[Fernel]Ombres en miroir / Louise

Ses mains sur les miennes me font sourire. Jamais je n’aurais cru entretenir un rapport aussi étroit et privilégié avec mon vrai père. Il est l’exact opposé d’Eudes sur bien des points. Ce dont nous parlons sans que cela ne le gêne, par exemple, m’apaise beaucoup. Cette liberté de paroles est d’une simplicité et d’un naturel qui me font beaucoup de bien, je sors un peu de ce rôle de châtelaine intouchable quand il est là. Et c’est loin d’être désagréable. Est-ce donc ainsi que partout ailleurs, quand on ne fait pas partie de la noblesse, les enfants se comportent avec leurs parents et inversement ?

- Je ne te considère pas comme un serviteur, pas plus qu’Aaron. Les gens peuvent bien penser ce qu'ils veulent, ils ne sont pas à ma place.

Je souris à sentir ses doigts serrer les miens et ajoute, le plus tranquillement du monde.

- Je vous considère tous les deux comme mes bras et mes yeux. Indispensables. J’ai besoin d’hommes d’expériences, des hommes intelligents qui auront à cœur de défendre mes intérêts. Et qui donc mieux qu’un père pourrait endosser ce rôle, dans un premier temps ?

Il parle d’Eugène sauf que je ne le connais pas, il est d’une discrétion presque totale, c’est bien parce que mon père l’évoque d’ailleurs sinon je n’aurais jamais su qu’un de ses serviteurs l’accompagne. Or, je ne veux pas d’Eugène, je désire qu’Elazar reste à mes côtés pour des tas de raisons. Je veux apprendre à le connaître, je veux lui donner une place importante dans ma vie, une place dont il a été privé. Dont nous avons été privés, tous les deux. J’ai énormément de respect et d’affection pour cet homme qui m’a sauvé la vie. Je veux qu’il me parle, je veux qu’il m’aide. En échange, je serai là pour lui et prête à lui offrir tout ce qu’il souhaite, pour qu’il soit bien à Fernel.

D’un geste délicat et doux, je me défais de l’étreinte de ses mains pour en garder une et y déposer un baiser avant de rejoindre ses genoux et de le prendre dans mes bras, de l’air le plus tranquille et le plus simple qui soit, sans la moindre honte. La tête sur son épaule, je dis tout bas :

- C’est toi que je veux et pas un autre. J’ai besoin de toi. Reste avec moi.

Qu’il est agréable de partager de tels moments. La désagréable impression laissée par cette visite dans les geôles vient de s’envoler et je reste là, tranquillement installée contre mon père, pour une calme et chaste étreinte. Je sens, je sais qu’il est heureux, d’une certaine façon, à sa main posée sur moi, à ce sourire que je perçois très bien d’où je me trouve. Je ne peux d’ailleurs m’empêcher de rire tout bas, secouant légèrement les épaules, lorsqu’il parle de ma mère et de ses techniques de persuasion.

- Mère ne m’a jamais appris cela, je suppose qu’il s’agit donc d’un héritage inconscient… Mais contrairement à elle, je ne fais pas marcher les gens à la baguette, je me contente de rester moi-même en compagnie de mon père, c’est tout.

Je reste là un petit instant, profitant à nouveau d’un moment privilégié avant de me redresser sur ses genoux et de le regarder, un large sourire moqueur étirant mes lèvres.

- Sauf si cela t’ennuie, évidemment. Je ne veux pas que tu sois mal à l’aise à cause de mon attitude. C’est juste que j’en ai besoin. Je découvre le plaisir de partager des choses, des moments, des conversations avec toi. Du coup, j’ai l’impression de retomber en enfance…et j’avoue qu’il n’est pas très digne devenir ainsi solliciter ton accord de cette façon. J’espère que tu ne m’en veux pas.

Me penchant vers lui, je dépose un rapide baiser sur sa joue avant de me lever et de m’extirper de ses genoux pour lui rendre sa liberté, tout sourire.

- Merci d’avoir accepté. Tu me combles de joie, Père !

Je reprends ma place, heureuse, prenant enfin quelque chose de plus consistant qu’un morceau de pain, un friand dans lequel je mords à pleines dents. Il me semble qu’un poids vient de s’envoler de mon estomac, me permettant enfin de manger à ma faim. Après avoir avalé une bouchée, je lui partage mes pensées, pressant une serviette propre sur mes lèvres teintées de jus :

- Je vais donner des ordres pour que Sylvie rejoigne un cachot. Je vais demander deux cellules d’écart entre la sienne et celle de Hansfelt. Je ne voudrais pas qu’ils puissent s’accorder en secret. J’irai ensuite voir Aaron, pour discuter avec lui de ces aveux et organiser…la suite.

Je dépose le friand entamé sur une assiette blanche et picore, pensive, parmi les fruits, tout en continuant mes pensées à voix haute :

- Je veux qu’il meure. Je ne sais juste pas comment organiser cela, c’est la première fois que cela arrive à Fernel, je pense.

L’épineux concept de la perception est là, précisément. Je n’ai pas réfléchi à cet aspect des choses mais il est important. Les événements des prochaines semaines vont immanquablement attirer l’attention sur Fernel. Et donc sur moi. Chose que je voudrais éviter pour d’évidentes raisons.

- Je doute sincèrement que le Royaume s’intéresse à ce qui se passe ici, je n’ai même pas pu éveiller l’intérêt du Duc à propos de ce qu’il se passe. Fernel n’est qu’une seigneurie modeste et obscure, je n’ai pas du tout le même prestige qu’un comte ou un duc. De plus je suis une femme. Cette bizarrerie qui a fait que je suis à présent à la tête de ce domaine va faire parler d’elle et attirer l’attention. Je n’en ai pas envie.

Je prends une pomme et croque dedans tout en prenant appui contre le dossier de ma chaise.

- Je sais que les exécutions sont un divertissement populaire un peu partout en Péninsule. Aussi ignoble que soit Geoffroy, aussi méritée que sera sa mort, je ne tiens pourtant pas à en faire un spectacle atroce. Parce que cela ne me plaît pas. Pour autant, je n’ai pas envie de lui accorder une mort rapide. Il a tué ma mère, cela mérite un châtiment à la hauteur de son méfait.

Un soupire s’exhale de ma poitrine sans que je ne cherche à le retenir.

- Je ne suis pas cruelle mais je ne peux pas me montrer magnanime avec un tel monstre. Ni avec Sylvie qui a tenté de tuer Aaron. Il y a échappé mais elle aurait pu le blesser gravement, et me l’enlever. Je ne veux pas qu’on touche aux gens que j’aime…Cela me met en colère. Ils ont tenté de te faire du mal également, en entrant dans ta chambre. S’il t’était arrivé malheur, je l’aurais très très mal supporté.

Je croque la pomme avec force, les sourcils froncés. S’il leur était arrivé malheur, s’ils avaient réussi à leur faire du mal, je pense que je me serais fait justice moi-même, peu importe la manière ou le temps que cela aurait pris. Ils auraient payé, d’une manière ou d’une autre.

- Grâce à la DameDieu, tout cela ne s’est pas produit. Il n’empêche que cela ne peut rester impuni. J’en discuterai avec Aaron. Quant à Sylvie, je te laisse le soin de te pencher sur son cas, comme tu dis. Tu as fait des merveilles avec Geoffroy, je ne doute pas que tu parviendras à la faire parler, à son tour. Laisse moi gérer les soupçons. Je suis la chatelaine de Fernel, il me ferait beau voir que je ne puisse gérer ces lieux comme je l’entends, désormais.