Le sauveur de Modeste | Elros, Grayle et Modeste

Début de la deuxième ennéade
Barkios, Automne de l’An 17:XI

Bien des ennéades s’était écoulées depuis que Grayle avait quitté la maison. Il était resté une vingtaine de jours durant lesquels Modeste et lui s’étaient beaucoup rapprochés. Ils avaient régulièrement partagé le même lit et dormit dans les bras l’un de l’autre sans que rien d’autre ne se soit passé entre eux. Si elle n’était pas contre l’idée, elle sentait bien que son ami péninsulaire n’était pas comme elle. Son esprit était hanté par le spectre de Miriel et n’était donc pas disponible pour une autre histoire, même d’une nuit. Elle l’avait bien senti lorsqu’elle l’avait embrassé, c’était à peine s’il lui avait répondu. Alors elle n’avait jamais cherché à aller plus loin que cela et se contentait d’être ce qu’il souhaitait : une amie très proche.

Mais s’il avait trouvé son propre toit, Grayle et elle continuaient à se voir régulièrement, chez l’un, chez l’autre, à l’extérieur, en soirée, en journée… Les occasions ne manquaient pas de se retrouver avec une vaanie aussi active qu’elle. Et puis, Modeste avait commencé à l’initier à quelques arts, par pure distraction. Ils se retrouvaient alors chez elle où elle possédait tout le matériel nécessaire.
Ce jour-là, le jeune homme voulait apprendre à jouer de sa mandoline. Elle lui avait donc offert de lui donner quelques cours, même si ce n’était pas forcément l’instrument qu’elle maîtrisait le mieux. C’était juste un prétexte de plus pour se retrouver et passer un bon moment ensemble. La petite demeure n’était d’ailleurs pas seulement emplie de musique mais aussi de rires. L’ambiance était bonne enfance et Modeste s’amusait beaucoup. Depuis leur conversation où elle avait dévoilé à Grayle son sordide passé, elle était redevenue telle qu’il la connaissait. Sans doute la percevait-il différemment cela dit. Même si elle en avait l’air, elle n’était pas cette fille de bonne famille, cette jeune femme simple et sans histoire qu’il avait cru. Mais cela ne l’empêchait pas de vivre sa vie pleinement, profitant de chaque instant de bonheur que les Dieux voulaient bien lui accorder.

Le visage souriant de la belle se tourna vers la porte donnant sur la pièce voisine tandis qu’un mouvement attirait son regard. Elle reconnut bien vite la silhouette de la femme rentrait chez elle après plusieurs jours d’absence. Elle se leva aussitôt et s’avança dans sa direction pour l’accueillir.

-Milyë !

Modeste accueillit sa seconde mère adoptive en la prenant dans ses bras, tel qu’elle l’avait toujours fait à ses retours de mission. Elros semblait étrange aux yeux de bien des personnes mais sa fille, accueillie à huit ans sous son toit, ne l’avait jamais perçue de la même manière que les autres. Elle voulait être une femme, alors soit. Peu importait son apparence ou sa voix, c’était ce qu’elle était pour elle. Une femme et une mère.

Modeste quitta l'étreinte de sa mère mais conserva ses mains dans les siennes. Elle lui adressa un sourire radieux malgré le visage grave d'Elros. Il n'était guère rare qu'elle ait besoin de temps pour se réacclimater à la vie de tous les jours après une mission, aussi sa fille ne fut-elle surprise ni par sa mine, ni par sa question sur Akila et conserva-t-elle cette expression chaleureuse que l'ancienne anedhelle lui connaissait. Il fallait que retrouve son foyer tel qu'il était : heureux et serein.
En entendant la voix de Grayle derrière elle, la jeune vaanie s'était tournée à moitié vers lui sans pour autant lâcher sa prise sur l'elfe. A lui aussi, elle fit un sourire, mais en vue de le rassurer cette fois. Il avait assez peu côtoyé sa seconde mère durant son séjour chez elle et elle savait à quel point la mercenaire pouvait être intimidante, surtout dans son état actuel. Malheureusement, ses questions resteraient sans réponse et il ne devait pas s'en formaliser. Elle lui expliquerait, mais plus tard. Finalement, Maud fit de nouveau face à Elros.

-Maman est au Temple. Elle a dit qu'elle devait faire quelques courses avant de rentrer. Je suis désolée. Fit-elle en achevant par une moue contrite.

La jeune femme savait à quel point ses mères étaient liées et combien elles s'appuyaient l'une sur l'autre. Akila était le support psychologique et théologique de la famille tandis que sa compagne les protégeait de son épée. Modeste était une savante combinaison des deux, même si elle ne faisait qu'étalage de son goût pour les arts et de sa joie de vivre. Elle était l'esprit rieur de cette maison où elle s'était fait sa place, tout naturellement.
A présent qu'Elros savait qu'elle aurait sans doute quelques heures à attendre, elle voudrait sans doute s'isoler mais sa fille avait une petite question pour elle. Elle n'aurait pas besoin d'y répondre longuement, un simple "oui" ou "non" lui suffirait. Ce n'était qu'une formalité car elle connaissait déjà la réponse. Alors, avant qu'elle ne cherche à s'en aller, la voix de la bijoutière s'éleva doucement.

-Est-ce que tu as eu le temps ?

L'interrogation pouvait paraître énigmatique formulée de la sorte mais elle avait tout son sens pour les deux femmes. Modeste ne lui avait demandé qu'une seule faveur. La même qu'à chaque fois que sa route passait par Baaz'Hima : S'arrêter un cimetière bien connu pour nettoyer et fleurir la tombe de quelqu'un qui lui était cher encore aujourd'hui.

Si le début de réponse d'Elros étira un sourire sur les lèvres de la jeune femme, celui-ci disparut bien vite quand vint la suite. Il fut bien vite remplacé par une succession d'expressions toutes plus fortes les unes que les autres... L'interrogation d'abord. Puis l'inquiétude. Et, finalement, la peur. Une peur mesurée par l'inconnu que représentait l'information qu'elle allait devoir ingurgiter. Devait-elle se laisser aller à elle ou n'était-ce pas aussi grave qu'elle le craignait ? Elle n'en avait pas la moindre idée... Et elle n'était pas sûre d'être capable d'attendre Akila ou non. Une part d'elle voulait savoir ce qu'il se passait et la seconde le redoutait et serait plus rassurée par la présence de la prêtresse.

Mais, soudain, Modeste eut une pensée horrible. Elle venait de demander à sa mère si elle avait fait ce qu'elle lui avait demandé et elle lui annonçait qu'il s'était passé quelque chose. Est-ce que ça concernait Nadea ?! Quelqu'un avait-il osé toucher à sa sépulture ? La vandaliser ? Ou pire ?
La jeune femme serra un peu plus fermement ses mains sur celle de l'ancienne anedhelle. Elle était morte d'inquiétude et ne se sentait pas capable de passer les heures à venir dans l'attente du retour de l'arcaménite. Elle pouvait entendre la nouvelle maintenant et épancher son cœur plus tard... Elle vrilla ses yeux dans ceux d'Elros, le cœur battant mais le regard plein de courage.

-Dis-moi. S'il te plaît.

Elle ne regardait même plus Grayle qui se tenait derrière elle. Elle ne l'entendait pas davantage. Dans son univers fait de tourmente, il n'y avait plus qu'elle et sa mère. Elle ne voyait plus qu'elle, n'entendait plus qu'elle. Le reste n'existait plus et elle demeurait suspendue à ses lèvres en attendant de découvrir ce qu'il avait pu se passer de si grave pour qu'un soutien spirituel lui soit nécessaire.

Habituellement, la phrase d'Elros était une aide, un appui sur lequel sa fille adoptive se reposait afin de prendre du recul et de chasser ses craintes dans une grande bouffée d'air dont elle emplissait ses poumons. Mais, ici, cela ne fit que lui faire craindre le pire concernant sa mère au point qu'elle s'imagina qu'un mage l'avait relevé de son repos éternel ou qu'un pilleur avait extirpé son corps de sa tombe. Tout ce qu'elle voulait, c'était que son esprit arrête de vagabonder de la pire des manières et avoir des réponses.

-Que s'est-il passé ? Réclama-t-elle avec plus d'inquiétudes qu'auparavant.

A contre-cœur, elle laissa une des mains de milyë lui échapper pour aller fouiller dans ses affaires. Elle en sortit un petit morceau de papier qu'elle lui tendit avec précaution. Il était couvert de poussière et de sable mais il ne semblait pas avoir pris la pluie qui s'était abattue sur la région l'ennéade passée. Si elle l'avait trouvé sur la tombe de Nadea, alors il n'avait pas dû y rester bien longtemps. Mais qui avait pu l'y laisser ?
A qui ce message était-il adressé ?
A la défunte peut-être ? Un mot d'adieu ou d'excuses de l'un de ses proches ?
A un étranger ? Peut-être que la tombe de sa mère était devenue un discret lieu d'échange de messages ?

Non, cette dernière possibilité était absurde. Ils auraient choisi une tombe moins bien entretenue afin de ne pas risquer de voir leur correspondance interceptée par d'autres.
Et si... c'était son père qui écrivait à son regretté amour ? Elle avait toujours supposé que son géniteur était son ancien maître mais ce n'était peut-être pas le cas...

Quoi qu'il en soit, Modeste était un peu plus rassurée de constater que toutes ses craintes se résumaient à un bout de papier dont elle croyait connaître le contenu. Cette lettre était privée et elle comprenait qu'Elros ne l'ait pas lue. Mais en avait-elle le droit elle aussi ? Cependant, elle avait si peu connu sa mère naturelle... Pouvait-elle se permettre de manquer une occasion d'en apprendre un peu plus sur elle ? Elle ne connaissait même pas son nom de famille...

Après une longue hésitation, la jeune femme approcha lentement une main et saisit le morceau de parchemin. Elle le regarda comme si sa simple vue pouvait lui apporter toutes les réponses à ses questions. Mais de questions, il en demeurait une restée en suspend...

-Restez avec moi. Elle pivota sensiblement en direction de Grayle sans pour autant l'apercevoir dans son champ de vision. Tous les deux...

Elle ignorait ce qu'elle allait découvrir mais elle ressentait le besoin d'être entourée si jamais il s'agissait de mauvaises nouvelles ou d'informations trop lourdes à porter, même pour elle, même après le passé qui était le sien. Finalement, elle libéra la seconde main d'Elros de son emprise et déplia la lettre avec une lenteur extrême. Au début, elle ne vit rien. Le bas du parchemin était totalement vierge. Ce ne fut qu'une fois à la moitié qu'elle distingua quelque chose. Le message ne contenait qu'un mot. Un seul mot... En le lisant, Maud lâcha subitement le papier dans un cri de surprise et de peur et porta ses mains sur sa bouche. Sa respiration coupa tandis qu'un sanglot remontait soudainement dans sa gorge.

Le message, quant à lui, alla s'échouer sur le sol. Grand ouvert sur le plancher, son contenu se retrouva exposé à la vue de tous.

Modeste ?

Assise sur son lit, Modeste dardait sur Elros un regard où se mêlaient tant d'émotions... La panique, l'incompréhension, la peur, le besoin de soutien. Elle savait être forte et ravalait le surplus pour ne pas tout simplement se laisser aller à ses sentiments. Elle posa une main sur les doigts de Grayle qui l'avaient invité à se reposer sur son matelas, l'invitant sans le dire à venir à ses côtés. Il était l'un des rares à connaître son histoire et lui aussi avait vécu des choses terribles. Il serait un bon appui, comblant l'absence d'Akila dans un premier temps, même si Mylië faisait de son mieux pour l'aider à sa façon.

-Je ne comprends pas. Finit par lâcher la jeune femme. Qui ?... Qui peut connaître ma mère et mon nom ? Qui peut me chercher ? Et pourquoi ?

Elle savait que personne dans cette pièce n'avait les réponses. Et elles pourraient être aussi bonnes que mauvaises. Elle ne savait rien de Nadea en dehors de son prénom et du fait qu'elle était esclave. Avait-elle une famille ? Ou bien des ennemis ? Devait-elle se méfier ou s'enthousiasmer ? Pourquoi cette personne ne réapparaissait qu'aujourd'hui ? Pourquoi de cette façon ? A quoi jouait-elle ? Qui était-elle ?
Tant et tant de questions qui l'assaillaient... Et elle n'avait qu'un simple mot sur un parchemin pour seul indice.

Toute à ses réflexions, Modeste avait baissé les yeux, comme pour se recentrer sur elle-même. Une des solutions étaient de ne pas répondre à ce message et de l'oublier. Mais cela lui demanderait également d'abandonner la tombe de sa mère... La mesure était peut-être excessive alors qu'elle ignorait ce qui se cachait derrière tout cela. La seconde était de lui faire face. Si quelque chose la menaçait, elle devait le savoir afin de ne pas passer sa vie à regarder derrière elle avec crainte pour que finalement son passé ne se retrouve face à elle et qu'elle se retrouve piégée et prise par surprise.
Sa décision prise, elle releva vers l'anedhelle un regard assuré, presque dur.

-Je veux savoir.

Joignant le geste à la parole, elle prit serra les mains d'Elros. Finalement, ce n'était pas d'Akila dont elle aurait besoin... Mais de la mercenaire. Modeste savait se protégée mais pas aussi bien que l'épée-louée le voudrait. Sans compter que toute cette histoire l'affecterait et qu'elle ne serait pas toujours en mesure de veiller sur elle-même.

-Je dois répondre.

Mais que fait Grayle chez lui ?:

Modeste étira un sourire à l'attention de Grayle. Elle n'avait pas l'impression que ses mots s'adressaient vraiment à elle. Lorsqu'elle était allé lui annoncer sa décision, elle voulait simplement le tenir informé car il avait suivi l'affaire depuis le début. Elle ne pensait pas qu'il lui proposerait de l'accompagner. Elle n'estimait pas en avoir besoin mais elle avait accepté malgré tout. Cela rassurait plus son ami de la suivre que de rester à attendre son retour et elle pouvait le comprendre. C'était une sensation qu'elle connaissait bien, même si elle devait laisser Elros partir seule à chaque fois.
Avec les jours qui s'écoulaient, la jeune femme avait retrouvé toute son assurance. Bien sûr, elle redoutait toujours une échauffourée dont elle ne connaîtrait pas l'origine, ignorant totalement l'histoire de sa mère. Bien sûr, elle doutait toujours de la véracité des informations contenues dans les messages qu'elle avait échangé avec ce mystérieux interlocuteur. Bien sûr, elle se posait mille questions à son sujet mais aussi sur celui de Nadea. Ce simple mot déposé sur sa tombe avait réveillé un intérêt que Modeste n'avait encore jamais eu jusque là. Car après tout, avec la mort du seul membre de sa famille qu'elle connaissait, elle s'était fait une raison. Jamais elle ne saurait d'où elle venait, qui était son père, si elle été née esclave ou libre... Et cet homme détenait peut-être les réponses. Elle les mettrait en doute, évidemment, mais elle devait l'entendre malgré tout.

La journée touchait à son terme. C'était le dernier délai pour se rendre à la fontaine. Elle espérait qu'il soit encore là... Mais s'il l'avait vraiment cherchée des années durant, il lui laisserait bien quelques minutes de plus...

Il y avait un peu de monde encore sur cette petite placette. Les quelques marchands établis là avaient commencé à rentrer leur étalage et l'un d'eux s'était interrompu pour servir un client retardataire. Mais il n'allait certainement pas cracher sur une vente, même de dernière minute. Quelques passants semblaient en train de rentrer chez eux ou se s'affairer pour achever ce qu'ils avaient à faire avant la nuit. Autour de la fameuse fontaine, on distinguait plus d'une silhouette. Il y avait une femme qui remplissait un seau d'eau, un gamin éclaboussant un de ses copains pour le faire râler et un vieillard assis en train de chercher un caillou dans sa chaussure. A première vue, il n'y avait pas celui qu'elle cherchait...
Mais alors qu'elle allait renoncer, se rongeant déjà de remord de ne pas être venue plus tôt, Elros désigna quelque chose. Modeste suivit la direction pointée par son doigt mais ne vit rien. Elle se pencha alors sur le côté pour se rapprocher de l'angle de vue de la mercenaire et elle distingua le début du contour d'une silhouette dissimulée derrière la colonne à jets. Son cœur se serra et elle marqua un temps d'arrêt avant de commencer à s'approcher, contournant la fontaine. Peu à peu, elle découvrit un homme assis sur la margelle, attendant visiblement quelque chose, ou quelqu'un. Il était vêtu simplement et n'avait aucune arme visible. Il devait avoir une bonne vingtaine d'années, ce qui leur ferait un bel écart pour des frères et sœurs... Quant à son profil, il ne lui disait rien du tout. Elle n'avait jamais vu cet homme, ou quelqu'un qui lui ressemblerait...

L'inconnu sembla déceler un mouvement à la limite de son champ de vision et tourna finalement la tête vers le petit groupe qui s'approchait de lui. Il se figea en découvrant la jeune brune l'espace de quelques instants puis... un sourire heureux se dessina sur son visage. Heureux, satisfait et... soulagé. Modeste s'était arrêtée en croisant son regard, intriguée et toujours méfiante. Elle n'était même pas sûre d'avoir affaire à la bonne personne.

-Est-ce que vous êtes l'homme des lettres ?
-Ton frère tu veux dire ? Répondit-il avec assurance.

Son aplomb laissa la joaillière sans voix l'espace d'un instant. Il était si sûr de lui sur ce point que cela en était déroutant. De son côté, l'inconnu posa son regard bleu-gris sur les personnes qui accompagnaient la jeune femme. Il trouva bien vite les yeux glacés de l'elfe qui ne cachait en rien ses doutes et sa méfiance à son sujet. Fort heureusement, il n'avait pas eu la bêtise de s'attendre à être accueilli à bras ouverts. Cela aurait été très surprenant... Alors, il se leva et pivota pour faire face au petit groupe. Puis il écarta les bras de son corps, comme pour en donner libre accès.

-Je suis mercenaire, pourtant je ne porte aucune arme. Vous pouvez me fouiller si ça vous rassure.

Sans un mot, Elros s'avança. L'homme était grand pour un humain mais pas autant que l'elfe... Cela ne sembla pourtant pas l'impressionner et il resta là, sans bouger, observant calmement l'androgyne qui le fouillait. Elle procéda avec minutie mais elle ne trouva rien. Pas la moindre petite dague, pas même un bijou. Elle se redressa et toisa une nouvelle fois son regard, dubitative et toujours aussi peu convaincue de pouvoir lui faire confiance.

-Je veux simplement retrouver ma sœur. Lui assura-t-il.
-Comment vous pouvez être sûr que c'est moi ?

L'inconnu reporta son regard sur Modeste tandis qu'Elros reculait avec prudence. Il arborait un sourire doux. Il savait qu'il aurait du mal à ce qu'elle intègre son histoire et était prêt à faire preuve de toute la patience qui soit pour la lui expliquer.

-De ce que j'ai compris, tu as été séparé d'elle jeune, tu ne t'en souviens peut-être pas très bien. Mais imagine-toi en blonde et avec les yeux un peu plus clair et tu retrouveras son image.

Ces quelques détails sur l'apparence de sa mère la troublèrent un peu. C'était à peu près les seuls aspects physiques qu'elle était parvenue à conserver en mémoire. Néanmoins, n'importe qui l'ayant connu aurait pu lui donner ces informations. Cela ne voulait rien dire.

-Vous avez quel âge ? Demanda-t-elle comme pour souligner une incohérence.
-Tu me trouves trop vieux pour être ton frère c'est ça ? Le silence fut sa réponse. Notre mère avait du mal à procréer. Elle commençait à perdre espoir quand je suis arrivé... Et elle ne t'attendait plus.
-Cela ne venait pas forcément d'elle...
-Si tu veux parler de notre père, il est prouvé qu'il était parfaitement capable d'avoir des enfants avec ces autres épouses. Tu es la huitième et dernière née de la famille.

-Je n'ai pas de père.

Le mercenaire se redressa dans une grande inspiration suivie d'un soupir. Oui, il aurait dû le prévoir... Elle n'avait connu que leur mère, il y avait de fortes chances qu'elle renie l'origine ou l'existence même de son père. Qu'avait-elle bien pu s'imaginer à son sujet ? Il n'osait même pas y penser. A ses yeux, c'était l'homme le plus sage et le plus aimant du monde, bien que son frère aîné lui faisait une digne concurrence.

-Il s'appelait Honoré Hadjaoui. Je ne sais pas lequel de nous deux a été le plus déchiré en te croyant morte.
-Morte ?
-La dernière image que nous avons eu de ma mère, sur le point de te mettre au monde, c'était son corps inanimé sur le sol et sans la moindre réaction alors que son fils de neuf ans l'appelait à plein poumons pendant qu'on l'emmenait.

Une lueur de colère s'était installée dans le regard de l'inconnu tandis qu'il racontait le passage le plus horrible de sa vie. A côté de cette scène, l'arène comptait bien peu... Il avait cru Nadea morte et l'enfant qu'elle portait avec. Il avait cru les voir gisant sans vie toutes les deux. Il avait connu tout cela alors qu'il n'était qu'un enfant. Modeste le dévisageait toujours avec méfiance, guettant dans son comportement le moindre signe de mensonge. Mais soit il était le meilleur menteur du monde, soit il avait réellement vécu tout cela. Et la jeune femme de douter de ses propres appréhensions...

-Qu'est-il arrivé à... notre famille ? Demanda-t-elle en appuyant le fait qu'elle s'insérait dans ladite famille qu'à titre conditionnel. Elle ne savait pas encore si elle acceptait de croire à son histoire ou non. Dans tous les cas, le mercenaire accueillit sa question avec un discret sourire. Elle l'interrogeait, c'était plutôt bon signe. Est-ce que nous sommes nés esclaves ?
-Non. Hormis toi, nous sommes tous nés libres et promis à un avenir paisible sur les terres de notre père dans les plaines de Valmar.
-Alors que s'est-il passé ? Pourquoi ma mère a-t-elle fini seule au service d'une famille de Baaz'Hima ?
-La cupidité humaine. Nos terres étaient fertiles et rentables. Quelqu'un a voulu les acheter, notre père a refusé. Nous les possédions depuis plusieurs générations et il avait toute une famille à nourrir. L'homme a obtenu ce qu'il voulait autrement et il s'est vengé de nous.
-Comment s'y est-il prit ?
-Pour nos terres ? Il a pris contact avec nos créanciers. Exactement comme nous l'avons fait pour les lui reprendre. A ceci près que nous ne l'avons pas réduit en esclavage après.

Un silence s'installa tandis que Modeste ingérait ces informations. Cela faisait sans doute beaucoup à intégrer pour en une seule fois. L'homme lui laissa quelques instants avant de poursuivre, bien conscient qu'il n'avait pas totalement répondu à l'une de ses questions.

-Les hommes de la famille ont été vendus comme un lot à une école de gladiateur tandis que les femmes ont toutes été séparées. Si tu as pu rester avec notre mère, c'est sans doute dû au fait que tu venais seulement de naître. Tu avais besoin d'elle.

Il marqua une nouvelle pause. Il avait encore bien des choses à lui dire mais cela suffisait pour aujourd'hui. Le contact était pris. Il avait pu la voir, lui parler, constater qu'elle allait bien. Elle était une belle jeune femme et plus libre encore qu'il ne l'était lui-même. C'était tout ce qui importait. Il la regarda, perdue dans ses pensées, et soupira de résignation. Il devait lui laisser du temps.

-Je comprends que ça fait beaucoup. Je ne vais pas m'imposer plus longtemps. Je vis à Thaar dans un quartier paisible de l'Ouest. N'hésite pas à m'écrire dès que tu seras prêtes à discuter de nouveau.

Le mercenaire la regarda encore un bref instant avant de commencer à s'éloigner. Il n'avait pas fait trois pas que la voix de Modeste l'arrêta bien vite.

-Il y a beaucoup d'Hadjaoui dans le pays. Vous avez oublié de me donner votre prénom.

L'homme se retourna, un sourire fin et amusé aux lèvres.

-J'attendais que ça t'intéresse pour te le donner.

A quoi bon lui remettre une information dont elle se moquait totalement. Elle l'aurait à peine retenue. A son arrivée, la seule chose qui l'intéressait, c'était de savoir s'il était un menteur ou non. Apparemment, même si elle se méfiait encore, il était parvenu à éteindre une part de ses doutes. Il était donc temps.

-Tu t'es déjà demandé pourquoi tu t'appelais Modeste ? C'est un prénom plutôt atypique.

A la réaction de la jeune femme, il était évident que le sujet lui avait déjà traversé l'esprit mais, puisqu'elle n'avait pas la possibilité d'avoir la réponse, elle s'était tout simplement fait une raison. L'homme se contenta de sourire devant sa mine. Il ne lui expliquerait pas cette fois-ci mais il pouvait lui donner un indice rien qu'en lui disant comment il s'appelait.

-Moi c'est Sauveur.

Maud écarquilla soudain les yeux mais n'afficha aucune autre émotion. Le mercenaire inclina la tête et s'éloigna. Lorsqu'il disparut de son champ de vision, la jeune femme agrippa la première chose qu'elle trouva, à savoir : le bras de Grayle. A y regarder de plus près, il paraissait évident que cette dernière information avait provoqué chez elle un plus grand choc que tout le reste de la discussion.

Des bras attirèrent la jeune femme et l'enveloppèrent dans une douce étreinte. Comme s'il avait compris ce dont elle avait besoin, Grayle l'avait prise contre lui et la serrait tendrement en lui répétant des mots rassurants à l'oreille. Cependant, il n'y eut ni larmes ni sanglots chez Modeste. Toutes ces nouvelles informations tournaient en boucle dans sa tête au point de l'étourdir. Son ami lui demanda ce qu'elle en pensait mais elle ne répondit pas. C'était tout simplement trop tôt pour le dire... En revanche, il y avait une question qui méritait d'être posée et qu'Elros finit par évoquer. C'était : Pourquoi est-ce que le prénom de cet homme l'avait à ce point choquée ? D'accord, il était aussi étrange que le sien et on pouvait discerner une logique entre les deux mais il y avait autre chose...
Modeste se redressa enfin de l'étreinte que lui offrait le péninsulaire et plongea son regard dans celui de la mercenaire.

-Je ne me souviens pas de grand chose de ma mère... Mais je sais qu'elle m'a parlé de plusieurs personnes... C'est assez flou. Mais, parmi eux, il y avait quelqu'un... Ce n'était peut-être pas elle qui l'a dit comme ça mais moi qui l'ait interprété avec mon esprit d'enfant... L'un d'eux devait nous libérer.

Elle marqua une pause, rassemblant ses maigres souvenirs. Ce n'était pas tant la notion de ce libérateur qui la troublait. C'était les mots qu'elle avait employé et qu'elle avait déformé à cause de son jeune âge, du temps ou bien des eux à la fois.

-Elle m'a parlé d'un sauveur...

Tandis qu'elle évoquait cette idée, il était évident qu'elle n'avait à aucun moment pensé qu'il s'agissait d'un prénom et non d'un simple adjectif. C'était sans doute pour cela qu'elle avait tant de mal à se souvenir des autres personnes. Si tout le monde avait le même genre de prénoms dans la famille, elle avait forcément éprouvé des difficultés à les différencier les uns des autres. En revanche, elle avait suffisamment insisté sur ce dernier pour que cela marque son esprit.
Modeste tourna le regard vers l'endroit où Sauveur avait disparu. Ce simple petit détail changeait pour beaucoup sa vision des choses. Car il ne pouvait pas savoir que Nadea lui avait parlé de lui, ni qu'elle serait capable de s'en souvenir. Personne ne prêtait attention à ce que disait une esclave donc personne ne pouvait le lui avoir raconté. L'histoire de cette famille était compliquée mais cohérente jusqu'à présent. Il lui faudrait néanmoins aller chercher de plus en plus de détails pour parvenir à démêler le faux du vrai. Pour l'instant, elle ne voyait pas le faux...

La fatigue de la jeune femme devait se lire sur son visage car sa mère tout comme son ami lui proposèrent de rentrer. Grayle l'invita même à venir se reposer chez lui. Modeste lui sourit tendrement. Il lui avait déjà parlé de Miriel et de son côté jaloux et protecteur. Elle préférait ne pas provoquer sa colère en allant dormir chez lui. Sans compter qu'elle avait sans doute besoin d'un cadre plus familier pour l'instant. Ils prirent donc le chemin de Thaar puis de la maison d'Elros. Il faudrait quelques jours à la joaillière pour se sentir à nouveau prête à recroiser son potentiel frère. Son sauveur...