Mimétisme | Dragan

Il y a quelques années de cela, on aurait dit de Dragan Tiril qu'il était l'un des rares elfes à être ouvert aux discussions, même avec des humains. D'un naturel assez enjoué et curieux, il était loin d'être un interlocuteur désagréable. Mais ça, c'était avant... C'était quand l'amour n'était pas encore entré dans sa vie... Qu'il y était encore.

Mais désormais, il avait perdu ce qui l'avait fait vibrer pendant plus de deux ans. Un temps relativement long chez les humains, et ridiculement dérisoire chez les elfes. De sa passion éphémère, mais brûlante, il était resté deux magnifiques enfants, qui grandiraient sans se souvenir de celle qui les avait porté et leur avait donné la vie. Ils grandissaient en royaume elfique, près des sœurs de Dragan, pendant que lui était envoyé à Diantra pour accompagner la princesse d'Alëandir. Il ne suivait rien des cours donnés au roi par les mages d'Alëandir et par Elya. Il n'avait jamais été doué pour les arcanes et ne le serait jamais. Il avait préféré la voie guerrière, et si autrefois, on voyait davantage en lui un jeune diplomate qu'un guerrier, sa mine taciturne depuis la disparition de Révérie tendait à inverser la tendance. Ses beaux traits gracieux étaient figés en un masque sombre et son regard de glace avait souvent une dureté minérale. Il souriait peu, voir jamais. Mais quand il parlait, sa voix gardait ses accent doux et mélodieux. Jamais sa voix ne variait dans sa force. Elle était toujours parfaitement mesurée, même quand il était en colère.

Et en colère, il avait des raisons de l'être. Contre sa protégée. Elya n'était pas quelqu'un de facile à vivre. Attention, elle n'avait rien d'une peste caractérielle, au contraire! Elle était elle aussi toujours mesurée dans ses réactions... Trop justement. Entièrement détachée du monde, elle ne semblait pas comprendre l'importance qu'il y avait à observer certaines règles. Les autres délégués elfiques lui avaient fait la morale bien des fois sans qu'elle ne daigne leur répondre. Dragan avait fait de même, sans hausser le ton, sans montrer son agacement. Elya avait beau sembler perpétuellement ailleurs, il ne doutait pas de son intelligence. Elle savait exactement comment se comporter, son cerveau, mécaniquement, avait tout enregistré. Mais il lui manquait... quelque chose. Une étincelle d'humanité peut-être. Ou une prise de conscience. C'était difficile à décrire et bien des fois, l'elfe avait tenté de mettre le doigt sur ce qui manquait, sans réussir à y mettre des mots. Il comprenait pourtant l'attitude d'Elya. Des semaines à la côtoyer l'y avaient grandement aidé.

Depuis qu'ils étaient arrivés au palais, Dragan se montrait fort peu. Il n'avait aucun goût pour la magie, ne tenait pas à sortir dans les rues de la capitale, trop... humaines. Grouillantes, sales, puantes, artificielles. Le Seigneur Protecteur était l'un des seuls à vivre dans une cité où la forêt était encore fortement présente. Attaché à la nature, bien qu'à l'aise en ville, il n'en oubliait pas ses racines profondes. Il n'avait daigné accorder de l'importance qu'à Nakor, le vieux magicien du roi et ancienne connaissance onirique.

Il avait tout loisir de ruminer durant ces longues heures en solitaire.

Ses sœurs lui manquaient. Serindë s'était remise de sa blessure, mais Dragan avait toujours à cœur de la venger. Il avait accepté de mauvaise grâce la tâche confiée par Dyarque, celle-ci repoussant l'heure de sa vengeance. Il retrouverait celle qui avait ainsi trahi l'accueil des Tiril et lui ferait payer chèrement son acte. Serindë ne semblait pas affectée par cet attentat. Mais sa sœur ne montrait jamais rien de ses sentiments, ni de ses pensées. Lalaith et Laurelin écrivaient souvent à leur frère pour le tenir au courant de la situation. Et pour donner des nouvelles de ses fils. Ses fils qui grandissaient sans lui. Ils étaient choyés par ses sœurs, il n'avait aucun doute là dessus, mais il ne pouvait assister à leurs progrès. Leur absence était une lame empoisonnée dans don âme déjà amputée. Mais les voir lui rappelait avec trop de force leur mère. Et ce chagrin là risquait bien de le tuer s'il s'y complaisait.

Penser à Révérie était trop douloureux. Chacun de ses gestes, de ses rires, de ses regards, lui manquait. Il avait énormément changé en l'espace de 5 ans. De jeune elfe aventureux, charmeur, plaisant et insouciant, il était devenu un adulte qui avait perdu trop d'êtres chers, qui avait vu trop d'horreur, qui avait aimé et perdu cet amour. Dans son regard de glace, il y avait une expérience qui n'y apparaissait pas autrefois.

Loin de chez lui, il avait apprit l'attaque des Drows sur Ellyrion. Loin de chez lui, il n'avait pu aider les siens à éviter la catastrophe. Les drows s'étaient retirés sur une victoire, sans pousser l'avantage... Pourquoi? Mystère, mais c'était une bonne nouvelle. Sa famille était en sécurité. Pour combien de temps?

Et voilà que le Voile s'était abattu sur eux. Les privant de lumière, du soleil. Les humains, trop peu habitués à ce genre de phénomènes s'agitaient comme des fourmis désorganisées. Les vieux mages d'Alëandir avaient expliqué que cela avait déjà eu lieu, 1000 ans auparavant et que ce phénomène semblait se répéter, créant à chaque fois de nouveaux cycles. Cela avait rassuré le roi des Hommes. Ainsi que Dragan qui était trop jeune pour avoir connu cela.

Mais le Voile ne semblait pas vouloir prendre fin et aux regards des Anciens, c'était là quelque chose de nouveau... Et d'inquiétant? Elenwë était apparue chez les hommes. Et de drôles de phénomènes semblaient se produire.

Ses pensées dérivèrent tout naturellement sur celle qu'il était censé protégé. Censé, parce qu'elle avait la fâcheuse habitude de disparaître et de réapparaître quand bon lui chantait, sans prévenir son gardien, sans qu'il ne puisse deviner comment elle s'y prenait. Il avait beau lui faire la morale à ce sujet, rien n'y faisait et il avait fini par l'admettre avec fatalisme. Elya était une étrange jeune femme. Mais il avait noté des améliorations dans son comportement avec les autres. Moins nébuleuse, elle s'était davantage ouverte... surtout à lui. Et il était enfin passé outre cette distance qu'elle imposait par son étrangeté pour découvrir une partie de la vraie Elya. Malheureusement, cela n'avait pas duré et elle s'était refermée comme une huitre depuis le Voile. Et elle était aussi insaisissable qu'une anguille. Le fragile lien de complicité qui s'était installé entre eux était brisé de nouveau. Et cela l'attristait, étrangement.

Cela faisait des heures qu'elle avait disparu. Les autres ne semblaient pas s'en soucier. Lui, en revanche, ne pouvait s'empêcher d'être inquiet. Il pouvait lui arriver tellement de choses! Son père ne lui pardonnerait pas de faillir à sa mission. Et il ne se pardonnerait pas de ne pas avoir été capable de veiller à la sécurité de la jeune elfe. Debout devant la fenêtre, une main posée sur le rebord, il observait Diantra depuis la tour où se trouvait sa chambre. Plongée dans l'obscurité, elle avait des allures tentaculaires. Il tourna la tête vers Elya quand elle le salua. Il l'avait à peine entendue. Elle avait le chic pour disparaître et réapparaitre. Toute colère s'envola instantanément quand il la vit et il répondit simplement :

- "Elya..."

Il retint un soupir. Pas la peine de lui faire ses sempiternelles recommandations, elle n'en faisait qu'à sa tête. Il remarqua alors le jeune garçon qui l'accompagnait. Son regard, interrogatif, dériva jusqu'à Elya. Le gamin semblait complètement perdu et se demandait ce qu'il fichait là. Elya fit l'effort de lui répondre dans le langage des hommes. Pour revenir en elfique quand elle s'adressa à Dragan. Une expression de franche surprise se peignit sur les traits de l'elfe. Quoi? Elle s'était occupée de lui parce qu'il était perdu et seul? Il nota son sourire timide... Et eut une brusque révélation quant à ses agissements. Son expression choquée disparut pour se faire amusée et un sourire dansa sur ses lèvres.

- "Comme Rusva?"

Il pencha un brin la tête, avant de quitter la fenêtre et de s'approcher du jeune garçon. Son expression sévère disparut, remplacée par une grande douceur. Sans doute le visage qu'il arborait quand il était avec ses enfants.

- "Ne t'inquiète pas, nous te ferons aucun mal. Dis-moi, as-tu de la famille?"

Orphelin, il ne l'était peut-être pas et dans ce cas, il fallait le rendre à ses parents, ou du moins, sa famille. Il était surpris qu'Elya ai pu faire cela, pour faire comme lui avec l'inconnue de leur voyage. Elle avait noté cela et l'avait reproduit. Dans quel but? Il releva la tête vers elle et demanda, très doucement, en elfique :

- "Pourquoi l'avoir emmené? Des enfants perdus et affamés, il y en a hélas énormément ici, tu ne pourras pas tous les prendre avec toi."

Mais derrière sa question, il y avait une interrogation plus profonde. Que cherchait-elle à faire ou à faire comprendre à son compagnon? Elya ne faisait rien par hasard, jamais. Mais il ne parvenait pas toujours à suivre le déroulement de son psychisme. Il n'y avait pourtant nul reproche dans sa voix. Son petit sourire intimidé avait suffi à lui faire comprendre qu'elle tentait de faire quelque chose de bien, comme une enfant qui fait comme ses parents. Et il ne fallait jamais critiquer une telle initiative.

Il n'eut aucune réponse de la part d'Elya, mais ce qu'il vit dans son regard suffit à le conforter dans son idée : oui, elle avait bien fait cela en se rappelant ce qu'il avait lui-même fait pour l'inconnue. Elle l'avait... imité. C'était assez étrange. Elle était plus âgée que lui et paraissait si jeune par bien des aspects. Il semblait que dans son coeur, le mal ne puisse trouver de place. Le bien non plus d'ailleurs. Elle était au delà de ces simples notions et ça en faisait un être à part...

Si forte par sa magie, et pourtant si fragile. Un joyau rare qu'il fallait préserver. Pourquoi Dyarque l'avait-il envoyée se confronter à la brutalité des hommes? Elle était protégée dans les forêts de leur contrée. Mais peut-être avait-il décidé qu'il était temps pour elle de se confronte au monde? Il aurait une petite discussion avec son nouveau Guide quand il rentrerait.

Il reporta son attention sur le jeune garçon, lui demandant si il avait de la famille. Il répondit qu'il avait une sœur et Dragan sourit, hochant doucement la tête. Pas de parents, apparemment.

- "Moi, j'en ai trois et je suis le plus jeune. Ta sœur est plus âgée que toi?"

Il reprit, dans un chuchotement complice, comme pour empêcher Elya de les entendre :

- "Remarque, ça ne change rien, c'est toi l'homme, c'est toi qui la protège, n'est-ce pas?"

Gamins humains, nains ou elfes, qu'importe, ils avaient tous les mêmes aspirations, les mêmes buts. Les petits garçons étaient toujours élevés pour être un jour les protecteurs de leur famille et surtout des femmes. Même si cela était moins poussé chez les elfes, puisque les femmes accédaient aux postes importants aussi naturellement que les hommes. Pourtant, l'homme protégeait la femme, c'était immuable. Elya voyait Dragan sous un autre jour. Elle voyait le reflet de ce qu'il avait été. Son désir de réconforter le jeune garçon lui faisait oublier pour un temps la morne mélancolie dans laquelle il était plongé depuis de nombreux mois. Il parlait l'humain parfaitement, avec une pointe d'accent chantant. Et sa voix mélodieuse avait des accents terriblement rassurants. Et protecteurs. Il posa alors une question à Elya et lut de l'incompréhension dans son regard avant qu'elle ne réponde. Il soupira. Pas simple d'expliquer la différence.

- "Cet enfant est dans une ville qu'il connait et a de la famille. Il a sans doute besoin d'aide, mais pas comme Rusva... Elle, elle était blessée et amnésique. Elle n'avait personne qui l'attendait, personne qui sache qui elle était. C'était un peu différent."

Il regarda de nouveau le garçon qui regardait autour de lui, émerveillé. La frayeur passée, il en prenait plein les yeux et se retrouvait dans le luxueux château de Diantra. Une occasion qui ne se reproduirait sans doute jamais. Il comprit alors le geste de la jeune elfe. Il demanda s'il était bien au château et Elya lui posa une question qui le laissa confus. Il n'était pas habitué à elle et à ses étranges réflexions.

- "Oui, tu es dans le château de Diantra. Nous sommes les invités du roi."

Nouveau sourire. Un record.

- "Tu vas en avoir des choses à raconter à ta sœur."

Il reprit, en elfique pour sa compagne :

- "Tu as bien fait. Tu as fait un heureux aujourd'hui et il va devenir la mascotte de ses copains en racontant son étrange aventure."

Oui, elle avait offert un moment de magie à ce gamin, en des temps troublés. C'était quelque chose de bien, même si Elya n'en avait sans doute pas vraiment conscience. Elle l'avait ramené pour faire comme Dragan et renouer le lien qui s'était distendu.

- "Elya... Tu as semblé changer quand nous sommes arrivés ici. Tu étais plus ouverte et tu as de nouveau érigé des barrières... De quoi te protèges-tu ainsi? Nos conversations me manquent."

C'était un aveu, simple dans sa nudité, mais sincère. Il la regardait avec une pointe d'incompréhension, ne devinant pas que c'était l'agitation ambiante qui avait provoqué ce changement chez elle. Tout ce qu'il savait, c'est qu'il regrettait l'époque pas si lointaine et malheureusement trop brève où elle avait eu un comportement plus normal et tourné vers les autres.

Plus accessible.

De nouveau, il s'adressa au gamin :

- "Au fait, quel est ton nom? Je suis Dragan et voici Elya."

Le pauvre, il était perdu dans un château immense avec deux étrangers. Un minimum de présentation pouvait l'aider à se détendre un peu. Elya ne s'offusquerait surement pas que l'enfant ne lui donne pas de l'Altesse. Quant à Dragan, il avait abandonné cela en conversant avec elle. Le tutoiement était une trace de leur complicité naissante d'alors.

Tentait-elle d'y revenir?

Toujours en retrait, Elya observait la scène avec attention. Elle était fascinée par cette facilité qu'avait Dragan d'être... un autre. De faire tomber le masque austère pour se rapprocher d'un enfant dont il ne connaissait ni le nom ni l'histoire. Oublié le regard glacé qui, de façon surprenante, lui rappelait les yeux de son père. Le Seigneur Protecteur d'Ardamir respirait la simplicité et l'amabilité, et était visiblement plus détendu. L'empathie avait-elle cette vertu d'apaiser les tourments ? La mage aurait supputé l'inverse, et elle ne comprenait pas pourquoi il agissait ainsi, mais elle trouvait tout de même cela rassurant. La conversation continuait, et l'enfant répondit que sa sœur était l'aînée.

« Elle croit pouvoir me dire ce que je dois faire, mais je sais mieux qu'elle. »

Inconsciemment, Elya chercha à imaginer la gamine dont il était question. Au vu des habitudes humaines sur la question, elle ne devait pas avoir beaucoup d'années de plus que son benjamin. Était-elle du même père ? Si oui, on pouvait imaginer qu'elle possédait la même tignasse noire corbeau. L'arrachant à ses réflexions, Dragan lui demanda pourquoi elle l'avait ramené, et elle hésita, ne sachant au fond pas comment répondre. Quand il lui expliqua les différences entre Rusva et le gamin des rues, elle écouta attentivement. Indubitablement, les propos de Dragan était d'une logique infaillible. N'ayant rien a ajouté, elle se tut, laissant une nouvelle fois le silence confirmer qu'elle avait compris. Et si l'elfe gardait un doute, il n'aurait aucun mal à le confirmer en scrutant son regard, comme précédemment.

S'agitant finalement, l'enfant demanda où il était, évoquant l'hypothèse du château royal avec une pointe d'envie. Il gagna ainsi l'attention des deux elfes qui lui servaient d'hôtes, et Elya fut la première à réagir. Sans le savoir, Dragan avait eu un aperçu d'une Elya espiègle et joueuse, réminiscence d'un passé que d'aucun pensait à jamais perdu, même elle-même. Souvent, il lui arrivait de se jouer ainsi de ses interlocuteurs, cherchant à percer leur envie pour les exhausser ou, au contraire, les mettre à mal. Elle avait été une maître dans son Art. Elle avait façonné des mondes innombrables, pour son plaisir et celui de ses proches. L'enfant aurait-il désiré voir Alëandir qu'elle aurait pu l'y transporter sur l'heure. Jadis.

Volant au secours de son protégé improvisé, Dragan confirma son hypothèse, s'amusant de l'émerveillement qu'il vit naître dans les prunelles agrandies et remarquant qu'il aurait bientôt beaucoup de choses à raconter à sa sœur.

« Elle me croira jamais ! » répondit-il avec ce qui ressemblait à de la déception.

A peine ces mots prononcés, une idée germa dans l'esprit de la mage, qui se garda pourtant d'en faire part. La seule chose qu'elle savait été qu'elle aiderait ce garçon, comme Dragan avait aidé Rusva. Et si elle ne pouvait lui apporter ni le gîte, ni le couvert, au moins pourrait-elle lui offrir la reconnaissance. L'aparté de son protecteur la conforta dans ses pensées. Avant de les faire voler temporairement en éclat.

« Suis-je vraiment celle qui a changé ? questionna-t-elle. « Je suis toujours la même, Dragan Tiril. Ce sont les sons que j'entends, l'air que je respire et l'agitation que je ressens qui sont radicalement différents. Brisés, et pourquoi ? »

Décelable au creux de son aveu, les reproches n'étaient pas adressés à Dragan, mais à tout le reste. Il ne pourrait sans doute pas comprendre, personne ne semblait le pouvoir, mais au moins avait-il réponses à ses questions.

Vint alors la question de l'identité, une notion qui semblait chère à Dragan. Elya n'avait pas pensé un seul instant à demander son prénom au gamin. Qu'il s'appelle Elyas ou Philippe, il restait lui, avec ses cheveux en bataille et ses yeux écarquillés. Ne se faisant pourtant pas prié, le petit bout d'homme répondit avec un plaisir évident.

« Adam. Et ma sœur Elmira. »

Trouvant le moment opportun, Elya s'approcha du jeune Adam et s'agenouilla face à lui, esquissant une réplique presque parfaite du sourire rassurant de Dragan. Élève attentive, elle l'avait toujours été, et douée par la même occasion.

« Veux-tu qu'Elmira te croit ? Sans l'ombre d'un doute. Que la vérité lui apparaisse si clairement qu'elle ne puisse la refuser ? »

Si la question avait été posée différemment, ou si l'attitude avait été moins inattendu, sûrement aurait-il sauté sur l'occasion, mais voir ainsi l'elfe être si proche de lui le mettait mal à l'aise.

« Je... bégaya-t-il avant de jeter un regard indécis à Dragan. Oui... Enfin, je crois.
- Pourquoi ? »

La question piège, dont il n'avait aucune réelle réponse. Ce qui ne l'empêcha pas d'essayer, prenant son courage à deux mains.

« Parce que c'est la vérité ! Elle m'accuse toujours de mentir tout le temps, alors elle me croira pas, mais... c'est la vérité. »

Un sourire de connivence recourba les lèvres de l'elfe alors que le garçon affirmait savoir mieux ce que sa sœur ce qu'il fallait faire. Il connaissait ce sentiment. Il avait été lui aussi un petit garçon. Plus longtemps que celui-ci et né dans des sphères différentes. Il était né pour servir son peuple, pour les guider sur la Voie. Choisi par son père, au détriment de ses sœurs, il était pourtant le plus jeune. Mais il était aussi le garçon de la famille et depuis quelques décennies l'homme. Alors oui, il comprenait ce petit garçon.

Il expliqua à Elya la différence entre ce qu'il avait fait pour Rusva et ce qu'elle faisait pour ce gamin. Les situation étaient différentes et il espérait réussir à le lui faire comprendre. Parfois, il avait l'impression de parler un autre langage. Elle ne raisonnait pas comme lui, pas comme eux. Mais elle comprit ce qu'il expliquait. Encore une fois, elle ne répondit pas, mais la lueur dans son regard ne trompait pas. Il avait apprit à déchiffrer ce regard là.

L'enfant se rappela à leur bon souvenir en demandant s'il était à Diantra. Elya répondit, nébuleuse, un brin joueuse, mais l'enfant ne comprenait pas. Dragan vint à son secours et sourit quand il répliqua qu'elle ne le croirait pas. Oui, c'était fort probable que sa sœur ne le croit pas. Comme tout gamin, il devait s'inventer des histoires fabuleuses et abreuver sa sœur de ses mensonges enfantins. Mais cette fois-ci ce n'en était pas un. Ce qui ne changerait rien.

Dragan fit un aparté pour Elya et haussa un sourcil, perplexe quant à sa réponse.

- "Non, toi-même tu as réagi à tout cela. Tu avais commencé à t'ouvrir à moi, et puis tu t'es éloignée, jusqu'à disparaître... Tu ne donnes plus de leçons au Roi, tu ne me parles plus. Tu dis que tous les autres ont changé d'attitude, mais toi aussi..."

Il réfléchit à sa deuxième question. Il n'avait pas la réponse à tout cela.

- "Le Voile n'est pas le premier de l'Histoire, mais jamais il n'avait duré aussi longtemps. Alors je n'ai pas de réponse au pourquoi. Je sais juste que cela n'est pas normal et que les humains s'agitent rapidement pour moins que cela."

Il décida de ne pas ignorer davantage leur petit invité et lui demanda son nom. Loin de se faire prier, l'enfant répondit avec enthousiasme, nommant même sa sœur. En revanche, Dragan ne s'était pas attendu à ce qu'Elya s'approche de l'enfant et prenne une attitude rassurante, comme lui auparavant. Il l'observa attentivement. Par tous les dieux, elle était réellement douée pour reproduire les gestes à la perfection. Il y manquait juste un soupçon de naturel. Elle lui demanda alors s'il voulait que sa sœur le croit. Dragan fronça les sourcils. Il se demandait ce que la princesse avait dans la tête. Le gamin devait se demander la même chose, mais il accepta. Un fin sourire se dessina sur ses lèvres quand elle demanda pourquoi cela avait de l'importance pour l'enfant. Et sa réponse était satisfaisante.

- "C'est une bonne raison en effet."

Il reprit, en elfique :

- "Qu'as-tu en tête Elya?"

Était-il inquiet? Oui. Elle avait des pouvoirs qu'il connaissait à peine et dont il ignorait toute l"tendue et la puissance, mais savait aussi que la magie l'avait partiellement détruite. Avec sa drôle de conception de la réalité, il espérait qu'elle n'allait pas commettre une erreur.

Ce fut un soupir qui accueillit la réponse, nébuleuse, une nouvelle fois, d'Elya. Dragan détestait quand elle parlait ainsi. Il n'avait jamais été adepte des devinettes. C'était quelque chose qui l'exaspérait et à laquelle il était plutôt réfractaire. Il ne répondit rien, se contentant de montrer une pointe d'agacement à laquelle elle ne devait même pas faire attention. C'était parfois désespérant et ça donnait envie de partir en claquant la porte.

Il en oublia presque le gamin. Presque parce que celui-ci n'avait pas l'intention de se faire oublier. Il était touchant ce gosse. Petit gamin des rues, effrayé, mais hardi et encore capable de s'émerveiller de se retrouver avec des elfes, dans le château d'un roi... Pas encore blasé, ni ironique. Sa demande de vouloir être cru par sa sœur était amusante et émouvante. Cela renvoya le Seigneur Protecteur à ses propres enfants. Se chamailleraient-ils en grandissant? Ils avaient déjà chacun leur caractère, et il savait déjà que l'un entrainerait l'autre dans quelques tours pendables.

Elya semblait vouloir aider l'enfant et cela fit naitre une inquiétude sourde chez l'elfe. Elle voulait aider l'enfant, c'était un fait, mais Elya avait une vision tordue de la réalité, du bien du mal et ce qu'elle pouvait faire pour aider quelqu'un pouvait lui nuire sans qu'elle le veuille.

- "Elya..."

Mise en garde... Qui ne trouva pas d'écho. Elle s'empara de la main du petit garçon et Dragan se tendit, s'approchant d'elle et levant le main pour l'arrêter avant de suspendre son geste. Mieux valait ne pas interrompre un acte magique, il savait au moins cela. Oui, elle voulait lui offrir ce qu'ils voulaient tous : qu'on les croit quand on disait la vérité. Mais comment allait-elle s'y prendre, c'était cela qui angoissait l'elfe. Elle posa sa main sur le front du gamin et se servit de sa magie. Dragan n'était pas mage, ne savait pas faire de magie, mais y était sensible dans la mesure où il avait grandit avec deux mages et suivi les enseignements d'un puissant tisseur de sorts.

Elle finit par parler dans la langue des hommes et se redressa. Inquiet, Dragan fixait l'enfant, qui n'avait pas bronché. Elle lui avait lancé un sort, apparemment anodin. Il agrippa alors le poignet d'Elya, doucement, mais fermement et la regarda droit dans les yeux :

- "Tu ne peux pas jeter un sort sur quelqu'un comme ça... Sans prévenir..."

Il était dérangé par la magie, trop vulnérable. Les mages avaient une puissance terrible, pouvant soumettre l'esprit... Et Elya était redoutablement dangereuse. Et pourtant, fragile.

Il se sentit idiot quand elle lui fit remarquer qu'il ne l'avait pas davantage prévenu en s'emparant ainsi de son poignet. Il soutint son regard. Oui, la magie faisait partie d'elle, mais justement, elle était... étrange, et cela était sans doute le fait de sa magie. Alors cela n'était pas pour le rassurer. Il ne répondit rien, que pouvait-il répondre à cela? S'excuser d'avoir été un peu brutal? Il était trop tendu... Et se méfiait trop d'Elya. L'ambiance alentour, avec ce Voile qui durait, ne devait pas être étrangère à son comportement, il n'était pas si défiant d'habitude.

L'enfant se manifesta à nouveau, sentant sans doute quelque chose qui se passait entre les deux elfes, sans deviner quoi exactement. Elya et Dragan étaient aussi différents que le jour et la nuit. Elya était une magicienne puissante, frêle, déconnectée de la réalité, toujours sincère... Dragan était un guerrier, bien ancré dans la vie et ses cruautés, d'un physique assez puissant (pour un elfe), et un diplomate, donc amené parfois à enrober la vérité d'un soupçon de mensonge... Oui, ils étaient terriblement différents, et de leurs différences naissaient l'incompréhension.

Elle retira son poignet de sa poigne et il ne chercha pas à la retenir. Elle approcha alors sa main de son visage et se saisit de son menton, procurant chez l'elfe une émotion qu'il eu du mal à identifier... Aucune femme ne l'avait touché aussi intimement depuis Révérie... Il ne chercha pas à échapper à ce contact et obéit à Elya en regardant le petit garçon. Oui, on ne pouvait que le croire maintenant. Et il en serait ainsi jusqu'à ce qu'il dorme.

Les questions d'Elya amenèrent Dragan à se détourner de l'enfant pour la regarder elle. Percevait-il de la douleur dans ses mots, dans son regard? Cela la blessait-elle vraiment qu'il lui fasse des reproches? Elle avait toujours eu l'air de s'en fiche... Il soupira et posa sa main sur la sienne, avec délicatesse.

- "C'est toi que je ne comprends pas Elya. Comme tu ne me comprends pas. Ta façon de raisonner, de parler... Je me perds dans les méandres de ton esprit et je n'arrive pas à t'approcher. Et cela est frustrant."

Oui, voilà, c'était ça. Ils avaient voyagé ensemble, ils avaient passé des semaines et pourtant, ils n'étaient pas proches. Elle imposait une distance, sans doute involontairement et la cause n'était même pas son rang.

- "Mais pourquoi cela t'importerait-il? Je ne suis pas le seul ici à ne pas te comprendre et tu ne t'en es jamais soucié jusqu'à maintenant..."

Les autres mages, par exemple, ne cessaient de la reprendre, de lui faire des réflexions et elle ne répondait même pas, les ignorant, ou donnant cette impression. Elle n'était proche d'aucun d'eux. Dragan se rendait à peine compte qu'elle était plus proche de lui que de tous les membres de cette escorte.

Il ne répondit pas aux paroles d'Elya. Lui montrer quoi? Il ne savait pas, mais cela ne lui disait rien qui vaille... Connaissant les talents de l'elfe, il avait quelques peurs qu'elle n'use de magie sur lui pour lui montrer quelque chose qu'il n'avait peut-être pas envie de voir. Et pourtant, il se surprit à penser qu'il aimerait vraiment la comprendre, la déchiffrer, se rapprocher d'elle, pénétrer dans son monde... A n'importe quel prix? Ca, il n'aurait su le dire.

Adam trouvait le temps long, et Dragan comprenait fort bien que les discussions de deux adultes, des elfes de surcroit, dans une langue incompréhensible, pouvaient ennuyer un jeune garçon. Il avait vu le palais, il avait parlé avec des elfes, fin de la découverte. Il devait retourner à sa petite vie et convaincre sa sœur qu'il avait vraiment vécu tout cela.

Elya lui proposa alors de le ramener, à la surprise de Dragan. L'enfant accepta, bien qu'il jeta un coup d'œil en direction de l'homme, plus à l'aise avec l'elfe aux cheveux d'argent que la jolie dame aux paroles énigmatiques et capable de lui faire vivre les plus belles choses de sa vie. Et de lui imposer un regret qui ne le quitterait jamais. Elya promit de revenir et Dragan acquiesça simplement, souriant au petit garçon et faisant un signe de main pour lui dire au revoir.

L'elfe ne fut pas longue à revenir après avoir raccompagné son protégé de quelques heures. Dragan avait prit soin de l'inconnue et s'inquiétait encore de son sort maintenant. Il était capable de décrire son visage et il ne l'oublierait certainement jamais. Elya éprouvait-elle quoique ce soit pour ce petit garçon alors que son geste n'était né que de l'envie de prouver quelque chose à Dragan? Il ne pouvait pas lui expliquer ce qu'était de genre de sentiments, il ne pouvait pas lui apprendre. Elle pouvait mimer tant qu'elle voudrait, il manquerait toujours la spontanéité.

Elya revint, sans frapper, une fois de plus, mais sans chercher à le surprendre non plus. Elle reprit la conversation comme si elle ne s'était jamais arrêtée. Elle revint sur l'envie qu'il la comprenne. Il se retourna vers elle, intrigué. Qu'est-ce qu'elle pouvait bien penser? Sa question ne le rassurait pas. Elle avait un mode de pensée tellement différent du sien qu'il se méfiait, viscéralement. Elle était capable de tellement de choses... Et il n'était pas certain d'en sortir indemne.

- "Oui, je voudrais te comprendre... vraiment. Mais pas à n'importe quel prix..."

Il réfléchit l'espace de quelques secondes, avant de rajouter, intrigué :

- "Tu as dit toute à l'heure que tu me montrerais un jour. Comment? Comment t'y prendras-tu? Par magie?"

Il s'approcha d'elle, sans la quitter un instant des yeux, comme cherchant à la sonder à travers son regard. Elle était tellement étrange... Tellement décalée avec la réalité de ce monde et des considérations bassement matérielles qui semblaient ne pas la concerner. En fait, aucune loi ne semblait la concerner. Comme une enfant vierge de toute notion de bien, de mal, de bien faire, de mal faire, de se comporter... Tout cela ne la touchait pas.

- "Et toi, veux-tu que je comprenne Elya?"

Oui, elle le voulait. Mais dans cette question, on pouvait deviner qu'il se demandait pourquoi? Pourquoi voulait-elle, que LUI, il comprenne?

- "Non, ce n'est pas toi que je crains... C'est ce que tu es capable de faire."

Voilà, c'était sa façon de percevoir le monde, d'agir selon une logique qui échappait aux autres, sans se soucier du mal qu'elle pouvait faire au passage. Parce qu'elle ne comprenait pas les émotions des autres, que rien ne semblait pouvoir l'atteindre. Elle pouvait vouloir bien faire, et au final faire davantage de mal encore.

Pourtant, quand elle reprit la parole en disant ne pas avoir pleuré la mort de sa mère, elle s'attira toute l'attention du Seigneur Protecteur. Il la regarda, sans trop comprendre où elle voulait en venir, avant que la lumière ne se fasse tandis qu'elle parlait de son deuil, et de celui de son père, si similaire. Et tous deux pleuraient la perte de l'être aimé, réaction normale. Réaction qu'Elya n'avait pas eu et n'aurait jamais, pas avec ce comportement étrange. Et elle voulait partager cela avec lui.

Cela le toucha, plus que ça n'aurait du et il hocha simplement la tête pour accepter ce qu'elle lui proposait, sans savoir dans quoi il s'engageait. S'il avait su... Aurait-il accepté? Rien n'était moins sûr.

Mais son univers bascula et la douleur des pertes des êtres chers disparut soudainement. Toute émotion violente, tout regret, tout remord disparut. Il n'y avaient que les souvenirs, accompagnés d'un détachement qu'il n'avait jamais ressenti. Il l'avait feint, mais avait été meurtri au plus profond de sa chair. Mais là... Pas besoin de feindre. Cette fois, Elya lui avait offert l'oubli... Le repos. Penser à Révérie ne lui faisait plus mal. Elle s'en était allée et c'était tout. Une parmi tant d'autres. Il regarda Elya en face de lui, Elya qui pleurait. Et pourquoi pleurait-elle? Avait-elle mal quelque part? Son esprit était comme embrumé, anesthésié... ou plutôt, c'était son coeur qui l'était parce que son cerveau, lui, décortiquait tout.

Il n'avait jamais été si bien, si serein, si en paix avec lui-même.

Il ne comprit pas les paroles d'Elya. Revenir? Comment ça revenir? Il était là, il était bien. Pourquoi le secouait-elle comme un prunier?

- "Elya, arrête, je vais bien."

Mais non, rien n'allait et il ne pouvait pas s'en rendre compte. Il sentit soudain une douleur fulgurante exploser dans sa tête, lui fendant le crâne en deux et il ne put retenir un cri sous la violence de cette souffrance, purement physique.

- "Arrête, qu'est-ce que tu fais!"

Mais Elya n'écoutait pas. Elya pleurait. Et Elya se serra contre lui. Il ne rendit pas son étreinte, ne las comprenant pas sur le coup. Jusqu'à ce que son murmure désolé ne lui parvienne, jusqu'à ce que la souffrance, purement morale ne s'abatte de nouveau sur lui et le fasse suffoquer. Il reprit ses esprits et écarquilla les yeux d'horreur. Mais ses bras se refermèrent autour d'Elya. Ils se comprirent, l'espace d'un instant, avant que tout ne redevienne comme avant.

Vraiment?

Dans ses bras, Elya sanglotait, mais était redevenue celle qu'il avait connu. Lui aussi était redevenu celui qu'il était, avec ses regrets et son chagrin, trop lourds à porter. Cela avait été un tel soulagement de ne plus rien ressentir... Elle l'avait forcé à revenir, parce que de lui-même, il ne l'avait pas désiré. Il voulait tellement se débarrasser de sa souffrance... Ils avaient échangé leur place et Elya avait découvert les émotions, violemment. Tout était-il rentré en ordre? Doucement, il caressa les cheveux de l'elfe blottie dans ses bras, le cœur saignant de ce qu'il avait goûté et perdu. Mais finalement, il valait mieux ressentir que de vivre dans ce détachement inhumain.

- "Je suis désolé Elya."

Désolé de quoi? De ce qu'elle vivait? De ne pas avoir été assez fort pour revenir seul et l'avoir obligée à redevenir celle qu'elle était? De son sort tout simplement? De tout ça à la fois et plus encore.

- "Je te comprends maintenant. J'aurais du comprendre plus tôt."

Il était encore secoué par ce qu'il avait vécu. Pouvait-il seulement aidé l'elfe dans sa quête de ce qui avait été?

- "Laisse moi t'aider Elya... Vivre ainsi est plus confortable, mais ce n'est pas la vraie vie."

Cette nuit...

Que se passerait-il cette nuit? Que s'était-il passé? Il était devenu elle et elle était devenue lui. Chacun avait vu le monde par les yeux de l'autre, avec les sentiments de l'autre. Dragan avait failli s'y perdre et Elya avait inversé le sort, les renvoyant chacun dans leur vie. La renvoyant dans son indifférence.

Ainsi pleurait-elle dans les bras de l'elfe, en commençant à ne plus savoir pourquoi. Doucement, la douleur des sentiments s'estompait et ne laisserait alors que la froideur du raisonnement, une fois de plus. Cruellement, elle avait goûté à quelque chose qu'elle ne pourrait plus connaître... Mais était-ce vraiment irréversible? Ses paroles lui brisèrent le coeur, tant elles étaient insoutenables dans leur logique dénuée de toute émotion.

- "Tu peux rester ainsi tant que tu voudras Elya, je ne te rejetterais pas... Jamais."

Et dire qu'il était désolé ne servait à rien. Il s'en voulut d'avoir plongé tête baissée dans cette situation, sans être capable de s'en sortir seul. Sa non maîtrise de la magie ne devait pas aider, mais il se sentait fautif.

- "Tu as fait ce que fait n'importe quel être pensant : tu as cherché à te rapprocher de moi parce que tu vivais une situation trop dure à gérer et tu cherchais du réconfort."

Il pinça les lèvres alors qu'une ombre passait dans son regard glacé.

- "Et déjà, je ne te l'apporte plus..."

C'était terrible de se sentir si... inutile. Oui, voilà, c'était le mot. Il ne lui servait à rien, ne pouvant atteindre son âme et son cœur et son cerveau n'ayant en aucun cas besoin de lui. Oui, la peur l'avait poussée dans les bras de l'elfe. Par instinct, parce que c'était naturel. Il ferma les yeux face à ses dernières paroles, la gardant toujours contre lui et laissant une main errer dans ses cheveux, en un geste doux, lancinant, apaisant, afin de lui faire oublier de réfléchir. Ses aveux étaient terribles.

- "Il avait un sens Elya. Il ne faut pas que tu veuilles le croire, mais que tu y crois... Ce n'est pas irréversible, ça ne peut pas l'être... S'il te plait, n'oublie pas cette expérience... Il faut que tu ai envie de redevenir celle que tu as été avant tout ça. Aucun mage à Alëandir n'est capable de t'aider?"

Il soupira, mais se découvrit un nouveau but. Un but à son existence qui ne semblait plus en avoir. Plonger dans un monde dénué de couleurs lui avait fait prendre conscience qu'il ne pouvait pas rester à jamais enfermé dans son chagrin.

- "Je ne te laisserais pas tomber, c'est une promesse. Même si tu ne vois plus l'utilité de ma présence."

Il ne s'était pas attendu à une réaction aussi violente de sa part en parlant de la faire aider par d'autres mages, plus aptes à la comprendre, à l'aiguiller, à trouver d'où venait le problème. Était-ce magique? Ou bien cela était-il une conséquence d'un traumatisme? Une réaction inconsciente de l'esprit? Elle s'arracha à lui avec vigueur, refusant que quelqu'un pénètre un jour dans son esprit. Le Seigneur Protecteur la regarda un instant sans vraiment comprendre, avant de froncer les sourcils, faisant remarquer simplement :

- "Et pourtant, toi, tu ne te gènes pas pour le faire."

Il n'y avait pas de condamnation dans sa voix, ni de jugement, juste une constatation. Et cela entrainait une question muette : en quoi était-ce différent pour Elya? Ne jamais faire à autrui ce qu'on ne souhaiterait pas que l'on nous fasse... Eyla ne semblait pas avoir ce principe ancré dans sa ravissante petite tête. Il leva les yeux vers l'elfe qui s'était mise debout et lui assurait maintenant qu'elle trouverait le moyen, mais seule. Il fut quelque peu blessé par ce seul... Est-ce que cela l'excluait lui aussi? Alors qu'il n'avait aucun pouvoir et ne pouvait la forcer à rien.

- "Rejettes-tu mon aide?"

Il se leva à son tour, un peu raide, pas par manque de souplesse de son corps, mais légèrement vexé de ce qu'elle insinuait. Il avait besoin de se sentir utile et, bizarrement, le sort d'Elya lui importait beaucoup. Il passa une main dans ses longs cheveux argentés, avant de reprendre :

- "Crois le ou non Elya, mais au cours des dernières semaines j'ai apprit à t'apprécier et ce que tu vis m'affecte, au delà de toute raison ou de toute logique. Ne cherche pas à te l'expliquer ou à me l'expliquer, c'est un fait, voilà tout. Je sais ce que tu vis désormais... Pourquoi me l'avoir montré ? pourquoi m'avoir fait vivre cela? Seulement pour que je te comprenne? Et après? Je dois simplement oublier et te laisser continuer à arpenter le monde sans en faire partie?"

Il se rapprocha de nouveau, cueillant le menton de l'elfe du bout des doigts et lui faisant lever le visage vers lui, pour croiser son regard :

- "N'est-ce pas un appel à l'aide Elya? Inconsciemment, n'essaies-tu pas de trouver un moyen de sortir de cet état?"

Pourquoi l'avoir choisi lui? Il n'en avait aucune idée. Dyarque savait-il les tourments de sa fille? Avait-il tenté de l'aider ou était-il trop absorbé par la magie pour s'y intéresser? Qui s'était jamais intéressé au sort de la lunaire Elya?

- "Qui sait ce que tu vis ? A qui as-tu déjà fait ressentir cela?"

Il n'y avait que lui. Et des réponses d'Elya naitraient d'autres interrogations, naturellement.

Pourquoi les choses devaient-elles être si difficiles? Ce que vivait Elya n'avait pas de nom tellement c'était terrible et il avait pénétré dans l'enfer de l'elfe, sans savoir ce qui l'attendait. Et maintenant, il se sentait coupable d'avoir insisté. Et il se sentait en devoir de la protéger et l'aider. Après tout, n'avait-elle pas fait cela dans le but qu'il comprenne? Dans le but qu'il lui tende la main? Elle ne semblait pas se rendre compte de son problème auparavant, mais il restait désormais des sentiments résiduels, des impressions, qui lui faisaient prendre conscience de son problème. Il se raidit quand elle sembla le rejeter et n'y alla pas par 4 chemins pour le lui faire comprendre. Sa réponse bredouillante le rassure légèrement : elle n'avait pas encore tout perdu. Sinon, sa réponse aurait été tout autre. Elle luttait encore contre la logique, froide, qui avait accompagné son mode de vie durant des décennies.

Il la vit se boucher les oreilles et murmurer pitoyablement de cesser à la harceler ainsi de questions. Mais même si elle était fragilisée, il était hors de question de laisser tant d'interrogations sans réponses! Elle lui avait ouvert les portes de son âme et elle lui refermait maintenant au nez, sans vouloir lui laisser la clé. Il en avait pourtant besoin pour agir comme il le fallait. Oserait-il parler à Dyarque de sa fille quand ils rentreraient? Oui, surement. Il n'avait pas peur du Seigneur Protecteur. Et il savait que celui-ci aimait sa fille. Ses deux filles. Peut-être en apprendrait-il plus avec l'aide de Dyarque.

Il se tut quand elle lui demanda pourquoi il faisait cela, pourquoi il rajoutait tant d'interrogations aux siennes. Jamais elle n'avait dévoilé une telle fragilité. Etait-ce un signe encourageant? Cela allait-il disparaître dans quelques heures pour laisser place à cet être qui semblait hors du temps et du monde? Supporterait-il seulement d'assister à cette perte d'âme?

- "Fais-moi part de tes interrogations dans ce cas."

Il ne pensait pas avoir de réponses, pas si ces questions touchaient la magie. Mais peut-être en aurait-il sur d'autres aspects? Il n'était pas ignare, il avait un solide sens pratique. Il avait déjà bien vécu pour son jeune âge et avait connu bien des situations difficiles et de pertes cruelles. Il fronça les sourcils quand elle lui avoua que son esprit luttait contre la cage. Quelle cage? Il n'osa pourtant poser la question, alors qu'elle se recroquevillait au sol, petite chose démunie face à un ennemi trop fort pour elle. Et lui, que pouvait-il bien faire? Il l'observa un instant, avant de s'agenouiller près d'elle et de passer une main réconfortante dans ses cheveux en désordre, avant de souffler avec une grande douceur :

- "Dis-moi comment t'aider Elya. S'il te plait."

Savait-elle seulement comment il pouvait lui venir en aide? Sa présence était-elle bénéfique ou au contraire, empirait-elle les choses? Il n'en savait rien. Il en était réduit à tâtonner, dans un domaine qui lui était étranger. Il ne pouvait attendre d'aide d'aucun mage, Elya ne le permettrait pas. Il lui sembla qu'il était la personne la moins qualifiée pour s'acquitter de cette tâche.