Où l'on boit [PV | Gwen]

Dans le beau port de Sybrondil ondulaient les voiles frappées du Corbeau Chantant, emblème de la Baronne Navigatrice d’Othyll, et partout s’étalait ce vaste pavillon des Hommes de la Mer. Pourtant, à y bien chercher, et si l’on venait à errer sur le quai Ouest de la rade, l’on aurait pu dégotter une sorte de caravelle au bastingage doublé de fer, et qui s’ancrait lourdement dans l’eau limpide des marchands. Sur son grand-mât, une vaste voile blanche, et rongée par le sel sur de longues maculations. Quelques passants, quelques badauds, et les nervis des chalands, passaient alentour la grand-nef et y décochait quelques regards mi-intrigués mi-avides – car ce n’est certes pas tous les jours qu’une tripotée de Nains pousse la maritime excursion jusqu’aux Baronnies australes, et jamais on n’avait vu à Sybrondil un tel pavillon.
Sur le ponton, quelques gardes d’Othyll, plus ennuyés qu’autre chose – car pas une frimousse de Nain ne passait la tête par-dessus le bastingage, et c’était à l’abri du Soleil, dans les tréfonds des cales, que s’était replié le Petit Peuple. Là, l’amiral Thori-Korun passait en revue ses frères, tandis qu’un vaste plat de fer blanc tournait entre les Nains, offrant à leurs gloutons appétits un bœuf à la broche – oui, trois semaines à grignoter des morues donnent une petite faim à l’estomac des Nains. Et c’était là le fier spectacle d’un banquet du Petit Peuple, que contemplait Thori-Korun, tandis que les vingt-deux Nains boulottaient la tripaille charnue.
Vingt-deux ?... En comptant Thori-Korun lui-même, et Dun Eyr parti à terre négocier leur peau à tous, cela faisait six emplacements vides pour les Nains.
Six Nains débarqués à la dérobée ? Pour eux six, c’est une catastrophe – mais pour les pauvres citoyens de Sybrondil, ces six Nains à la maraude sont un véritable cataclysme.

Or, les six petits zigomars – dont les noms sont si barbares à l’oreille des Hommes de Boue, que nous les nommerons Un, Deux, Trois, Quatre, Cinq et Cinq-et-demi, car celui-ci était très petit – avaient simplement chapardé une chaloupe sur leur caravelle, et filé toutes rames dehors vers le port.
Entre les navires marchands, oui.
Sans se faire repérer, tout à fait.
Oui, oui, oui.

De toute façon, les Nains n’avoueraient jamais qu’ils avaient soudoyé un navire de négoce un peu louche, et obtenu contre moult piécettes leur débarquement à terre au milieu des cageots de patates de l’Est, aussi nous en tiendrons-nous à l’équipée en barque adroite.

Mais somme toute, les maigres détails de leur passage à terre n’étaient que pacotille, car une seule chose pouvait bien affrioler notre grande vadrouille des Nains : un bout de bois.
Ou plus précisément, une enseigne.
Une enseigne intitulée « Taverne du Titubant ».

Faisant sursauter tous les passants qu’ils croisèrent sur le quai supérieur, les six joyeux drilles bondirent dans la ruelle du port, ouvrirent à la volée la poterne du lieu – et s’en furent montrer aux Humains ce que signifiait l’expression de langage « bourré comme une barrique de Nain ».

Le patron avait intérêt à avoir récemment refait les stocks de tonnelets – l’errance en mer avait rendu ces six gosiers fort assoiffés.

Pour la deuxième fois de sa vie, Gwenlinanel se trouvait en territoire humain. Cette fois, son choix de destination s’était porté sur Sybrondil. Elle était arrivée tôt le matin après de nombreux jours de voyage. Elle revenait tout droit du territoire nain et pour tout dire, revoir des humains la mettait d’humeur assez joyeuse. Elle n’avait jamais compris le « Petit Peuple » et ce n’était pas près de commencer. J’espère ne pas en recroiser de ci-tôt… pensa-t-elle avec un sourire.

Pour la quatrième fois depuis son entrée en ville, la jeune elfe posa la main sur sa bourse. Elle était toujours la. Après sa rencontre avec la drow Shayasia et l’humain prénommé « Le Corbeau », elle avait presque tout perdu. Heureusement, ils n’avaient pas mis la main sur sa petite réserve de secours… bien maigre d’ailleurs. Elle ne savait pas du tout comment regagner de l’argent.
Cette situation plus qu’embarrassante, forçait l’elfe à se diriger vers des quartiers beaucoup moins bien fréquentés, en l’occurrence, le port.

Tout comme elle ne s’y connaissait pas en chevaux, Gwen ne s’y connaissait pas non plus en bateau. Quand elle arriva face au port la jeune femme resta donc quelques instants à contempler le spectacle qui s’étalait sous ses yeux. Tout était beaucoup moins tranquille qu’elle l’avait cru. Il y avait une telle agitation… D’un coté, des marins criaient tout en chargeant des marchandises, de l’autre une bande de joyeux lurons déjà bien entamés chantonnaient de drôles d’airs. Gwen n’y fit pas plus attention épargnant ainsi les chansons paillardes à ses oreilles.

Elle jeta un œil aux différents bateaux, ignorant les regards étranges que lui lançaient certains marins. Elle chercha des yeux une taverne qu’elle espérait pas trop chère. Quand soudain, une rumeur parvint à ses oreilles : « Un bateau nain à quai ». Elle oublia tous ses espoirs de ne pas les voir. Si des nains se trouvaient près du port, ça ne pouvait être que dans une taverne. C’était bien la seule chose qu’elle avait compris concernant le peuple nain.

Cependant, elle devait trouver une taverne, elle ne pouvait rester plantée en plein milieu de l’agitation. Sa tête commençait déjà à la faire souffrir. Elle avança, se faufilant dans la foule. Retenant des grimaces de dégoût. L’odeur dégagée par le port et tout ces gens avait quelque chose d’absolument répugnant. Ca devait être encore pire dans une taverne de port… Elle poussa un petit soupir désespéré et vit enfin l’enseigne qu’elle voulait voir : « Taverne du Titubant ».

Une taverne, miteuse à souhait, n’était-ce pas merveilleux ? La jeune elfe se dirigea droit vers la porte et pénétra dans une pièce assez basse, malodorante. Dés qu’elle entra, une série de regards intrigués se tournèrent vers elle, gênée, elle fonça vers le bar ou elle se trouva une place assise. Des yeux, elle détailla la pièce. Tout était bien pire que ce qu’elle s’était imaginée. Un véritable panel d’ivrognes pour la plupart marins, des filles en tenue tout à fait choquantes et à une table… Gwen se frotta les yeux rapidement espérant avoir rêvé… Non à une table 6 nains ou plutôt 5 nains et un nabot s’enfilaient joyeusement des pintes de bière.

Hé bien… moi qui espérais ne plus voir de nains de ci-tôt… c’est raté. Pourvu qu’il ne leur vienne aucune idée saugrenue…

Connaissez-vous la théorie des facteurs contraires ? (Dun Eyr Ltd. International ®)

Parmi les innombrables applications de cette idée, qui s’étendent du coefficient de pénétration dans l’air d’un castor à réaction, jusqu’à la probabilité pour qu’un saltimbanque bègue soit un piètre pianiste en hiver, cette admirable théorie (brevet déposé, visa N0256-JKLI112893) comprend une variable selon laquelle six Nains – ou cinq et un petit morceau au surplus – dans une taverne gorgée d’Humains, finissent invariablement par provoquer ce que, dans le jargon, il convient de nommer une baston.
Mais, voilà, cette belle théorie possède une sous-variable bien plus cocasse, qui s’applique dans le cas d’une taverne peuplée d’une bande d’Humains et d’une Elfe.

Une Elfe.
Six Nains.
Trente-neuf Humains.
De la rixe en perspective.

Première étape, le comptoir.
Les nains s’en approchèrent comme de mauvais bandits, jambes raides, bottes claquant au plancher crasseux – si ce n’est que le comptoir les dominait de très haut, de sorte qu’ils furent bien pitoyables à sautiller pour commander une pinte. Ne parlons pas de Cinq-et-demi, qui tentait d’empiler deux tabourets pour se donner une ombre de contenance. De là résultait une certaine frustration de nos Nains assoiffés.
Mais la frustration est bonne conseillère – enfin, selon les Nains – et ceux-ci menacèrent d’égorger le tenancier lorsqu’il esquissa un sourire à leur vue.

Bon, passons les détails – dix-neuf étapes, s'il-vous-plaît – et venons-en au fait poignant : les six Nains, attablés à une table – ce qui a une certaine logique… – et crachotant dans leurs pipes de bois en éclusant diverses chopines.
Car oui, si les Nains n’ont ni pipe ni chopine, tout un tas de personnes s’inquiète aussitôt de la véracité du propos. Pour cette raison-là, ils fumaient et buvaient.
Boire leur était une bonne chose ; l’on peut même dire qu’ils engloutirent plus de retourne-foie que n’en sauraient avaler mille esclaves abandonnés dans le désert, et firent une ébauche de l’axiome du trou-sans-fond à la vue des Humains ici-présents. Malheureusement, pour le tabac, Un et Quatre y étaient allergiques – mais que voulez-vous, les lecteurs me fustigeraient de Nains ne fumant pas, aussi faisons fi de l’asthme de ces deux-là qui crachotent leur narcotique.

Pourtant, à force de s’étrangler sous la table, les deux pauvres nabots – qui auraient dû être recalées au casting en raison de leur défaut respiratoire – finirent par attirer l’attention d’une bonne moitié de la salle, qui leur lançait de généreux lazzi en montrant, hilares, ces faces congestionnées sous l’effet de l’herbe brûlée.
Inutile de dire que cela ne fut que peu du goût de nos Nanesques bagarreurs en puissance.

Vous pouvez dès lors compter jusqu’à quatre sur vos doigts et, au cinquième coup, vous verrez trois Humains déjà groggys tandis que deux autres effectuaient un magistral vol plané au travers du décor.
L’un d’eux vint d’ailleurs s’encastrer près de l’Elfette, non loin de son épaule gauche, et lézarda joliment le mur.

Douze minutes vingt-sept secondes dans la taverne, avant que la rixe n’éclate. Un joli score pour ces Nains.
Ils pourront revenir en deuxième semaine.

Gwen avait à peine eu le temps de s'installer plus ou moins tranquillement au bar avant que les choses ne dégénèrent. Tout d'abord, les nains s'étaient simplement contentés de menacer le patron. Gwenlinanel, pour garder un semblant de tranquillité, n'avait pas osé témoigner son amusement suite au l'incident mineur. Après tout, elle n'avait aucune envie d'attirer l'attention des nains sur elle. Qui sait ce qui pourrait lui arriver si elle le faisait...

Ils retournèrent à leur table et à peine quelques minutes plus tard, une bonne moitié de la salle commença à se moquer d'une petite partie des nains attablés. La jeune elfe fronça les sourcils... ce genre de nains valait mieux les ignorer et non se moquer d'eux... Elle avait maintenant un mauvais pressentiment... des nains... des humains moqueurs...

Soudain Gwenlinanel ouvrit grand les yeux. Il fallait que les humains arrêtent. Les nains allaient provoquer une baston, elle en était sure. Elle se tourna vers le tavernier et lui dit d'une voix plus affollée qu'à l'ordinaire :

" Calmez-les, de grâce, il va y avoir une bag..." Elle n'eut jamais le temps de finir... La rixe avait commencé. Avec effarement, elle se retourna et vit les nains à l'œuvre. Déjà trois humains hors combat... Et... Un des deux humains projeté la coupa dans ses pensées.

Gwen grimaça. Un homme venait de s'encastrer juste à coté de son épaule gauche et au passage, l'avait légèrement heurtée... Assez pour lui rappeler le mauvais souvenir d'une arbalète. Elle posa sa main sur son épaule qui avait été démise à cause d'une drow et d'un bandit et lança un regard furibond aux nains... Elle les aimaient bien quand même ces petites gens... mais pas quand ils troublaient sa tranquillité comme ces 6 là.

Le calme devait revenir. Respirant posément, elle avança vers les six nabots satisfaits, se planta devant leur table, prit son air le plus menaçant et cria de toute ses forces pour se faire entendre malgré le bruit

" CA SUFFIT ! "

avant de se rendre compte qu'elle avait peut-être fait une bêtise... une grosse bêtise. Elle qui éait persuadée qu'il fallait ignorer les nains pour calmer le jeu venait de faire tout... sauf ce qu'il fallait faire. Elle déglutit, craignant leur réaction et se sentant soudainement terriblement idiote.