L'éveil des esprits

Le voile, jour 1

Quelle délicieuse sensation que celle de planter tes crocs dans les tendres chairs d’un animal au sang encore chaud. L’estomac crampé qui se détend pour accueillir sa pitance. Le doux goût d’Umami de l’hémoglobine sur tes papilles assoiffées, le soulagement de la lymphe courant dans ta gorge sèche. Trop affamé pour te soucier du poison courant encore dans les veines de ta proie, trop épuisé pour prendre le temps d’allumer un feu, tu arraches les tendons crus de tes dents pointues comme le ferait n’importe quel prédateur. Tu es prêt à t’accommoder des vertiges et des nausées que provoqueront les toxines, elles valent mieux de toute façon que les douleurs de la faim et ton corps ne s’abaisserait pas à te trahir en régurgitant un met si durement obtenu.

Agrippant l’oiseau ensanglanté comme s’il s’agissait là de la chose la plus précieuse que tu aies jamais possédé, tu fuis vers la sécurité de la canopée comme le ferait une panthère pour finir de déguster ton repas. Tes esprits gardiens s’excitent, à la fois fort heureux du regain de force de leur réceptacle et frustrés de l’inactivité forcée par l’éternelle présence des sans-âmes. Cela fait bien longtemps que tu n’as fait que contempler les ombres sans rien y puiser et les plus voraces d’entre tes suivants tendent à trouver cette situation exaspérante. Tes quatre bêtes s’agitent de plus en plus souvent à ta ceinture, suppliant que tu les en libère ; l’autre monde est en effervescence, et ce n’est pas bon signe. S’ils s’ennuient de semer la mort, c’est que la mort s’approche de toi à grands pas… tout comme le sommeil.

Tu t’endors aussi sereinement que n’importe quel animal repu, trouvant le repos à la faveur de la nuit… pour te réveiller à la faveur de la nuit.

Ton cœur bat la chamade, ta tête tourne et tu perds tes repères. Où est la lumière ? Où est le soleil ? Te serais-tu réellement assoupi si peu longtemps ? Ton horloge interne est convaincue du contraire, tout comme celle des animaux alentours, plongés dans un état de panique ensommeillé, incapables de comprendre s’il est l’heure pour eux de s’activer ou de se reposer. Imposante, oppressante, évidente, la nuit n’en reste pas moins le moindre des problèmes qui s’offre à tes yeux abîmés. Le voile de ténèbres recouvrant le monde n’est pas celui de la lune, mais le drap de l’autre monde. À partir d’aujourd’hui, et pour de longues heures probablement encore, les spectres seront en effervescence, leur monde au plus proche du votre, et leur force au plus accessible pour les mages qui savent leur parler et leur pouvoir plus fort encore sur ceux qui ont choisi de communier avec eux.

Déjà presque aveugle, voilà ce qu’il reste de ta vision prise d’assaut par les inlassables suggestions de tes compagnons d’un autre monde, appelant tes pas dans une inconnue direction. Tu marches vers le Sud sans te poser de questions, suivant l’appel de la magie, à la recherche de la source d’une telle puissance. Et ton attention s’étiole, et tes instincts de survie s’éteignent, parce que quelque chose de plus important que ta vie serait en jeu… si seulement tu n’étais pas un personnage central de l’histoire même de ton clan. Il aura fallu une flèche plantée dans le bois de l’un des tréants proches pour que tu te rendes finalement compte de leur présence. Tu n’es pas le seul à être paniqué par cette nuit tardant à s’en aller. Pour les hommes du Skògr en présence, maintenant qu’ils t’ont vu, sorcier, il n’y plus le moindre doute quant à la source de cette malédiction. Ils te veulent, ils te veulent vivant, pour mieux te sacrifier à leurs Dieux immondes. Arcs rangés, mais sabres en main, les chasseurs t’encerclent, maugréant des insultes sonnant à la fois étrangères et tellement familières. La mort approche, et les esprits jubilent, car enfin ta lame d’ivoire est à nouveau entre tes mains.

La pointe du couteau perce ton doigt. Une goutte, deux gouttes, trois gouttes, c’est tout ce dont tu as besoin. Le lien est établi. Te voilà en possession de leurs âmes. Tes doigts viennent caresser ce qui sert d’yeux à ta poupée et par la même occasion percer ceux de tes assaillants. Ils jalouseraient ta vue troublée ceux-là qui maintenant sont aveugles, plus perdus encore qu’au départ dans la noirceur de la nuit. Ils continuent d’avancer, plus précautionneusement, mais la rage au ventre, ils attendent de t’entendre, faisant peu de cas de leur cécité nouvelle. Quelle malédiction est véritablement surprenante venant d’un sorcier après tout ? Toi tu n’as rien à faire de leurs vies, alors tu te prépares à bondir, et à fuir, à minimiser les risques. Les bêtes à ta ceinture ne l’entendent elles pas de la même oreille. Les fétiches s’excitent, claquent de leur dents sculptées dans l’ivoire et le métal, serrent les couteaux miniatures qui leurs servent d’épées, et finissent par se libérer. Les quatre damnés assoiffés de sang se jettent sauvagement sur l’un des chasseurs.

Les hurlements du chasseur réduit en charpie par les dents et les lames percent à travers le couvert forestier et suffisent à mettre en fuite les deux autres aveugles. Ils ne le resteront malheureusement pour toi pas bien longtemps, et lorsqu’ils retrouveront leur chemin, c’est un clan entier que tu auras aux trousses. Le premier jour du voile t’a fait ennemi des terres des Skògr.