[Chateau] Alydaelle chez le compte

Alydaëlle avait suivi l'homme sans un mot, l'air tantôt dépité, tantôt furieux. Elle ne comprenait pas comment elle en était arrivée là. Elle, tueuse sang-froid, demi-drow affirmée, s'en remettait à un autre, humain de surcroît. C'était dégradant mais la jeune femme savait qu'elle n'avait guère le choix. Par les temps qui couraient, la prudence était de mise et même si sa fierté la blessait, il fallait faire avec. Ils arrivèrent donc à un château... A un château ? Alydaëlle leva un sourcil étonné. Elle ne mit pas longtemps à comprendre qu'il s'agissait du comte de la ville, ou en tout cas, très probablement d'un noble.

Il l'emmena vers une multitude de portes, le long d'un immense d'un couloir, et la tueuse se douta qu'il devait s'agir de chambre.

-Faites votre choix… le diner sera près dans 1h… tacher de ne pas trop nous faire attendre…

Elle n'aimait pas le ton qu'il employait avec elle. Ses mâchoires se crispèrent mais elle ne fit aucune réflexion. Le temps s'écoula, et bientôt, l'heure du dîner arriva. Alydaëlle avait choisi une chambre, s'y était installée rapidement, mais trop épuisée pour rester éveillée jusqu'au dîner, elle s'était littéralement effondrée sur le lit. Elle avait retiré sa houppelande, ses chaussures, ne gardant que quelques vêtements pour être décente, et dormait à poings fermés, étendue sur le dos. Ses cheveux blancs, formant une auréole autour de sa tête, se confondaient avec l'oreiller. Ses muscles endoloris se détendirent tandis qu'elle basculait dans un profond sommeil réparateur, si longtemps attendu... Ni la faim, ni l'appréhension, ni la soif ne vinrent la perturber...

Alydaëlle se réveilla au beau milieu de la nuit. Etouffant un bâillement, elle se redressa, constatant avec étonnement la présence d'une couverture sur elle. Le comte serait-il donc passé par ici ? La jeune femme fut sincèrement surprise et touchée par cette attention. Tranquillement, elle s'extirpa de son lit et remit ses chaussures. Peut-être pouvait-elle s'éclipser discrètement pour ne pas incommoder plus ce noble seigneur, qui avait eu la bonté de l'héberger. Avec un soupir, elle se mit debout et quitta la chambre sur la pointe des pieds.

Elle longea le couloir en silence mais réussit à se perdre dans le dédalle de couloirs. Agacée, elle tourna en rond un moment, allant d'une aile à l'autre du château, empreintant des escaliers dont elle ignorait l'issue, puis brusquement, elle aperçut un balcon avec une silhouette masculine. Aussitôt, la demi-drow s'immobilisa, gênée. Etait-ce le comte ? Qui d'autre de toute façon ? Oserait-elle le déranger ou repartirait-elle en silence ? Le choix était difficile. Finalement, Alydaëlle se redressa et se racla discrètement la gorge. Elle attendrait une invitation du comte pour venir à lui, ou repartirait dans l'ombre sans autre cérémonie s'il ne souhaitait pas sa présence alors qu'il semblait en pleine méditation. a

Alydaëlle eut une moue vexée quand elle comprit que le comte l'avait vue dormir. Elle se souvint qu'il avait plus ou moins ordonné d'être là pour le dîner, et à l'heure, chose qu'elle n'avait pas faite. Et pour cause... La fatigue ayant largement pris le pas sur la faim, elle était bien trop endormie pour se réveiller à l'heure. Elle fut étonnée d'entendre l'homme l'inviter à prolonger quelque peu son séjour en sa compagnie afin de prendre du repos. L'invitation était très plaisante mais la tueuse n'était pas certaine que ce soit une bonne idée. Elle se demanda si le comte avait la moindre idée de ce qu'elle était réellement, au-delà de sa nature de demi-drow. Préférant ne pas lui poser la question, elle médita plutôt à la réponse à sa proposition.

"Dites, vous n'avez pas peur de la réaction de vos... gens s'ils découvraient que vous avez hébergé une demi-drow ? C'est vrai, vous avez l'amabilité de m'inviter chez vous et de me céder une chambre et en plus, vous ne demandez apparemment rien du tout en contrepartie ! Même pas un simple merci !"

Alydaëlle eut un soupir. En fin de compte, cela l'ennuyait assez de se sentir en dette avec cet homme qui ne demandait rien en retour de son aide. C'était contraire à ses principes, et elle n'aimait pas ça. Toutefois, elle ne voyait pas ce qu'elle pouvait faire pour lui... A priori, c'était un seigneur qui ne manquait de rien et Alydaëlle, simple tueuse demi-drow, ne lui était d'aucune utilité, à moins qu'il n'ait un ennemi à abattre, ce dont elle doutait.

"Je trouve ça navrant que vous ne demandiez rien en échange de votre aide", finit-elle par déclarer, les mains sur les hanches. "C'est presque vexant mais si telle est votre volonté, je la respecterai... En attendant, je serai ravie de prolonger mon séjour ici pour reprendre des forces, si cela ne vous importune pas plus..."

Alydaëlle esquissa un sourire bien malgré elle lorsque le comte lui répondit, avec une douceur inattendue. Il n'était pas mauvais dans le fond... Elle se dépêcha d'effacer son sourire avant qu'il ne le remarque et s'efforça de reprendre une expression neutre, et même froide. Inutile de laisser s'installer la quiétude et la gentillesse qu'il lui arrivait d'effleurer par moment. Elle croisa les bras devant elle, encore meurtrie par les blessures qui achevaient de se refermer.

"Je ne sais plus où j'en suis en ce moment... S'il y a une chose pour laquelle je vous remercierai même contre votre volonté, c'est de m'offrir un terrain neutre pour réfléchir et faire le point. Reprendre des forces et décider quoi faire en me cachant votre probable hostilité à mon égard."

La tueuse se rapprocha d'un pas, boîtant très légèrement, et étouffa un soupir de lassitude, lié à son épuisement moral.

"Quoique vous prétendiez, je suis et resterai une demi-drow, que votre peuple considèrera obligatoirement comme une ennemie. Peut-être a-t-il tort, peut-être pas..."

Elle vit tout à coup le comte sortir des flacons, qu'il gardait apparemment sur lui. Il avala une de ces étranges pilules, sans manifester la moindre émotion. La jeune femme le regarda faire en dissimulant son étonnement, puis se racla légèrement la gorge.

"Vous... heu... souffrez d'une faiblesse particulière ?" demanda-t-elle d'une voix presque timide.

Elle ne voulait pas indisposer le comte mais elle aurait aimé le connaître juste un peu mieux, savoir à qui elle avait affaire. Toutefois, elle respecterait son silence s'il ne souhaitait rien lui dire...

Une faiblesse cardiaque... Alydaëlle ne l'aurait pas facilement deviné, même si certains signes du malaise auraient pu lui paraître évidents à bien y regarder. Elle l'écouta justifier la prise de ces pillules, mettant en avant la raison pour laquelle les combats ne lui étaient pas recommandables même si, a priori, il devait fort bien savoir se battre. La fin de sa réplique, toutefois, fixa son attention et une moue irritée se glissa sur les traits de la tueuse. Elle s'avança à son côté et se planta près de lui, levant ses yeux froids vers lui :

"Une femme telle que moi ? Vous dites cela parce que je suis une demi-drow ou une tueuse ? Concernant ce dernier fait, sachez que je suis payée pour tuer mais jamais je n'exécuterai l'homme qui a la bonté de m'accorder assez de confiance pour me laisser dormir sous son toit, et m'offrir pitance..."

Alydaëlle eut un soupir irrité, énervée par les derniers propos échangés. Mais impossible d'en vouloir à cet homme, car ses paroles étaient doute justifiés. La tueuse renversa sa tête en arrière avec un autre soupir, puis regarda à nouveau le comte.

"Je n'aime pas tuer sans raison. Je tue lorsque ma vie est en danger, ou lorsqu'on me paye. Quant à ma nature de demi-drow, je ne peux pas vous en vouloir de craindre le pire venant de moi. Libre à vous de me croire mais je n'ai nulle mauvaise intention envers vous..."

Lentement, la jeune femme recula de quelques pas, comme si elle s'apprêtait à faire demi-tour pour quitter au plus vite le château.

Alydaëlle sentit légèrement son coeur se serrer aux paroles du comte. Il était clair qu'il n'approuvait pas le moins du monde son métier et il avait parfaitement raison. Rien de gratifiant à ôter la vie... De quoi finir damné mais la jeune femme n'avait pas eu une vie facile. Tout, dans son passé, l'avait inévitablement poussée sur ce chemin obscur. Elle avait dû se battre pour survivre et aujourd'hui, tuer était la chose qu'elle sache le mieux faire. Aimer aussi par moment... Mais c'était en tuant qu'elle survivait, grâce à l'argent gagné, même si c'était de cette abjecte façon.

"Vous avez raison sur un point : vous n'êtes rien pour moi... Mais parce que vous ne voulez pas être quelqu'un pour moi. Notez que je vous comprends parfaitement. Quel humain se lierait à une demi-drow tueuse ?"

Le ton était cynique, les mots bien pesés. Mais Alydaëlle se lassait rapidement d'être traitée comme moins que rien. Tout ça parce que sa voie était différente de bien d'autres, et que la Nature l'avait fait naître demi-drow.

"En revanche, là où vous avez tort, c'est que je ne quitterai pas ce château dans le but d'aller tuer. Si cela peut vous rassurer, mon employeur habituel ne me remet plus aucun contrat depuis que les choses se sont envenimées entre humains et Drows."

Elle eut soudain un petit éclat de rire moqueur qui sonnait faux. Une expression triste se glissa fugitivement sur ses traits et elle frissonna à certains souvenirs douloureux...

"Et si cela peut vous satisfaire, sachez que ce même homme a mis ma tête à prix. Amusant, n'est-ce pas ? Le chasseur devient gibier... Voilà que ce type lance à mes trousses des mercenaires aguerris dans le but de me tuer... Alors vous voyez, tôt ou tard, ils finiront par me descendre et il y aura une tueuse de moins dans ce monde..."

La gorge serrée, Alydaëlle inspira profondément. Au-delà d'une certaine tristesse, la colère grondait en elle. Voir ainsi les choses se retourner contre elle, le destin s'acharner sur elle, gâchant ses jours, tout cela la mettait en rage. Elle détestait perdre le contrôle de la situation, mais c'est ce qui arrivait parfois, et de plus en plus souvent.

Alydaëlle haussa un sourcil étonné lorsque le comte s'excusa auprès d'elle. Elle pouvait s'attendre à bien des choses de la part d'un humain envers une tueuse demi-drow comme elle, mais pas des excuses. Elle n'en n'avait d'ailleurs pas l'habitude, même si ce n'était pas désagréable à entendre. Elle le laissa donc parler, l'observant attentivement. Elle le vit porter la main à son front, comme s'il se sentait mal, et songea qu'il avait peut-être de la fièvre. Que ce soit lié ou non à son problème cardiaque, son hôte n'était visiblement pas au sommet de sa forme. Alydaëlle en conçut une certaine gêne car elle n'avait pas l'habitude de se soucier des autres, encore moins d'un humain, mais parce qu'elle avait encore une part d'humanité en elle, elle ne pouvait ignorer totalement le malaise de l'homme. Toutefois, elle garda le silence, préférant ne pas l'importuner ou le vexer en lui parlant de son mal-être.

-Reprenons du début… commençons par… se présenter… je me nomme Silpheed… le compte de ces terres… et vous?

Silpheed... La jeune femme mémorisa sans peine ce nom, plutôt agréable, mais hésita à donner le sien. Avec les mercenaires de Styrak à ses trousses, elle n'était pas certaine qu'il soit prudent de révéler son nom. Cela risquait de la mettre en danger. Toutefois, le comte semblait sincère dans ses propos, comme s'il était véritablement désireux de prendre un nouveau départ avec elle. Peut-être avait-il consenti à voir en elle autre chose qu'une abominable tueuse aux beaux yeux. Ce serait dommage de gâcher leurs chances de s'entendre. Alydaëlle ne pouvait pas se permettre d'avoir de nouveaux ennemis et Silpheed n'en avait visiblement pas l'envie non plus. Elle tendit donc à son tour le bras et serra la main tendue, avec une douceur qui ne lui ressemblait guère. Une main chaude et délicate, comme si elle craignait de briser celle du comte si elle serrait trop fort.

"Je m'appelle Alydaëlle... Certains me connaissent sous le sobriquet de l'Insoumise... Pour le reste, vous en savez déjà assez sur moi je crois..."

Elle esquissa son premier vrai sourire de la soirée, mais ce ne fut qu'une joie éphémère, car très vite, son habituelle expression de méfiante reprit la place.

Alydaëlle étudia machinalement la réaction du comte mais à dire la vérité, il ne laissait pas transparaître grand chose, comme s'il mettait un point d'honneur à demeurer le plus neutre possible, pour ne pas dire inexpressif. Sauf en ce qui concernait son malaise. Là, la jeune femme n'avait pas trop de mal à deviner que quelque chose n'allait pas.

Elle eut un sourire moqueur lorsque le comte reprit la parole, cherchant apparemment à en savoir plus sur son commanditaire et la situation dans laquelle elle se retrouvait à présent. A l'évidence, il n'avait pas bien compris que la seule trahison en cours venait de son commanditaire, et non d'elle. Son sourire s'effaça peu à peu, faisant place à sa froide sévérité coutumière.

"En fait, monsieur le comte, je n'ai pas trahi ce Styrak dont je vous parlais. C'est lui qui m'a trahie. Il devait m'attendre avec un nouveau contrat à Aduram, mais ce sont des soudards à sa solde qui m'attendaient, lames en mains..."

Elle soupira, soudain amère. C'était lassant de ne pouvoir avoir confiance en personne, de devoir être toujours seule, à ne compter que sur soi... Alydaëlle était fatiguée de cette vie mais c'était son choix et elle l'assumerait jusqu'au bout. Soit jusqu'à ce que les mercenaires de Styrak aient sa peau...

"La vie ne m'a jamais fait de cadeaux mais j'ai appris à faire avec..." révéla-t-elle en se tournant vers le soleil qui se levait.

Elle était triste, elle était furieuse, elle était épuisée... Elle remercia mentalement son hôte de lui avoir offert son toit afin qu'elle puisse faire le point en paix.

"Et vous ? Quel genre de vie avez-vous mené ?"

Silpheed avait des réponses plutôt étranges, qu'Alydaëlle n'était pas certaine de saisir correctement. Néanmoins, elle préféra s'abstenir de lui poser trop de questions, de nature peut-être impersonnelle, préférant l'écouter en silence. Apparemment, le comte non plus n'avait pas eu une vie facile. La jeune femme ne s'en étonnait pas vraiment mais elle estimait que ses choix l'avaient mené à une existence pire que ce que les humains pouvaient imaginer. Mais pas question de s'étendre là-dessus.

Alors que la demi-drow était plongée dans sa réflexion, Silpheed l'invita à aller se reposer. Selon lui, le petit déjeuner serait bientôt prêt... C'était un peu tôt au goût d'Alydaëlle mais elle ne souhaitait pas contredire son hôte. Aussi se contenta-t-elle de dodeliner de la tête, s'apprêtant à faire demi-tour.

"Même si vous ne demandez rien, je me permets quand même de vous remercier pour ce que vous faites..." déclara-t-elle d'une voix un peu amère.

Remercier n'était pas dans ses habitudes, d'où la difficulté de s'y adonner. Sans rien ajouter, elle tourna les talons et s'éloigna d'un pas lent, regagnant sa chambre non sans hésitation.