PNJ
VenndornThaar s’éloignait alors que l’aube chassait à peine les derniers vestiges de la nuit. De fort mauvaise humeur, Venn déposa ses affaires là où elles ne dérangeraient personne et s’assit, espérant pouvoir profiter d’encore un peu de repos. Ce fils de bâtard de Rhys était venu le chercher jusque dans les bras de Sorelle, ayant à peine la civilité d’attendre qu’ils aient fini, pour lui annoncer qu’il avait du travail et devait être prêt à quitter la ville à l’aube. Oh, bien sûr, il avait fait passer la chose en prenant la nuit à charge, et pour autant que Venn appréciât que son employeur finance de sa poche ses occupations nocturnes, il se serait passé des clins d’œil et des mots doux que celui-ci avait glissés à Sorelle
devant sa gueule, comme l’aurait dit Olvar. Ainsi donc, les plans de Venn se trouvaient contrariés, et il n’avait pu profiter que d’une paire d’heures de sommeil avant de rejoindre l’homme sans langue qui l’attendait en face des Trois Sœurs, sans connaître le moindre détail de ce qui l’attendait ou de ce qui allait lui être demandé de faire.
Sur ce point, cependant, il faisait confiance à Rhys. S’il était venu le chercher lui plutôt que Ballard ou Ellandra, c’est que ce devait être quelque chose que seul lui pouvait accomplir parmi les Sans-Couleurs. Et connaissant la nature des contrats que l’autre le forçait généralement à accomplir, il s’agirait sans doute de s’introduire quelque part pour récupérer quelque chose sans attirer l’attention. Il était cependant à des lieues de se douter de ce que seraient le « quelque part » et le « quelque chose », et quel genre d’attention il devrait éviter. Et la surprise n’allait pas être très agréable.
Le voyage, en revanche, le fut. Autant que faire se peut, du moins. Il y avait de la boisson, des marins trop idiots pour remarquer lorsque l’on triche aux cartes et personne pour poser les questions qu’il ne fallait pas. L’homme qui l’accompagnait était de plus agréable compagnie que Venn ne l’aurait imaginé, malgré son incapacité à s’exprimer. Ils firent halte à Langehack avant d’arriver à leur destination : Merval. Il s’y était déjà rendu, notamment pour les Sans-Couleurs, aussi connaissait-il bien l’endroit. Il doutait, cependant, de pouvoir beaucoup profiter de la ville.
Ils mirent pied à terre une heure ou deux avant le coucher du soleil, presque une ennéade après avoir quitté Thaar. Loin de la chaleur de la cité estréventine, Merval grisaillait sous un ciel couvert et l’atmosphère y était humide et froide ; il y aurait très probablement du brouillard pendant la nuit. Après tout ce temps en mer, Venn aurait volontiers tringlé de la catin, et le muet sembla penser la même chose. Il le suivit donc dans bordel près des quais ou ils attendirent que la nuit s’installe. Il regretta que Sorelle n’y soit pas, mais se réconforta bien vite dans les bras d’une rousse voluptueuse.
La nuit arriva accompagnée d’un brouillard épais que d’aucuns auraient pu juger de mauvais augure, mais qui ravit Venn. S’il devait s’infiltrer, ce soir serait idéal. Ils quittèrent l’établissement à contrecœur, le mercenaire maudissant Rhys de l’avoir envoyé loin du soleil estréventin pour le mettre dans une situation pareil. Le muet le mena à travers le silence du port jusqu’à une petite barque et rama, le menant à un navire de commerce plus grand que celui qu’ils avaient pris jusqu’à Merval et battant pavillon local. On les fit monter à bord par un filet avant de les mener jusque dans une cabine. L’ambiance sur le bateau était morne, silencieuse, et Venn fut pris d’une soudaine envie de retourner se pelotonner contre les rondeurs moelleuses de sa rousse. Il tint bon, cependant, en se rappelant que Rhys lui avait promis l’entièreté de la prime.
Dans la cabine se trouvaient deux hommes : un vieillard barbu qui avait sans doute connu de meilleurs jours et un autre, que Venn ne put voir à cause de la pénombre régnant dans la pièce. Ce dernier prit la parole d’une voix rauque :
- La cité est endormie, vous agirez cette nuit. Nos premières sources nous ont rapportées que la tour des mestres pyromants était en plein cœur du donjon principal. Vous devrez vous infiltrer et trouver un moyen de ramener la cargaison. Nous resterons dans la baie jusqu’aux premières lueurs du jour.Pyromants, donjon ? Cargaison ? Venn n’était pas sûr de comprendre. Ou plutôt : Rhys lui avait mis un sacré poisson entre les mains et il n’était pas sûr d’en apprécier l’odeur.
La voix rauque s’éleva à nouveau :
- Voici les relevés qui m'ont été transmis, vous y trouverez toutes les informations nécessaires en ce qui concerne les changements de garde, les nombres d’hommes et les différents moyens d’accès. Partez maintenant !Quelque chose dans l’intonation interdit à Venn de poser la moindre question. On lui remit une épaisse enveloppe de cuir, puis il suivit l’homme muet jusqu’à leur barque.
Tout ceci sentait décidément la merde. Il n’avait toujours rien de formel, mais tout menait à croire qu’il allait devoir s’infiltrer dans le château - le
putain de château ! – pour dérober quelque chose dans la tour des mestres pyromants, elle-même située dans le donjon principal, parce que, soyons sérieux, il ne faudrait pas rendre les choses trop faciles… Et il lui fallait agir cette nuit, presque dans la précipitation, en ayant peu voire pas de temps pour monter un plan solide. Quitte à ce qu’il agisse dès son arrivée, ses employeurs auraient pu lui transmettre toutes les données à son départ de Thaar, où il aurait alors bénéficié d’une énnéade entière pour monter un plan qui tienne la route. Ce n’est pas comme si sa brève entrevue avec l’homme à la voix rauque lui avait apporté la moindre information complémentaire, de toute façon… Mais il s’était engagé, alors mènerait la mission à bien.
Mais c’est la dernière fois que je travaille pour ces types. Et cet enculeur de chèvres de Rhys va m’entendre. - Ramène-nous à la taverne, fit-il.
Il faut que je lise toute cette merde.L’homme muet s’exécuta. Le contenu de l’enveloppe de cuir confirma les craintes de Venn, et même pire : il devait s’infiltrer dans le château de Merval, se rendre dans la tour des mestres pyromants et en sortir avec un mestre vivant. Un mestre. Vivant. Il allait devoir kidnapper un putain de mestre et quitter le château sans se faire repérer. UN. PUTAIN. DE MESTRE. Tentant de garder son calme, il consulta les autres documents pour chercher un plan passable et réalisable avant la fin de la nuit. Il explora l’ensemble des options, réfléchissant à toute vitesse, tout en discutant à voix basse avec le muet, qui acquiesçait ou niait de la tête. Ensemble, ils montèrent un plan qui sembla potable, traçant un itinéraire optimal sur les plans qui lui avaient été fournis. Venn s’attela alors à apprendre par cœur les rondes des gardes sur son chemin sur toute la durée de la nuit. Cela lui serait indispensable.
Le plan était simple : s’introduire par un chemin dérobé donnant à même la mer, creusé à flanc de falaise et menant jusqu’aux jardins, intercepter la relève de la garde de la tour des pyromants, se faire passer pour la relève, s’introduire dans la tour, trouver un mestre et l’extraire, le tout sans alerter quiconque… Plus simple à dire qu’à faire, d’autant qu’il n’allait pas être aisé de transporter quelqu’un à travers le château jusqu’au point de sortie, mais Venn en était capable. Il espérait cependant que les éléments imprévisibles ne seraient ni trop nombreux ni trop contraignants. Mais comme le disait Olvar, ce puits de sagesse : on ne vit qu’une fois.
Ils quittèrent la taverne une heure et demie environs plus tard. Venn était à l’image de la nuit, silencieux et glacial. Il profita du voyage pour se concentrer, se focalisant uniquement sur son objectif et les moyens de l’accomplir, laissant de côté la colère et la frustration qu’avait entraîné cette soirée. Il aurait le temps de les exprimer plus tard, pour l’instant il devait s’acquitter de sa tâche.
Le muet amarra leur barque à un épais clou de métal planté à même la roche, là où le chemin creusé dans la falaise rejoignait la mer. Invisible lorsque l’on se trouvait face à la falaise, et donc quasiment indétectable à moins de savoir ou regarder, les marches taillées dans la pierre montaient en serpentant jusqu’à un tunnel qui menait aux quartiers des serviteurs. Originellement prévu comme un moyen de quitter le château dans l’urgence si le besoin s’en présentait, il servait cependant principalement de voie d’entrée et de sortie pour du trafic de substances. Venndorn en avait entendu parler, mais les plans l’avaient confirmé.
Les marches étaient taillées en pente douce, aussi se permit il de les gravir rapidement, même s’il lui fallut quelques minutes pour parvenir jusqu’à l’entrée du tunnel. Première bonne surprise : elle n’était pas gardée. Une fois là, il se changea rapidement, adoptant une tenue plus adaptée à l’infiltration qu’il comptait effectuer : vêtements serrés, ne faisant quasiment aucun bruit, et bottines de laine, absolument inaudibles sur la pierre comme sur le bois. Elles lui donnaient un air ridicule, certes, mais étaient d’une efficacité indéniable. À sa taille, il passa une petite besace contenant ce dont il aurait besoin pour neutraliser le mestre le temps de le ramener jusqu’à la barque. Il ne portait pas d’armes, ne pouvant pas se permettre de prendre le risque d’émettre le moindre son et ne comptant de toute façon pas s’en servir. Enfin, il introduisit une capsule de poison dans sa bouche, au cas où il se ferait prendre, puis s’engagea dans le tunnel.
Le chemin jusqu’aux jardins se fit rapidement et sans encombres, le tunnel étant vide. Il émergea d’une trappe donnant sur un coin isolé des jardins collé aux remparts. Il n’y avait pas d’âme qui vive autant à l’extérieur qu’à l’intérieur, à l’exception des gardes et de quelques serfs, minuit étant passée de presque deux heures. Il progressa prestement, évitant les gardes, se faufilant par-ci, escaladant par-là, jusqu’au point que lui et Muet avaient estimé être le meilleur pour intercepter la relève de la garde des mestres : suffisamment loin de l’unique sentinelle pour ne pas qu’elle l’entende, et suffisamment près pour être le seul point de passage possible pour s’y rendre depuis les quartiers des gardes. Il estima être en avance d’une demi-douzaine de minutes, aussi en profita-t-il pour reprendre son souffle, toujours aussi concentré, et attendit, tapi dans l’ombre, juste derrière la porte d’une bibliothèque donnant sur le couloir que devait emprunter le garde. Celui-ci eut d’ailleurs quelques minutes de retard selon les estimations de Venn, mais ne manqua pas ce rendez-vous qu’il n’avait pas conscience d’avoir.
Patiemment, le cambrioleur attendit qu’il passe puis qu’il tourne un peu plus loin avant d’ouvrir la porte avec une lenteur extrême, puis de se lancer à sa poursuite. L’homme était légèrement plus grand que lui, tenait une torche dans la main droite et son casque sous le bras gauche. S’approchant par l’arrière sans faire de bruit, Venn le rejoignit et, d’un même geste fluide et ininterrompu, contrôla la main tenant la torche de sa propre main droite, plaça sa main gauche à l’arrière du crâne du garde et le fit pivoter violemment à quatre-vingt-dix degrés sur sa droite pour l’envoyer face la première contre le mur. Il maintint l’homme debout le temps de rattraper le casque qui tombait avec le pied, puis accompagna le corps inerte jusqu’au sol. Le tout s’était passé en un éclair et sans un bruit ou presque.
Il plaça la torche sur une des appliques murales prévues à cet effet, puis ramena le garde inconscient jusqu’à la bibliothèque d’où il était sorti. Là, il passa l’armure par-dessus ses vêtements, abandonnant le garde inconscient bâillonné et fermement ligoté. L’armure était un peu trop grande pour lui et il n’avait pas l’habitude d’en porter, mais il s’en accommoda. Enfilant le casque, il quitta la pièce en prenant soin de bien en refermer la porte, puis reprit son itinéraire, récupérant au passage la torche qu’il avait posée quelques minutes auparavant.
La sentinelle devant la porte de la tour des mestres pyromants trépignait, manifestement pressée de se rendre aux latrines, et maudissait sa relève à voix basse pour le retard qu’elle avait pris lorsque Venn s’engagea dans le couloir. Remarquant sa présence au son claquant des bottes sur la pierre, l’autre se tourna vers lui et laissa libre cours à sa frustration.
- Eh bah p’tain, pas trop tôt, bordel ! Presqu’ une d’mi’heure de r’tard, espèce d’enculeur de mouettes, une p’tain de d’mi’heure ! J’te pèt’rais bien les dents pour t’apprendr’, vieux con puant, sac à merde, mais…
- Mais t’aurais trop peur de te pisser dessus en le faisant, c’est ça ?, l’interrompit Venn.
Visiblement abasourdi d’avoir été interrompu, l’autre n’eut pas le temps d’enchaîner.
- Écoute, mon gars : je t’ai pas encore relevé, donc si tu préfères, je peux m’en retourner d’où je viens et te laisser là quatre heures de plus à ma place. Comme ça on verra si t’es debout dans ta propre pisse demain matin, qu’est-ce que t’en dis ?Le garde considéra un instant Venn, et celui-ci vit passer dans son regard l’ombre d’un doute, comme s’il n’était pas sûr de connaître ce visage. Mais le casque, la lumière vacillante des torches et surtout son urgente envie d’uriner le poussèrent à oublier cela et à s’éloigner en grommelant, emportant une torche que le Sans-Couleur remplaça avec la sienne, signe que la relève était officiellement faite. Il se posta devant la porte, attendit cinq minutes de voir si l’autre revenait après avoir soulagé sa vessie pour finir de régler leur comptes, puis pénétra la tour des pyromants en constatant que non.
Une fois à l’intérieur, il trouva un coin non loin de l’entrée ou se délester de l’armure en toute quiétude, l’abandonnant là, puis se lança à la recherche des mestres. Ceux-ci devaient sans doute être assoupis, au vu de l’heure, aussi se rendit-il en priorité en direction des chambres. Il tomba néanmoins sur l’un d’eux lisant dans l’une des bibliothèques, assis à une table de travail face à une fenêtre, à peine éclairé par une chandelle. Un couche-tard, les cibles idéales… Profitant de l’obscurité de la pièce, Venn se faufila sans un bruit, s’approchant lentement du vieillard apparemment plongé dans sa lecture tout en extrayant une longue et fine barre de métal de l’intérieur de sa manche. Celle-ci ferait le même effet qu’un couteau une fois posé contre la gorge de sa victime, sans risque d’accident fâcheux et salissant. Une fois suffisamment près, le cambrioleur plaqua sa main sur les lèvres du pyromant et la barre de métal contre sa gorge d’un seul et même geste, et parla à voix basse :
- Pas un geste, pas un son, ou il va y avoir du rouge sur la fenêtre.Surpris, choqué, il fallut quelque secondes au vieil homme pour acquiescer lentement de la tête.
- Bien, reprit Venn.
Maintenant, et toujours dans le silence, vous et moi allons partir en ballade. Debout.Le mestre s’exécuta. Il était maigre et sec, noueux aux articulations, comme les racines de ces arbres millénaires que l’on trouve en Anaëh. Le transporter n’allait peut être pas être aussi contraignant qu’il ne l’avait imaginé, après tout.
Il le guida à travers la tour jusqu’à l’entrée, traversant en silence les couloirs vides, puis, après avoir vérifié que personne ne se trouvait sur le chemin, l’emmena jusqu’à la bibliothèque où il avait laissé une partie de ses affaires. Une fois là, il assomma le vieux pyromant d’un coup sec à la nuque avant de lui attacher les mains et les pieds afin de rendre le transport plus aisé.
Le retour jusqu’à la trappe du jardin prit du temps, Venn ne pouvant se déplacer aussi lestement que s’il était seul, et ne souhaitant surtout pas céder à la précipitation. Il franchit les étapes de son itinéraire une à une, précautionneusement, évitant soigneusement les gardes, empruntant cette fois un chemin qui ne demandait aucune escalade. Ce fut laborieux et contraignant, et il parvint à la barque ou l’attendait le muet en nage et essoufflé alors que le jour allait se lever, mais en ayant mené la mission à bien.