Qui a la force a souvent la raison, en matière d’État.

Au début de la quatrième ennéade de verimios de l'an 17 : XI

Le Karliik Glenn voulait repartir. Si Sol’Dorn était un endroit plaisant, rester à l’intérieur de la ville plus longtemps lui laissait un arrière-goût dans la bouche mais, malheureusement, c’était nécessaire. En effet une campagne ne s’improvise pas et elle ne se planifie pas en deux jours. Alors certes lorsqu’il était au Puy il ne l’avait pas planifié seulement jusqu’à Sol’Dorn avec l’Etat-Major mais le souci était le suivant : il fallait prendre en compte quelques légers changements. Notamment le fait que l’Etat-Major n’était pas complet ici vu qu’au moins la haute-prêtresse d’Uriz n’avait pas daigné se déplacer. Que les deux autres triumvirs ne bougent pas, soit, Kerath, même s’il n’aimait pas ça, pouvait le concevoir, mais que la plus haute figure du clergé du Père ne vienne pas combattre aux côtés des osts, pour l’Eda Vengeur qui plus était, ne plaisait pas du tout au colosse qui arpentait les couloirs du Palais des Trois.

Que l’on ait été pour ou contre les actions de Krish, et Kerath avait souvent été contre, on ne pouvait lui retirer que, si elle ne comprenait pas toujours les armées sous ses ordres, au moins elle essayait. Au moins elle ne restait pas cachée à l’intérieur du Vatna. Elle avait relancé l’Eda Vengeur et elle l’avait mené personnellement. Elle avait montré plusieurs fois qu’elle était quelqu’un en qui on pouvait avoir confiance. L’eldéen commençait à se demander si ce n’était pas pour ça qu’Uriz n’avait pas choisi Diltree comme nouvel avatar. Il commençait aussi à se demander s’il n’avait pas fait une grave erreur. Il secoua la tête pour chasser cette dernière pensée, non il avait bien fait, au fond, il le savait, Valsrik avait raison. Toutefois il regrettait la mort de l’ancienne reine, lorsqu’elle était là il n’avait pas à se préoccuper de politique, il pouvait se concentrer exclusivement sur la guerre à venir et sur l’Eda Vengeur à accomplir. Mais ça ne servait à rien de ressasser le passé, c’était fait, elle n’était plus, et maintenant il devait faire avec même si ce n’était pas ce qu’il voulait.

De plus aujourd’hui il n’était pas question des triumvirs ni même du Puy mais bien de Sol’Dorn. Aujourd’hui il devait s’assurer que la cité ne risque pas de reprendre son indépendance au moindre problème qui divertirait l’attention des eldéens sur autre chose. Au moindre signe de faiblesse bien qu’il ne voulût pas l’admettre. C’était dans ce but qu’il avait demandé à voir le Barra. Suivit par deux membres de la garde draconnique, Kerath se dirigeait vers le lieu de rendez-vous : une salle comme il y en avait tant dans le Palais des Trois, une salle dont l’objectif n’était pas clair et pouvait être changé en fonction de son occupant ; pourvu que ce dernier s’y prenait un peu à l’avance. C’était justement ce qu’avait fait le Karliik Glenn, la veille des esclaves avaient revu le mobilier pour y inclure une grande table ronde mais sans apporter de chaises. Le côté spartiate du général qui faisait qu’il se passait du superflu rendait la pièce étrangement vide, il n’y avait pas de commodes ni d’étagères ou d’autre mobilier pour meubler. Seulement cette table.

Cependant la table n’était pas vide, outre les divers rapports qui la couvraient, l’on pouvait voir deux carreaux y trôner. Sur l’un d’eux se trouvait encore un mince filet de sang séché, il posa le heaume de son armure noire à côté desdits traits. Lorsque Kerath entra il posa encore une poignée de documents, il était arrivé en avance et comptait bien poursuivre son travail en attendant, ses deux gardes s’étaient placés chacun d’un côté de la porte, l’un dans le couloir, l’autre à l’intérieur. Quand la porte s’ouvrit, le général prit quelques secondes avant de lever ses prunelles rouges un grondement qui n’était pas sans rappeler celui d’un animal sauvage face à un danger.

« Alors comme ça le Barra ne considère même plus une demande du Karliik Glenn comme suffisamment importante pour se déplacer lui-même ? »

Sa main droite serra le papier qu’il tenait tandis qu’il se redressait.

Sol’Dorn. Enfin.

Après de longs mois à arpenter ses terres, brûlées par la rude chaleur du Sud, à amorcer mille et une manière de la reconquérir et à prévoir autant de façons de s’en servir pour les guerres à venir, la ville eldéenne était enfin reprise.

Si le mérite revenait à nombre des sombres du Puy, alors présents dans les camps alentour pour l’occasion, le concours de certains en particulier avait permis de créer ce poids dans la balance qui avait finalement fait basculer la situation en faveur de l’Eda. Oui, Sordrin avait fait partie de ces grains de sable venus harasser les rouages de la défense de ses anciens possesseurs, et désormais, il était fier du travail accompli, arpentant ses rues avec un regard appréciateur.

Pour autant, les araignées sont insectes à se glisser où l’appel des secrets est le plus fort, et leurs murmures ont récemment prôner la vigilance en ces lieux trop ravagés par les conflits, et où les ombres dissimulaient encore de trop nombreuses menaces, encore vives.

La convocation du Karliik Glenn, amenée initialement par les gardes en charge de la transmission, avait été rapidement relayée par les chuchotements de ces mêmes araignées, jusqu’à parvenir aux oreilles du mystérieux Barra, dont personne ne soupçonnait encore le rôle. Vêtu de sa cape aux coutures arrachées, presque miteuse, agressée depuis trop longtemps par le sable et les vents des plaines, Sordrin se dirigeait lentement vers le Palais des Trois, d’une assurance toute caractéristique qui trahissait son impatience ; cette convocation, aussi pressante s’était-elle fait sentir, allait enfin lui permettre de se dévoiler au grand jour, ce face à un ami depuis longtemps perdu.

Le long des bâtiments à l’allure si marquante du quartier militaire, il faisait chaud. Mais l’odeur était celle du renouveau. Du renouveau et de l’exaltation.

- /|\ -

Les couloirs, contre toute attente, communiquaient le froid de la pierre avec arrogance, affrontant l’assaut des chaleurs du dehors sans faiblir. À vrai dire, l’atmosphère du Palais, bien que mis à nu dans cette absence totale de visages à croiser, était agréable. Les pas résonnaient entre les murs, seuls témoins de l’histoire perpétuée par le sol de la structure marquée au fer des ébats d’antan, au temps de ce qu’avait été la citadelle. Piètre farce, et ironie du sort pour l’être qui en parcourait les allées en l’instant, lui qui avait fait partie de cet Ost désormais honni, oublié. Quel souvenir que celui des Vigilants…

Un virage de plus et la grande porte de la salle qu’il connaissait bien apparut, protégée par un soldat aux couleurs de la Garde draconique. Lentement, les pas se faisaient plus silencieux, jusqu’à totalement cesser, laissant place à l’affrontement de regards dont le sens n’échappa au garde que peu de temps. Sans mouvoir un cil, Sordrin attendit que l’étroit passage se forme alors. La porte ouverte, il entra sans un bruit, et ne prit la peine de constater la présence du second soldat, juste derrière. Il ne faisait qu’avancer, le souffle maintenu dans ce carcan d’excitation mêlée à de l’appréhension. Comment allait-il réagir ?

Ralentissant toujours, arrivant désormais à quelques pas de la grande table ronde, un sourire se dessina enfin sur son visage. Le Barra avait été nommé.

« Au contraire, le Barra tient à ce que nombre de choses changent. Aussi, je viens te saluer, Karliik Glenn… Une courte pause fut marquée. Vieil ami. »

En ce jour, les faibles avaient péri. Et les forts, eux, pouvaient de nouveau se réunir, car la force a souvent la raison, en matière d’État.

Les griffes du gantelet gauche de Kerath avaient entamées le bois de la table lorsqu’ils avait parlé. De la même façon que le rapport dans sa main droite avait souffert de son début d’emportement, la table n’avait pas été épargnée bien que la plainte de cette dernière soit plus audible. Toutefois il cessa d’accabler ce pauvre mobiliser, et le labeur de ses subordonnés, lorsque l’inconnu lui répondit. Le général fronça les sourcils alors qu’il écoutait. Devant lui se tenait un membre de la Doth’ka, ça, il n’en doutait nullement. Si Tal’darak jugeait sa demande de rencontre indigne de son déplacement, il n’empêchait que refuser de voir un ce que voulait Karliik Glenn n’était pas une bonne idée. Kerath posa le document qu’il avait maltraité avec ses semblables sur la table et croisa les bras. Il avait rigoureusement observé, d’aucun diraient dévisagé, le nouvel arrivant, et s’il laissa le silence s’installer pendant quelques secondes à dessein, il se prolongea ensuite parce que l’eldéen venait de se souvenir de quelque chose mais qu’il était incapable de nommer.

C’était évidemment les deux derniers mots de l’arrivant qui l’avait mis sur la voie et après une poignée de secondes supplémentaires, son visage se détendit légèrement.

« Sordrin? »

S’il avait mit un certain temps à aller chercher le prénom dans sa mémoire vieille de plus de six siècles, c’était aussi parce qu’ils ne s’étaient plus vus depuis… au moins trois cents ans. S’il avait posé une question, il ne lui fallaut pas longtemps pour que son cerveau ne confirme qu’il s’agissait bel et bien de Sordrin.

« Tu fais partie de la Doth’ka? Je croyais que t’avais chuté avec le quatrième. Pour être honnête je croyais que t’étais mort depuis l’temps. »

Kerath devait aussi admettre qu’il n’avait pas cherché son ancien camarade parmi les cadavres des despotes et autres déserteurs qu’il avait eu le loisir d’envoyer dans leurs cellules respectives qui les attendaient gentiment dans les P’leiks. A peine s’était-il intéressé aux despotes pour ajouter leurs armes à sa collection. Quant à ceux qui s’étaient ralliés à la cause du Puy, il ne s’était pas intéressé à eux. Ils avaient été utiles, ça il ne pouvait pas le nier, et même s’il aurait aimé pouvoir affirmer l’inverse, sans eux la tâche des osts aurait été bien plus ardue. Toutefois, aussi précieux qu’ils avaient été, le général n’avait pas pris le temps de voir qui était qui et encore moins de chercher Sordrin parmi eux.

« Mais bref… ce n’est pas pour parler du bon vieux temps que je veux voir Tal’darak. S’il veut tant que les choses changent il n’a qu’à venir. »

À l’évocation de son nom, qu’il n’avait plus entendu depuis trop longtemps, Sordrin sourit de plus belle, appréciant la surprise qui se déchiffrait un court instant sur le visage de son ancien frère d’armes. Trois cents ans, au moins, là était le temps qui leur avait fallu avant de se revoir, chacun ayant entamé un chemin bien différent depuis lors. Pour autant, le Puy n’est fait que de tortueuses voies à arpenter, et les desseins se croisent et se défont aussi vite que le mauvais sort s’acharne sur les faibles et les infortunés. Là était l’un des avantages du peuple sombre : l’ennui ne durait jamais.

Ignorant de prime abord la mention de son ancien maître Tal’darak, il n’hésita pas à revenir sur cette phrase de retrouvailles, dont il n’avait espéré qu’elle pouvait sortir de la bouche du Karliik Glenn après tant d’années.

« Le Nahali m’a appelé de trop nombreuses fois, Kerath, fit-il en appuyant ce nom qu’il n’avait jamais prononcé auparavant, mais le IV^ème a cessé de me motiver à la seconde où j’ai ressenti la douce étreinte de l’ombre. »

Les doigts longs et fins de l’assassin vinrent pianoter sur la table, tandis que lui avançait lentement, suivant le contour du large meuble, non gêné par de quelconques chaises, simplement absentes. À son flanc était accroché un élégant fourreau, qui se balançait d’avant en arrière sans bruit au rythme des pas de son porteur. Le silence ne s’était pas fait trop long dans cette imposante pièce où même le battement d’ailes d’insectes voraces pouvait être entendu. Mais Sordrin reprit :

« Là est le problème, mon ami. »

S’arrêtant net, il ne fallut que quelques gestes minutieux à l’assassin pour déficeler l’attache et poser soigneusement l’arme sur le bord de la table, à l’opposé du Karliik Glenn. C’était une rapière.

« Je doute qu’il puisse venir dans l’état où je l’ai laissé. Je t’ai dit que les choses allaient changer, annonça-t-il en levant fièrement la tête. Et ce sera sous mon impulsion. »

La réponse amusa le Karliik Glenn qui afficha un fin sourire qui, comme à son habitude, avait un aspect malsain sur son visage couturé de cicatrices.

« Et c’est généreux à toi d’avoir ignoré son appel. Bien peu l’ont fait et encore moins dernièrement. » L’emphase sur son surnom l’amusa d’autant plus et son sourire s’élargit un peu plus. « Kerath, hein ? Tu t’y mets un peu tard surtout que ces temps-ci je signe mes missives de mon prénom. »

Ce qui n’était pas tout à fait faux. Il avait marqué Kerath, Karliik Glenn, à la fin de la lettre destinée au Barra. Il n’écrivait Sagar que pour ses lettres privées, après des siècles à utiliser son surnom dans tous les contextes les gens avaient finis par oublier son prénom. Il avait bien tenté de se présenter comme Sagar Ni’Styx une fois ou deux à des soldats d’autres osts ou à des prêtres au Puy, sans son anneau d’onyx et sa sempiternelle armure rouge et il ne fut pas bien surpris lorsqu’on ne le reconnu pas. Il dût rappeler qu’il était le Karliik Glenn et qu’il était davantage connu sous le surnom de Kerath, et à juste titre, pour qu’enfin on le reconnaisse. Alors, depuis, il gardait son surnom pour les occasions officielles, réservant son prénom pour l’informel.

Puis vint la confirmation que son vieil ami était bel et bien un membre de la Doth’ka, ce qui était toujours bon à savoir.

« Que tu fasses partie ou non de la Doth’ka ne change pas que je veux parler à Tal’darak. »

Puis le colosse observa l’assassin faire son numéro, perdant rapidement son sourire. La théâtralité, comme tout ce qui était superflus, ne faisait pas partie de ses passe-temps. Toutefois lui-même devait reconnaître que la théâtralité n’était pas superflue, au contraire même, sinon le clergé de Tesso n’aurait pas l’importance dont il jouit aujourd’hui. Les bras toujours croisés, Kerath se demandait où il voulait en venir et force était de constater qu’il ne s’était pas attendu à ça. Il décroisa lentement les bras et, fidèle à lui-même, le colosse se mit à marcher pendant qu’il réfléchissait à ce que ce changement de Barra pouvait avoir comme conséquences. Après avoir fait un tour complet de la pièce il s’arrêta à nouveau.

« Dans ce cas nous pouvons nous mettre au travail, ça tombe d’ailleurs très bien que ce soit toi qui ait pris sa place. » Il retourna à sa place originale, sans savoir pourquoi d’ailleurs étant donné que l’endroit en question n’avait rien de particulier. « J’ai demandé au Ba… je t’ai demandé de venir pour discuter de l’organisation de Sol’Dorn. Comme tu le sais sûrement, l’organisation que j’ai mis en place avec Krish, le triumvirat dornien a l’honneur d’être surveillé. Et qui de mieux que la Doth’ka pour surveiller quelqu’un ? »

Certes le clergé de Tesso était un candidat tout aussi valable, mais vu que le Karliik Glenn comptait profiter de Sol’Dorn comme base avancée pour ses futures campagnes, il préférait que la cité soit surveillée par une institution bien plus proche de l’armée que les adeptes du Silencieux. Alors il reprit sa marche pendant qu’il reprenait la parole.

« Tu as été dans le quatrième ost, tu es resté un certain temps en Ithri’Vaan, tu sais mieux que moi comment ça marche et je ne doute pas que tu trouveras bien quelqu’un qui se sentira ici comme un fern dans la lave. Et j’en viens justement à la seconde chose que je veux aborder : il faut étendre la Doth’ka. Je compte refonder le quatrième ost, en faire une armée dans laquelle tous ceux voulant se battre pour les dieux sont les bienvenus, ilythiiris, humains, nains, hybrides, demi-sangs… je pense qu’il faut faire de même pour la Doth’ka. Si ses agents sont plus que compétents… » il lança un regard sur les deux carreaux d’arbalètes posés sur la table avant de reporter son attention sur le Barra et de poursuivre. « Un drow ne pourra jamais aller aussi loin qu’un humain en Péninsule par exemple. Je ne doute pas que personne n’est hors d’atteinte des lames de tes agents mais tuer ne suffit pas toujours. Il faut parfois construire un réseau d’informateurs. »

L’absence de réaction de son homologue, du moins avait-ce été ce qu’avait perçu l’assassin face à son impassible expression – entretenue depuis des années par sa condition, avait-il pensé –, ne le désarçonna pas, pas plus qu’elle ne le fit sourciller. Tout au plus, un rictus était apparu au coin de ses lèvres. Tout ce chemin parcouru, depuis les champs de bataille d’antan jusqu’à ce sommet si empreint d’étrangeté, en avait valu la peine ; Karliik Glenn comme Barra, tous deux étaient de cette trempe à marquer les esprits au fer. Ce même fer qui allait bientôt rugir de nouveau.

Sol’Dorn avait donc été le sujet voilé de cette convocation. Trop préoccupé par elle depuis des mois, Sordrin n’avait pu s’empêcher de réprimer un soupir. Le devoir était le devoir, et rechigner à quoi que ce soit en cet instant n’aurait relevé que de l’insouciance, ou du mépris, or c’étaient foi et engouement qui rythmaient son cœur depuis que les réminiscences de l’Eda Vengeur avaient été attisées.

Réorchestrer pareilles missions, la surveillance, les filatures, le rassura toutefois. Il ne pourrait en être l’auteur, lui qui souhaitait suivre l’armée par-delà les terres trop connues des sables de la reconquise, mais il dénombrait déjà quelques têtes suffisamment imprégnées de l’atmosphère dornienne pour y poursuivre leurs activités tels des poissons dans leurs eaux. À la première proposition du Karliik Glenn, qui revêtait davantage l’aspect d’une intimation, Sordrin hocha la tête d’un faible mouvement, acquiesçant. Mais c’est à la deuxième que son intérêt fut ravivé ; reconstruire les bases d’un Ost honni, réalimenter les forces tentaculaires de la Qu'ellar d'veldrin, tout cela en ayant recours à la manœuvre inédite qu’était l’enrôlement d’humains et autres engeances.

D’un ton très sérieux, l’assassin prit la parole après une courte pause :

« Que te passe-t-il par la tête ? »

Une main vint se poser à plat sur la surface rugueuse de la morne table, puis une deuxième. La suite ne se fit pas attendre.

« Des humains, des sangs impurs… Jamais nous n’avons accepté cela dans nos rangs. Le regard se fit acéré, calculateur. Et pourtant, il en va de l’espoir d’un jour réaliser ce pour quoi nous nous battons. Je n’aurais jamais mis pareille idée sur la table, mais si cela vient de toi… Je suis prêt à essayer. »

Sordrin se redressa lentement, retrouvant sa posture droite, la tête haute. Inclure des croyants en la cause et en le Père dans les armées du Puy, voilà qui pourrait s’avérer rentable, en plus d’être habile. Mais rentabilité rime souvent avec risque, et qui choisit de mélanger deux solutions ne peut espérer conserver la couleur de la première…

« Je ne peux parler pour l’ost que tu souhaites reconstruire, mais sache que la Doth’Ka se voudra extrêmement sélective. Ses épreuves pourraient également coûter de nombreuses vies non-ilythiiri, et un précieux temps… Là était le souci : les Velg’larens allaient-ils accepter d’enseigner si leur art était instruit à des condamnés ? Je peux espérer trouver de bons espions parmi ces gens, mais les débuts se limiteront à cela : un réseau d’informateurs, rien de plus. »

Au fond de lui, Sordrin savait qu’une telle expansion était incontournable. Lui qui ne portait aucunement les autres races dans son cœur avait été forcé de l’admettre au fil de leurs récents exploits : si les Drows étaient cet amas d’engrenages avides de conquête, viendrait un jour où le sang pur ne parviendrait pas à vaincre seul.

« Quand avais-tu l’intention d’entamer le recrutement ? » demanda-t-il.

L’idée n’avait rien pour plaire et ça, il le savait très bien. Il ne s’attendait d’ailleurs pas à ce que ce soit bien accueillit. Kerath savait pertinemment que simplement proposer quelque chose comme ça était risqué. Après tout, si Krish avait été de son avis, malheureusement elle n’était plus là pour le soutenir et encore moins pour aider à faire passer la nouvelle. Alors devant la question du Barra, le Karliik Glenn se tendit. Il ne savait quoi attendre comme réaction et celle qu’il reçut, si elle n’était pas parfaite, et l’inverse l’aurait grandement étonné, au moins avait le mérite de lui laisser une certaine marge de manœuvre.

« Je pense au future. L’Ithri’Vaan est vaste et déjà pour protéger efficacement nos lignes d’approvisionnement du Puy jusqu’à Naélis, je vais me retrouver avec à peine un ost au complet devant les murs de la ville. Je ne pense pas avoir besoin de plus de toute façon mais ça ne change rien au fait qu’il nous faut des gens pour nous permettre de tenir nos conquêtes. Certes ils ne sont pas aussi fort que nous, aussi grands et ils sont éphémères mais ils nous ont tout de même défaits. Plusieurs fois. Ce qui veut dire que ce n’était pas de la simple chance et puis ils sont assez fous pour combattre sur l’eau. »

L’idée lui arracha un frisson, lui qui en avait peur, qui n’avait jamais posé le pied sur un navire et ne comptait jamais le faire, il devait admettre que, pour ça, l’humanité lui semblait un petit peu moins méprisable. Ils étaient capables de faire quelque chose que, lui, était incapable.

« Je ne m’attends pas à ce que les taux de pertes parmi les recrues soient les mêmes qu’avec des ilythiiri, après tout leur race reste inférieure, et de loin, beaucoup vont mourir, c’est une évidence et c’est même souhaitable. Comme pour les nôtres, seuls les meilleurs méritent une place parmi nous. »

Il hocha ensuite la tête, un réseau d’informateur était tout ce dont ils avaient besoin pour le moment.

« De toute façon je ne t’en demande pas plus, le faire serait stupide. Comme toi en ton temps, avant d’apprendre à devenir un espion ou un assassin digne d’entrer dans la Doth’ka, ils vont devoir faire leurs preuves en tant qu’informateurs. »

La question qui suivit le fit sourire, un sourire carnassier. La question était bonne, elle était incontournable, et c’était bien pour ça qu’il y avait réfléchis avant de planifier l’entrevue, sachant pertinemment qu’elle viendrait si jamais le Barra acceptait.

« Pour le quatrième ost, je ne sais pas encore, il faut que j’en parle au moins avec Diltree. Toi par contre, mon ami, tu vas pouvoir commencer très vite. » Kerath attrapa un document qui avait gentiment et patiemment attendu son tour jusque là puis il le tendit à Sordrin. Le document relatait le transfert d’un prisonnier qui était partis de Thaar au début de la troisième ennéade et qui n’était donc plus bien loin de Sol’Dorn.

« Le Conseil de Thaar va nous remettre Ascanio Vossula. Un ancien prince marchand, celui qui était à la tête de la conjuration contre Krish. Le tuer serait un gâchis, il connait bien trop de gens importants, influents, dans la grande ville corrompue qu’il aidait à gouverner. Des gens que tu peux aller voir pour commencer ton recrutement. Peut-être qu’il connait même leurs petits secrets pour te rendre la tâche plus facile. Mais surtout, peut-être qu’il sait où se trouve May’Inil, la détentrice du Miroir d’Isten. Et ça tombe bien, je pars justement pour Thaar dans quelques heures, que dirais-tu de m’accompagner et de récupérer Ascanio sur la route ? »