bien lui faire la morale, il se promenait seul et aussi doué soit-il à l'arc et à l'épée, il ne pouvait pas rivaliser avec une bande de brigands. Néanmoins, il était seul, sur un cheval surentrainé et rapide, ce qui lui donnait un avantage considérable sur cette jeune femme en carrosse lourd qui ne ferait pas le poids dans une fuite avec des chevaux légers.

- "Non, en effet, je ne suis pas éthernien, je suis né à Assar, en Odélian."

Un mince sourire ourla ses lèvres, alors qu'il reprenait :

- "Cela dit, maintenant que ces deux terres sont rattachées, nous sommes de la même patrie, n'est-ce pas?"

Ce n'était pas courant qu'un marquisat perde une terre au profit d'un Comté et que ce Comté devienne plus puissant que ses voisins, plus puissant même que son propre suzerain. Gaucelm l'avait joué fine, on ne pouvait pas nier son ambition, ni son ingéniosité.

- "Le plaisir est pour moi ma Dame."

Erignac lui rappelait bien vaguement quelque chose, mais impossible de se rappeler quoi et finalement, il résolut de ne plus s'en préoccuper pour préférer se concentrer sur la jolie Emma. Il l'a mise en garde sur le fait de déjeuner dans ce bois et lui conseilla une auberge, mais elle semblait mourir de faim et ne pas pouvoir attendre d'atteindre un lieu plus sûr. Hum, il ne pouvait pas la blâmer, mais il n'approuvait pas pour autant son choix. Il fut pourtant surpris qu'elle lui propose de partager son repas avec lui, arguant le fait que la compagnie de son homme de main n'était pas très joyeuse.

- "Je vois. Mais que peut-il bien avoir à redire sur vos manières?"

Taquin, il lui sourit, avant d'approcher son cheval de l'arbre et de nouer sa brise à une branche basse.

- "Merci pour cette proposition généreuse, j'accepte avec joie."

Et puis, au moins rassurait-il ainsi sa conscience en restant davantage avec la jeune femme et en assurant partiellement sa protection. L'idée lui vint qu'il pouvait l'accompagner jusqu'à sa destination si elle n'était pas trop éloignée, pour avoir la conscience tranquille, bien entendu.

- "Si ce n'est pas indiscret, je peux savoir où vous vous rendez séant?"

Thibault ne se départit pas de son sourire alors que la jeune femme le reprenait doucement, mais fermement, en se disant Berthildoise. Tiens tiens, la demoiselle avait-elle donc un problème avec l'annexion d'Etherna?

- "Ce que vous semblez revendiquer avec ferveur."

Elle se présenta comme Emma d'Erignac, mais si ce nom réveilla quelque chose dans l'inconscient de Thibault, il ne s'y attarda pas. Une erreur, sans doute, mais il ne le savait pas encore. Non, la dame prenait ses conseils au sérieux, mais ne renonçait pourtant pas à son idée première et en profita pour inviter Thibault à rester avec eux. Il engagea la conversation aussitôt, en parlant du cerbère qui semblait accompagner la jeune fille et lui faire des reproches.

Le dit cerbère en profita pour s'occuper de tout mettre en place en moins de temps qu'il ne faut pour le dire et Emma s'installa, lissant la nappe avec application, tandis que le chevalier s'asseyait à son tour, nonchalamment. Il en profita pour demander l'objet du voyage de la jeune femme et elle lui indiqua qu'elle se rendait en Odélian. Avant de s'inquiéter pour les frontières.

- "Ce n'est certes pas sûr, mais oui, vous pourrez vous y rendre, le Comte n'est pas homme à négliger ses frontières et à laisser entrer ses adversaires."

Il repoussa une mèche blonde de son visage, avant de fixer la jeune femme, s'attardant sur son regard si particulier.

- "Je peux vous accompagner jusqu'à Odelian, si vous le désirez... Je connais ces terres par cœur."

Et pour cause, servant dans l'armée Odélianne, il en connaissait le moindre relief.

- "Vous avez un regard envoûtant ma Dame."

Changement brutal de conversation, mais il ne cessait de la fixer et expliquait ainsi son impolitesse.

L'affaire était entendue, Thibault les accompagnerait jusqu'à destination, cela le distrairait un peu de ses sombres pensées. Voyager en si charmante compagnie était une chance finalement. Il sourit quand elle parla du Comte et de son secret désir.

- "Vraiment? Pourtant, je doute que Sainte Berthilde accepte un jour que le Comte devienne Marquis... Me serais-je trompé?"

Il ne savait pas ce qu'elle cherchait à savoir ou à lui faire dire, mais il n'avait pas l'intention de dévoiler quoique ce soit des ambitions de son suzerain, pas même à une ravissante intrigante. Il la regarda sortir le pique nique et admira la beauté des couverts, délicats et d'une richesse incontestée bien que discrète. Cette fille était riche, mais il ne savait pas encore à quel point. Il se permit alors un compliment pour expliquer son regard insistant et elle suspendit ses gestes un instant, avant d'arguer un héritage maternel. Il prit l'assiette, sans arrêter de la regarder, avant de hausser un sourcil amusé à sa réponse concernant son propre regard ambré. C'est vrai, il avait des yeux d'une couleur rare, noisettes tirant sur l'or. Il mordit à son tour dans la cuisse, avalant, avant de rétorquer, amusé :

- "Et de quel artifice pourrais-je bien user dans ce cas? Allons, un peu de sérieux ma dame, je n'ai que faire de ce genre de coquetterie inutile, mes yeux ont toujours été ainsi et le seront toujours, quoique vous en pensiez."

Il sourit de nouveau, le regard pétillant de malice.

- "Maintenant, je ne saurais expliquer leur couleur, il n'y a aucune particularité héréditaire dans ma famille, même si mon frère a le regard qui tire sur l'ambré parfois."

C'était drôle de constater que c'était Thibault qui avait un regard de loup et non pas Loup... Ironie du sort.

- "Ce poulet est délicieux."

Aussi délicieux que votre compagnie, se retint-il de dire.

- "Alors bon courage pour trouver un tel homme ma Dame."

Ou pas... Gaucelm était certes un excellent dirigeant, mais aussi un adversaire impitoyable et un ambitieux qui ne reculait devant rien pour atteindre ses buts. Thibault savait que le Comte avait deux faces, l'une bonhomme, voire idiote, l'autre redoutable. Le jeune chevalier jeta un coup d'oeil au cocher qui ne semblait pas content de la tournure des évènements. Un sourire amusé dansa au coin de ses lèvres pleines, mais il cessa de s'intéresser au domestique pour se concentrer sur sa jeune et jolie maîtresse au regard dépareillé. Il la complimenta sur son regard et elle lui rendit la pareille, surprenant le chevalier qui n'avait guère l'habitude de se faire complimenter sur ses yeux. Il lui répondit que c'était naturel et qu'il n'avait pas de temps à perdre en artifices inutiles.

- "Doser les teintes premières? Vous parlez comme une artiste."

Comme une peintre... Drôle d'impression mais elle faisait un compliment sur la couleur, pas sur l'homme. Un compliment d'artiste.

- "Je pourrais le prendre pour un compliment sur ma personne, mais j'ai l'impression que ce n'est pas de cela qu'il s'agit."

Regard aiguisé et esprit perspicace, n'en déplaise à ses détracteurs qui ne voyaient en lui qu'un bouillonnant cadet qui ne rêvait que de devenir un loup. Son regard ambré chaleureux prit des teintes minérales quand elle parla de son frère et lui dit qu'il était chanceux. Il hocha la tête sèchement, avant de répliquer d'une voix coupante :

- "Ce n'est pas une chance."

Il aurait préféré ne jamais avoir de frère. Loup et lui étaient trop dissemblables... Et en plus il avait tué leur père. Sa bouche se pinça, mais il se reprit.

- "J'ai une sœur aussi, plus âgée. Je suis le petit dernier."

Il avait dit cela sur le ton de l'humour, mais on sentait une pointe d'amertume dans cette place difficile de cadet. Il complimenta son hôtesse improvisée sur le repas et il sourit quand elle répliqua qu'elle grossirait si elle ne faisait pas attention.

- "Ce serait effectivement dommage."

Elle était très jolie ainsi, fine, sans être squelettique, avec des formes exquises. Thibault n'était pas aussi charmeur que son frère et était loin d'avoir mis autant de femmes dans son lit, mais il avait des yeux pour voir et savait apprécier la beauté. Mais de nouveau, Emma commit un impair et il se ferma quand elle demanda ce qu'il faisait ici.

- "Mon père est mort le premier jour du Voile. Je dois me rendre à ses obsèques, mais je lambine, car je ne suis pas pressé de retrouver les miens."

Il perçut le soupir de la belle et s'enquit alors, l'épinglant du regard avec acuité :

- "Que me vaut ce soupir ma Dame? Quelque noire pensée?"

Ah oui, là c'était un compliment, dit sans fausse gêne aucune et le chevalier fut tenté de détourner le regard devant l'insistance de celui d'Emma. Mais il se retint, il n'était pas une jeune pucelle effarouchée qui rosissait à un compliment quand même! Mais il n'était pas habitué à ça. D'habitude, il avait plus le droit à des compliments concernant sa carrure, que concernant son visage et en particulier son regard. Même si c'était déjà arrivé. Il choisit d'en rire et répliqua avec une pointe de malice :

- "Et encore, il fait nuit, vous devriez voir cela en plein jour."

Quoiqu'on était en plein jour, mais le Voile faussait absolument tout. Il repartit à la charge :

- "Vous êtes donc artiste? Que faites-vous? De la peinture? Du dessin?"

Il n'allait pas la laisser se défiler aussi aisément. Il remarqua que son fidèle serviteur ne semblait pas goûter le tour galant que prenait la conversation et se promit de continuer, ne serait-ce que pour mettre ses nerfs à rude épreuve. Ce n'était pas tous les jours qu'il pouvait ainsi discuter avec une jeune fille bien née, il n'allait pas s'en priver. Même si la conversation prenait un tour désagréable quand elle évoqua la chance d'avoir un frère. Il se ferma comme une huitre et conclut le chapitre d'une voix sèche. Un rictus mauvais se dessina sur son visage quand elle répliqua qu'elle voyait et il eut envie de lui répondre que non, elle ne voyait pas et ne pouvait même pas deviné l'ampleur de la réalité.

- "Je suppose que tout dépend des caractères."

Si son père était le dernier, peut-être que cela s'était bien passé. Il n'avait peut-être pas un frère aîné qui l'écrasait de son arrogance et de sa supériorité et ne cessait de le rabaisser. Son père n'avait surement pas eu un Loup comme frère ainé. Quelle chance. Il ne put s'empêcher de lui dire que ce serait dommage qu'elle grossisse, tant elle était charmante ainsi, mais le badinage ne dura pas quand elle s'enquit de sa présence dans le coin. De nouveau, une ombre passa dans le regard lumineux du chevalier et il avoua être là pour les obsèques de son père.

- "Merci."

Il se rendit compte de son attitude et se passa une main sur le visage, reprenant calmement.

- "Pardonnez moi si je me montre désagréable. Certains sujets sont sensibles et la mort de mon père a été si soudaine que je n'arrive pas à me faire encore à cette idée."

Il s'enquit alors de la raison de son soupir et fut surpris d'apprendre qu'elle avait perdu son père récemment, lors de la Guerre Civile. Aussi avaient-ils un point commun.

- "Je suis navré d'avoir remué de vieux souvenirs."

Il laissa passer un instant et reprit :

- "Si, on s'en remet. Avec le temps. C'est le cycle naturel des choses, même si l'on trouve que c'est toujours trop tôt."

- "Ah oui? J'aimerais bien voir cela un jour. Vous êtes douée?"

Sans doute allait-elle répondre avec modestie qu'elle se défendait ou quelque chose dans ce goût là. Les gens avaient tendance à minimiser leurs aptitudes ou qualités. Et à grossir leurs défauts. En règle générale, parce que certains individus, en revanche, savaient qu'ils étaient doués et en faisaient profiter tout le monde. Non, Thibault ne pensait pas à son frère si parfait, quelle idée? Il s'était tendu à l'évocation de sa fratrie, avant de s'excuser de ce brusque mouvement d'humeur qu'elle n'avait pas à subir. Il décida de se laisser aller et étendit ses longues jambes devant lui, posant ses mains à plat derrière lui et levant le visage vers le ciel toujours aussi sombre. Il ferma les yeux, écoutant Emma parler. Il semblait serein après avoir été en colère. brusque changement d'attitude qui ne cessait de décontenancer son entourage et lui donnaient la réputation d'être un impulsif. Ses colères arrivaient vite, mais se domptaient vite également. Il s'efforçait de conserver un masque impassible et serein la plupart du temps, mais il se fissurait parfois.

Il ne répondit rien quand elle lui confia que son père s'était estimé heureux d'être le cadet. Ses terres lui suffisaient de même que sa vie. Oui, mais son père ne l'avait peut-être pas ignoré, son frère pas méprisé... Il soupira, répliquant d'une voix calme :

- "Ne vous méprenez pas ma Dame, les querelles entre mon frère et moi ne sont nullement dues à une histoire de titres ou de terres."

Il n'était pas avide de devenir le Seigneur d'Assar, il n'avait même pas été élevé pour cela d'ailleurs, son père y avait veillé. Non, il n'enviait pas son titre à Loup, mais toutes ses qualités. C'était très différent. Il s'excusa d'avoir remué de mauvais souvenirs et elle lui confia être très attachée à son père.

- "Ça se sent quand vous parlez de lui."

Thibault, lui, n'était pas attaché à l'homme qu'avait été Jehan, mais à la figure paternelle qu'il aurait pu être. Jamais il ne se débarrasserait de ce regret lancinant de ne pas avoir été accepté et jugé à sa juste valeur. Il tenta de la réconforter, fort maladroitement et il hocha la tête à ses paroles.

- "C'est vrai."

Il jurait contre Loup qui avait sans doute orchestré la mort de Jehan. C'était impossible qu'il décède autrement!

- "Pardonnez-moi de vous avoir entrainé sur ce terrain, le sujet est déplaisant."

Il rouvrit les yeux et regarda la jeune femme, avisant son assiette.

- "Et vous coupe l'appétit. Je vous assure que ma compagnie est plus plaisante et divertissante d'habitude."

Mais avec la mort de Jehan et tous les regrets et les questions qui tournaient dans sa tête, difficile d'être d'humeur joviale. Il se força pourtant et adressa un sourire plein de charme à la demoiselle.

- "Réponse tout à fait normale et satisfaisante plutôt."

Oui, c'était une question piège en quelques sortes. Il était vrai que si elle était vraiment artiste, elle ne pouvait jamais être satisfaite et toujours tendre vers l'excellence, qu'elle n'atteindrait jamais selon ses critères. Il préférait ce genre de réponse, à un oui arrogant. Ces gens là, suffisants, ne lui plaisaient pas, ne lui rappelant que trop son frère. Et pourtant, Thibault faisait souvent montre de cette même arrogance qui le hérissait tant chez son frère. Il crut ensuite bon de l'éclairer sur ses relations avec son frère. Il ne voulait pas qu'elle se fasse une fausse image de lui. Il n'était pas un cadet jaloux de ne jamais pouvoir devenir Seigneur. Qu'importaient les titres en vérité! Non, c'était humainement que tout se jouait. Les sentiments, exacerbés contradictoires, passionnés qui agitaient son être dés qu'il s'agissait de son frère. Il haussa les épaules à ses excuses.

- "Il n'y a rien à pardonner. Il est logique de penser que c'est le pouvoir qui peut séparer deux frères, mais ce n'est pas le cas nous concernant."

Un faible sourire apparut sur les lèvres du chevalier, qui parut soudainement beaucoup plus jeune. C'était un chagrin d'enfant qui lui comprimait le cœur. Chagrin d'enfant devenu amertume d'adulte.

- "Au moins n'avez-vous pas connu le déplaisir de grandir dans l'ombre de quelqu'un."

Il aurait mille fois préférer être fils unique. Ne pas être sans cesse en rivalité contre un modèle que personne ne pouvait égaler. Tout le monde idéalisait Loup, alors qu'il n'y avait rien à idéaliser chez lui. C'était un noble arrogant, coureur de jupons. Et son Seigneur, le Comte d'Odelian, ne l'avait pas en odeur de sainteté. Peut-être tomberait-il par ses défauts...

Il s'excusa d'avoir remué de mauvais souvenirs, avant de remarquer qu'elle semblait beaucoup tenir à lui. Comme Marion tenait à leur père. Il n'avait pas encore vu sa sœur. Était-elle affligée par ce décès? oui, sans doute. Sa sœur avait un cœur énorme, mais aussi une volonté de fer tempérée par son caractère doux et conciliant. Il s'excusa de son manque d'allant et elle lui pardonna, parlant de cette nuit qui s'étendait sur eux. Il leva le nez vers le ciel, vers le soleil, qui demeurait caché.

- "Je n'en sais rien. Je n'ai malheureusement pas l'instruction nécessaire pour pouvoir expliquer cela. Peut-être trouverais-je des réponses dans les archives d'Odelian ou d'Assar... Cela s'est peut-être déjà produit, comment savoir?"

Il ferma les yeux et baissa la tête, les rouvrant pour épingler Emma de son regard d'or liquide en fusion.

- "J'ai entendu les paysans parler de châtiment divin... Pour quelle raison, je n'en ai aucune idée... Car si tel est vraiment le cas, nous sommes tous châtiés... les humains, les nains, les elfes... Pour quelles fautes? Qu'exigent les dieux de nous? A moins qu'ils ne soient devenus fous."

C'était presque parjure de parler ainsi, mais il n'en avait cure. Les dieux avaient beau être vénérée, adulés, craint, voilà qu'ils laissaient tomber leurs ouailles en les plongeant dans une nuit éternelle. Était-ce une épreuve de leur foi? Un moyen d'amener les miradelphiens à les vénérer davantage encore?

- "Avez-vous vos propres hypothèses à ce sujet?"

- "Vous croyez?"

Un sourire amusé répondit à la réponse de la jeune femme. La flattait-il? Oui, peut-être un peu. C'était là son éducation : les femmes étaient faites pour être complimentées. Il était loin d'être le séducteur qu'était son frère, mais il savait se montrer charmant lui aussi, même s'il laissait beaucoup moins de bâtards derrière lui que son cher ainé. Le regard de Thibault la quitta alors qu'elle posait une question concernant le pouvoir. Le jeune homme étendit une jambe devant lui, replia l'autre, posant une main sur son genou, l'autre le soutenant, posée sur l'herbe. Il semblait totalement détendu, mais son regard trahissait une certaine tension, une gravité dont il ne se départissait jamais vraiment.

- "Parfois... Avoir du pouvoir c'est se soustraire à celui des autres..."

Un seigneur n'avait de comptes à rendre qu'à son suzerain et au roi... C'était là une certaine liberté, même s'il était naïf de croire qu'il pouvait faire ce qu'il voulait. Mais Thibault allait devoir obéir à Loup, son frère et maintenant son Seigneur, et rien que pour cela, oui, il aurait préféré avoir le pouvoir. Il s'expliqua sur son animosité envers son frère et jeta un regard à Emma alors qu'elle répliquait avoir vécu dans l'ombre de sa mère. Était-ce la même chose? Non, elle n'en concevait nulle amertume, espérant même être digne d'elle. Il se rembrunit et répliqua d'un ton sec :

- "J'espère ne jamais atteindre celui de mon frère."

Vérité et mensonge... Il lui enviait cette aura qui le rendait charismatique. On aimait ou on détestait Loup, mais on n'y était pas indifférent. Il brillait, que la lumière soit blanche ou noire, qu'importe. Mais il ne lui enviait pas sa personnalité, son penchant pour les femmes, sa faiblesse pour la chair. Cela sembla clore la discussion à ce sujet et Emma l'interrogea sur cette nuit qui semblait vouloir être éternelle. Il lui livra ses hypothèses, avant qu'elle ne lui parle des livres.

- "Il semblerait que cela soit alarmant finalement. Si cela dure, les cultures ne le supporteront pas..."

Thibault eut un petit reniflement dédaigneux quand Emma parla des sorciers. C'étaient des foutaises que cela. Racontars de paysans ignares et superstitieux.

- "Aucun sorcier n'est capable de faire cela. C'est une manifestation divine, ou naturelle, je ne sais. Il y a tant de choses que nous ignorons encore sur beaucoup de phénomènes..."

Son visage se fit songeur, alors qu'il acquiesçait aux paroles d'Emma :

- "Seuls les prêtres sauraient nous renseigner."

Il fronça les sourcils et se releva soudainement.

- "Nous devrions reprendre la route ma Dame. Les brigands foisonnent sur cette route et la nuit les rend plus hardis."