Femme qui vieillit, à moitié dans ton lit [Tibéria]

Onzième année du Onzième Cycle,
Troisième ennéade de Barkios, second mois d'automne,
Le troisième jour

Des innombrables établissements nocturnes que comptait la vieille cité de Diantra, nul n'égalait dans le cœur de Melkhart le Troquet de la Bourse Pendouillante. Il en conservait les souvenirs de ses anciennes visites, du temps où, à peine entré dans l'adolescence, il accompagnait les commis de son frère dans leurs affaires avec les guildes locales. L'odeur du chapon qui flottait dans la salle lui mettait chaque fois l'eau à la bouche, et il se remémorait avec nostalgie les chants qu'on y entonnait des premières heures du soir jusque tard dans la nuit, tout comme les interminables conversations passionnées autour de pichets de vin qui semblaient constamment se remplir d'eux-mêmes. Il y avait vécu les premiers vertiges de l'ivresse et les premières illusions de l'amour. Gisela... une femme sublime aux yeux verts, qui savait y faire avec les novices, avait éveillé chez le jeune garçon les instincts de l'homme qu'il était devenu au cours d'une merveilleuse nuit enflammée. Il avait connu bien d'autres femmes depuis, mais il s'était souvent demandé ce que ce serait, que de partager une nouvelle fois la couche de Gisela.

On dit que les souvenirs d'enfant qu'on conserve doivent rester des souvenirs. Parce qu'on les sacralise, on en garde une image parfaite, utopique, irréelle, que l'on ne peut plus toucher.

Ben tiens.

Melkhart s'en rendait bien compte, alors que, passant la porte de l'établissement si longtemps après, la déception envahissait son cœur et meurtrissait son âme. Le Troquet était bien plus petit que dans son souvenir, la viande bien moins appétissante, le vin que de la piquette. Les conversations d'ivrognes lui paraissaient complètement dépassées. Quant aux femmes, elles lui semblaient singulièrement plus vieilles. Mais peut-être était-ce parce qu'elles étaient les mêmes. Il se demanda avec effroi si Gisela vivait toujours ici, et quel âge elle pouvait bien avoir à présent. Mieux valait ne pas savoir.

« C'est vraiment ça, c'te rade pour l'quel tu nous bassine depuis deux jours ? demanda Certor lorsqu'ils eurent trouvé une table. C'est tout pourri.
- Ça a changé. J'en gardais un souvenir... différent.
- Ouais, ben c'est d'la merde.
- Moi j'aime bien, dit Waël.
- Toi, t'as toujours eu des gouts de chiotte. Ça compte pas. »

Un vieil homme aussi aimable qu'une porte d'oubliettes leur apporta un plat de viande à la consistance élastique qu'ils mâchonnèrent sans appétit. Le vin donna des aigreurs à Waël, et Certor tenait son gros bide en faisant la grimace.

« Putain, ça descend directement vers la sortie ! Je vais pondre un de ces étrons tout à l'heure, on est quasiment sûrs qu'avec l'odeur personne ne viendra nous attaquer.
- Tu es d'une répugnance indécente, Certor, fit remarquer Melkhart.
- Merci.
- Allez, tirons-nous d'ici. »

Les trois hommes ne s'éternisèrent pas. Laissant une poignée de petites pièces de bronze sur la table, Melkhart entraîna Certor et Waël avec lui. Mais alors qu'ils passaient la porte, une voix s'éleva dans la salle et tous les visages se tournèrent vers eux :

« Melkhart ! C'est toi ? J'étais tellement sûre que tu me reviendrais un jour ! »

C'était la voix suave et délicate de Gisela, le Sybrond ne pouvait s'y tromper. Il la chercha du regard dans la salle, guettant ce visage délicat au petit nez retroussé, ses yeux verts au regard brûlant de désir, ce menton fin, ces petits seins pointant sous une robe toute simple. Mais la beauté s'était muée en une mégère ridée et émaciée, et ses seins ne pointaient plus, ils pendouillaient, pendouillaient si bien que le Troquet de la Bourse Pendouillante semblait désormais tenir son nom d'eux.

« On se casse, vite », chuchota Melkhart entre ses dents à ses compères.

Ils retrouvèrent l'agitation de la rue avec un certain soulagement, bien que les rues bondées de la ville par jour de foire n'aient rien d'intrinsèquement apaisant. Melkhart se sentait étrangement morose : il avait l'impression qu'un pan enfoui de sa vie s'était brisé en quelques instants.

Ce pan continuait pourtant de le poursuivre, car la voix de Gisela résonna dans la rue, l'apostrophant sous le regard des badauds amusés :

« Reviens-moi, mon doux Melkhart ! Tu ne peux pas faire une croix sur ce que nous avons vécu tous les deux ! Je t'ai attendu si longtemps ! Emmène-moi, je t'en prie, emmène-moi ! »

Melkhart ne savait plus où se mettre. Certor et Waël le regardèrent, interloqués. Le cavalier et l'écuyer avaient visiblement peur de comprendre.

« Sérieusement ? T'as baisé cette vieille ?
- Elle n'était pas vieille, à l'époque.
- À d'autres. Allez, raconte !
- Plus tard, tu veux ? Tout le monde nous regarde. »

Tout le monde les regardait, oui, car les badauds restaient toujours aussi friands des derniers potins en date et de voir un jeune homme dans la fleur de l’âge se faire poursuivre par une ancienne conquête plus aussi jolie que dans ses souvenirs restait toujours divertissant à bien des égards. La pauvre, ce n’était certainement pas de sa faute. Personne ne peut lutter contre le temps qui passe ni contre les affres de la vie. Elle n’était peut-être pas si vieille, seulement usée prématurément par des années difficiles à Diantra, mais il était sans doute plus facile de jouer les amants embarrasser qui préfère la fuite plutôt que de s’interroger sur ce qui s’était passé. Tibéria était parmi cette foule, mais elle ne portait pas attention à la scène jusqu’à ce qu’elle entende un nom qui résonna avec autant de fracas que les cloches de la cathédrale à midi. Melkhart… Melkhart comme le frère de l’autre! De tout Miradelphia, il ne devait pas être le seul homme à s’appeler ainsi, mais chaque fois qu’elle entendait un nom lié à cette famille, Tibéria sentait la panique l’envahir et ses mains devenir moites. Elle devait se détendre, personne n’allait la reconnaître. Ses cheveux étaient défaits et tombaient sur ses épaules dans une abondante masse de boucles qu’elle couvrait avec le large capuchon de sa cape, masquant ainsi la moitié de son visage. Personne ne lui prêtait attention, personne ne la voyait. Elle n’était qu’une jeune femme allant au marché avec un panier à son bras. Du coup, Tibéria était bien tentée de continuer sa route, mais elle avait de la peine pour cette pauvre femme visiblement nourrie par des rêves déçus. L’ancienne duchesse savait déjà qu’elle allait le regretter. « Mais ne savez-vous pas, ma pauvre dame, que les hommes ne sont que des bêtes qui nous jettent dès qu’ils ont eu ce qu’ils désiraient? » Tibéria vint se placer tout près d’elle, toujours cachée par son capuchon. « J’ai bien peur, ma chère, que nous ne soyons que deux parmi tant d’autres et seuls les dieux savent combien d’autres on subit et subiront le même sort de la part de cet homme! » Elle parlait comme une femme habituée à devoir se faire entendre au-dessus d’une foule bruyante. Seule Gisela pouvait voir le visage de Tibéria. Peut-être qu’elle la jeune femme, peut-être que non, mais du coup, la foule semblait ravie de se retournement de situation. « Quel chaud lapin! » S’exclama l’un des témoins, provoquant une hilarité générale. Tibéria profita de la situation pour souffler à la femme. « Laissez tomber, cet homme ne vous mérite pas. »

Elle ne devait pas s’attarder plus longtemps au risque de se faire interpeller par le principal intéressé, mais à peine avait-elle fait un pas que quelqu’un s’exclama. « Mais je connais cette femme! C’est Tibéria, l’ancienne duchesse là… J’crois? » Tibéria grimaça sous son capuchon. « Mais non, ça ne peut pas être elle! » Répondit un autre.

« J’te dis que oui! Et pourquoi ça ne pourrait pas être elle? »

« Parce que... »

C’était le moment de partir! Dans la confusion, Tibéria se faufila parmi les gens avant de disparaître dans la première ruelle qu’elle croisa. Elle venait de faire quelque chose d’incroyablement stupide, mais également de très satisfaisant. Une rumeur risquait de se répandre, mais quelle importance cela pouvait-il avoir? Ce Melkhart n’avait ce qu’il méritait et elle espérait que cette femme s’en remette...

Dans la cohue, une femme au visage voilé par une épaisse capuche s'était mise à vilipender Melkhart. Interloqué, le jeune Sybrond écouta son sermon sans réagir ; la femme prétendait avoir elle aussi fait les frais de la légèreté avec laquelle il enchaînait les conquêtes. Mais qui était-elle au juste ? Il était proprement incapable de le dire. Il aurait dû démentir, crier qu'il ne connaissait pas cette personne et défendre ainsi son honneur ; mais il avait trop peur que le mystérieux capuchon ne vienne à révéler un visage qu'il aurait préféré oublier. Pire encore, un visage qu'il désirait ardemment revoir ; mais pas en de telles circonstances. Au lieu de ça, il resta là, interdit, face à cette femme anonyme et à Gisela, au milieu des badauds qui riaient et les montraient du doigt.

Et puis la situation devint, s'il était possible, encore plus irrationnelle. Un péquenaud, probablement ivre mort, identifia l'inconnue comme étant Tibéria, l'ancienne duchesse de Soltariel ! Ce qui, bien sûr, était proprement impossible ; Melkhart doutait fortement qu'une femme qui s'était vue confisquer tous ses biens par la couronne soit demeurée au cœur d'un royaume qui l'avait tant maltraitée. La vraie Tibéria devait déjà avoir fait voile vers l'Estrévent. Cela suffit néanmoins à ce que tous les autres imbéciles, moutons qu'ils étaient, reprennent en chœur cette rumeur comme si elle émanait des textes sacrés. Ces cons vont aller raconter ça partout maintenant, songea Melkhart, agacé. Il voyait déjà se répandre en ville un potin des plus improbables : une Soltari-Beronti et un Maldi...

La garce dût se sentir en danger, car elle se mit à fuir sans demander son reste. Jouant des coudes, Melkhart s'arracha lui aussi à la cohue et, d'un pas à la fois léger, rapide et discret, suivit l'inconnue à bonne distance mais sans la perdre des yeux, se mouvant avec légèreté dans les rues de Diantra. Il ignora un poissonnier qui lui tendait un hareng d'une fraîcheur douteuse, guettant au loin la femme qui s'éloignait à grandes enjambées. Certor et Waël avaient déjà renoncé à les suivre, mais Melkhart savait pister quelqu'un, même dans ces rues étroites et bondées. Qui était-elle ? Cela n'aurait pas dû avoir véritablement d'importance. Pourtant, un fol espoir faisait battre le cœur du jeune homme. Et si c'était... si c'était... il n'osait même pas se représenter cette éventualité, car il craignait trop le moment, quasi inévitable, où il lui faudrait se rendre à l'évidence et encaisser une nouvelle déception. Ce ne pouvait être celle qu'il pensait. Mais s'il y avait une once d'une infime chance...

Tibéria laissa la cohue derrière elle pour les rues un peu plus tranquilles bordées par des échoppes. Certaines étaient encore fermées, abandonnées par leur propriétaire pendant la période trouble qui a déchiré la capitale, mais les artisans revenaient peu à peu et certains produits jadis impossibles à trouver revenaient sur les étalages du marché. Elle ne détestait pas à proprement parler sa vie ici. La ville lui offrait un certain anonymat sans pour autant la déraciner entièrement. Certes, Tibéria pensait parfois à laisser la capitale pour l’Ithri’Vaan, là où le climat est plus chaud, mais ce n’était pas plus sa maison là-bas qu’ici. De plus, elle savait trop bien qu’ils attendaient tous ça, qu’elle emballe ses affaires et disparaisse à tout jamais. Tibéria ne voulait pas leur donner cette satisfaction. Ils lui avaient laissé le droit de rester, elle était encore une noble péninsulaire, elle allait donc demeurer ici que ça leur plaise ou non. Cela dit, la jeune femme ne cherchait pas les ennuis — donc une occasion pour eux de se plaindre — et restait tranquille dans son coin... C’était vrai jusqu’à aujourd’hui. Un autre scandale arrivera bien assez vite pour faire oublier le précédent. Pour l’instant, Tibéria continuait ses petites affaires sans imaginer un seul instant qu’on puisse la suivre.

Après un moment, elle finit par ralentir le pas. Tibéria avait faim et une délicieuse odeur de pain frais flottait dans l’air. Elle tomba sur une petite boulangerie qu’elle ne connaissait pas, coincée entre deux bâtisses, qui offrait un étalage de miches sous toutes les formes et les grosseurs. Tibéria arrêta son choix sur un pain aux noix qu’elle ramènerait à la maison et une brioche à la confiture pour consommation immédiate. Après avoir payé, elle se trouva un coin tranquille appuyé contre un muret pour manger sa dernière trouvaille.

La femme avait bien vite rabaissé sa vigilance. Melkhart demeura quelque temps à l'écart, à l'ombre d'un étal, la regardant de loin déguster sa pâtisserie. Il ne savait trop si l'inconnue se croyait seule ou si elle avait deviné sa présence et lui tendait un piège. De là où il était, il lui était toujours impossible de l'identifier.

Lorsqu'il fut à peu près sûr que des assassins embusqués ne se dissimulaient pas dans la ruelle, il approcha dans bruit, se mêlant aux passants. Il s'arrêta au dernier moment devant la jeune femme et exhiba, en relevant un court instant un pan de son manteau, la garde de son poignard.

Elle avait encore son capuchon, mais ce qu'il pouvait discerner de son visage était suffisant pour qu'il comprenne qu'elle n'était pas celle qu'il avait "espéré" trouver. Il en ressentit autant de soulagement que d'amertume. Alors, d'une voix étrangement rauque, il se contenta de lancer :

« Qui êtes-vous ? »

Tibéria était tellement concentrée sur sa tâche — manger cette délicieuse brioche — qu’elle en avait oublié l’incident d’un peu plus tôt. Ce n’est que lorsqu’un homme s’arrêta devant elle en dévoilant délibérément la dague qu’il portait à sa ceinture qu’elle se souvint et que son cœur manqua un battement dans sa poitrine. Elle fut tentée de lui écraser le restant de sa brioche à la figure, mais ça aurait été de gaspiller une délicieuse pâtisserie. « Une femme qui a voulu éviter à une autre les moqueries. N’ayez crainte, messire, votre honneur s’en remettra. D’expérience, je peux affirmer que les hommes s’en sortent nettement plus aisément lorsqu’ils font des bêtises, car, s'il y a une femme d'impliqué, elle paiera bien malgré elle. » Elle se décolla du muret pour reprendre son chemin, bousculant légèrement l’autre au passage. « Je vous prierais d’arrêter de me suivre à moins, bien sûr que vous ne cherchiez à provoquer un autre scandale. Prenez garde, je suis peut-être la dernière personne avec qui vous souhaitez vous retrouver impliqué. » Elle s’exprimait avec aplomb, mais son accent du sud la trahissait. Sous l’effet du stress, il devenait un peu plus prononcé. En tout cas, elle ne parlait pas comme une gueuse.

Melkhart n'était pas convaincu. Il discernait dans la voix de la femme, outre un accent refoulé, un malaise latent qu'elle peinait à dissimuler. Elle cachait quelque chose. Mais quoi ?
Résolu à en avoir le cœur net, il ôta d'un geste brusque le capuchon, révélant le visage fin de Tibéria de Soltariel.

Il ne l'aurait probablement pas reconnue si son nom n'avait pas été prononcé un quart d'heure plus tôt. L'ancienne suzeraine du Sud avait perdu de sa superbe, mais le doute n'était pas permis pour Melkhart ; c'était bel et bien la rivale de sa sœur qui se trouvait là, sous ses yeux, sa déchéance l'obligeant désormais à vivre comme une femme du commun.

Melkhart poussa un juron :

« Nom d'un marchand de guano... voilà qui est bien imprudent, Madame. »

Il l'aida à rabattre son capuchon, s'assurant que personne ne leur prêtat attention. Il était préférable qu'on ne les voie pas ensemble. Melkhart n'aurait su trop dire pourquoi, mais il avait le sentiment qu'il valait mieux éviter.

« Dame, je vous saurais gré de me tenir éloigné de vos querelles. Je n'ai aucun rôle dans l'engrenage qui a conduit à votre chute. Et puisque vous évoquez mon honneur, sachez qu'il est mon affaire, non la vôtre, et que je goûte fort mal vos insinuations ; j'ai toujours traité avec décence la genre féminine, que je... respecte énormément. » Il s'interrompit un bref instant, hésitant à poursuivre, puis se lança dans une brève envolée lyrique : « alors, apprenez que j'ai moi aussi un cœur, et que ce cœur fut, en maintes occasions, durement meurtri lui aussi par les poignards acérés de l'amour. »

Il planta son regard profond dans les yeux de la duchesse déchue, se demandant ce qu'elle pouvait bien savoir de l'amour véritable, elle qui n'avait connu que des lâches et des scélérats pour maris. Rien. Elle ne sait rien. Et à cette pensée, il se sentit envahir par un profond sentiment de pitié.

Tibéria fit un bon vers l’arrière lorsque Melkhart, sans doute piqué au vif, lui arracha son capuchon de sur la tête. « Ne faites pas comme si je ne vous avais pas prévenu! » Rétorqua la jeune femme à la réaction du jeune homme lorsqu’il découvrit son identité. Aux yeux de la couronne, Tibéria était toujours une noble, mais elle avait effectivement pris l’habitude de se promener en ville en se faisant passer pour une femme du commun. Elle appréciait l’anonymat que ça lui procurait en plus de la faire sortir de la maison. Tous ne mordaient pas à la supercherie, mais en général, on la traitait comme n’importe qui d’autre. « Quelle querelle? Elle a gagné. Ils ont gagné. Il n’y a plus rien qui vaille la peine qu’on se querelle pour. » Tibéria était étonnée par son propre calme. Elle avait imaginé tellement souvent ce qu’elle ferait si elle mettait la main sur l’un des membres de cette famille. Pourtant, sa colère ne surpassait pas son désir d’être meilleure de ce que l’on attendait d’elle. Au-delà des crises, des larmes, des injures et des attaques, Tibéria souhaitait garder sa dignité. « Si ce que vous dites est vrai, pourquoi être resté planté sur place devant cette pauvre femme qui, visiblement, vous a attendu bien longtemps? Sa beauté n’est peut-être plus assez fraîche pour vos goûts, mais avez-vous la moindre idée de ce que les gens ont traversé ici? Je le sais, j’ai envoyé des hommes aider à nettoyer cette ville. Vous devriez aller lui parler. » Elle pencha la tête légèrement de côté. « Je n’ai jamais douté un seul instant qu’un cœur puisse battre dans cette poitrine même si vous êtes le frère de Victoria. J’essaie très fort de ne pas mettre tous les gens dans le même panier. Cela dit, je préfère m’abstenir de dire ce que je peux penser de l’amour, car vous risqueriez de vous vexer. » L’amour, le vrai, celui qui donne des vertiges autant qu’il rend invincible, Tibéria était trop effrayée pour seulement envisager que ce soit possible pour elle, bien que...

« Jouer les protectrices des opprimés ne vous sied guère », répliqua Melkhart d'un ton légèrement acerbe, agacé par la condescendance du propos que lui tenait Dame Tibéria. « Vous avez vécu dans un palais confortable, passé vos journées dans un fauteuil en or et vos nuits dans des draps en soie. Avoir dépêché des hommes armés à Diantra pour y maintenir la paix civile a certainement dû vous donner bonne conscience, mais vous n'étiez pas là vous-même. Vous commencez à peine à entrevoir ce que c'est que de ne rien avoir. Et encore ; vous êtes loin d'être sans ressources. Alors ne me faites pas la morale, Madame. Ne vous prenez pas pour la mère du petit peuple ; vous n'avez rien en commun avec ces gens et ne les comprenez guère mieux que moi. »

Il s'était laissé emporter par son agacement, décidé à remettre la soltarie à sa place. Il se calma finalement, et croisa les bras. A envisager les choses plus posément, il ne pouvait guère en vouloir à Tibéria, qui semblait sincère. Elle avait beau avoir tort, elle était de bonne foi. Sans doute le fait d'être tombée de son piédestal et d'avoir vu son quotidien se dégrader l'avait sensibilisée à la cause des pauvres et des déshérités. Une lubie passagère qui l'aidait à oublier ses propres problèmes.
Mieux valait lui ouvrir un peu les yeux sur la complexité du monde. Aussi Melkhart reprit, d'un ton plus tranquille :

« D'ailleurs, j'aurais préféré ne pas aborder le sujet, mais vous ne semblez pas avoir saisi que la femme dont vous prenez la défense est en fait une prostituée. Son plaidoyer larmoyant n'était guère plus qu'un boniment commercial. Elle joue l'amoureuse transie, mais la bourse qui l'intéresse n'est pas celle qu'elle prétend. Peut-être devriez-vous apprendre à vous méfier des petites gens, qui peuvent être aussi retors, menteurs et mesquins que le sont ceux qui fréquentent les cercles de pouvoir ; s'il vous arrive de faire l'aumône, sachez que les rues de Diantra regorgent de faux éclopés et de faux orphelins, pour lesquels vos scrupules sont une mine d'or. »

Cette colère, Tibéria la sentit monter en elle, comme un raz de marée impossible à maîtriser. Son regard se durcit, devenant presque cruel. Elle voulait le frapper, lui faire payer pour tout ce que sa famille avait subi avec toute la hargne qui la rongeait. Elle en avait rêvé tellement souvent depuis ce jour funeste. Il n’était pas Victoria, mais il ferait l’affaire ! Il n’avait peut-être pas été l’artisan de sa chute, mais il portait le nom, il en partageait les crimes et les stigmates. Mais aussi brusquement, sa colère retomba tel un soufflé totalement raté. Elle ne voulait pas être comme ça. Elle ne voulait pas user de la violence. Elle valait mieux que ça, qu’eux. Rassemblant ce qu’elle pouvait avoir de dignité et d’honneur, elle se redressa sur toute sa hauteur et retira le capuchon de sa cape. Que les témoins se délectent, Tibéria n’en avait rien à faire. « Je suis parfaitement consciente de ce que j’ai perdu, monsieur. Inutile de me rappeler que je n’ai plus de maison, plus de nom et plus de famille. Si cela vous amuse, soit ! Riez avant de retourner dans les jupes de votre sœur, qu’elle se délecte aussi de la misère qu’elle a créée ! Peut-être que quelque chose m’échappe. Peut-être que je suis naïve. Certains en abuseront sans doute, mais je préfère encore tendre la main plutôt que de fermer les yeux sur ce qu’il y a autour de moi. Avec les meilleurs intentions qui soit, j’ai fait des choix qui se sont avéré douteux que je regrette aujourd’hui, mais au moins je ne me réjouis pas de la misère des autres. Maintenant, je vous prierais de continuer votre chemin et de me laisser en paix. Votre famille a déjà suffisamment fait comme ça. » Elle lui fit une révérence avant de tourner les talons avec toute la dignité d’une duchesse.

Les paroles outrées de Tibéria arrachèrent un rictus à son interlocuteur. Mise devant ses contradictions, la Soltarie avait pris la mouche, ne pouvant répondre autrement que par une logorrhée victimaire hystérique tout à fait hors de propos. Elle jouait à présent les offensées, s’apitoyant de tous les maux qu'elle avait endurés ; comme si c'était Melkhart qui l'avait abordée pour la narguer, et non elle qui, surgie de nulle part, l'avait publiquement diffamé.

Vous êtes votre pire ennemie et la seule responsable de votre chute, voulut lui lancer Melkhart, mais il se ravisa. Il était inutile d'enfoncer le clou ; il n'y gagnerait rien et ne savait que trop bien qu'il ne lui ferait pas entendre raison. Il inclina brièvement la tête et la laissa lui tourner le dos, la regardant s'éloigner, un brin intrigué par l'étrangeté de la scène qu'ils venaient de vivre. Après quoi il se remit en marche, tâchant de retrouver Certor et Waël, songeant aux dernières paroles que la duchesse déchue lui avait assénées.

« Votre famille a déjà suffisamment fait comme ça », avait-elle dit. La fascination de Dame Tibéria pour Victoria devait être maladive. Melkhart ne doutait pas que sa sœur se réjouisse de la chute des Soltari-Beronti, mais il doutait fort qu'elle soit si impliquée que ça dans cette affaire.
En y réfléchissant bien, il réalisa qu'il était, lui-même, indirectement responsable. Plus que Victoria, c'était lui qui avait causé du tort à Tibéria. Car si à la mort de Maciste il avait revendiqué Soltariel, soutenu par les fidèles de son frère, les Soltari-Beronti n'auraient pas retrouvé leur duché ; Tibéria serait demeurée dans l'ombre qu'elle n'aurait jamais dû quitter, et elle n'aurait pas eu à subir les humiliations de son règne.

Oui, Melkhart était en partie responsable. Il était responsable d'avoir laissé devenir duchesse une femme qui n'en avait pas l'envergure.
Mais l'aurait-il eue, lui ?