[Fernel] - La folle chevauchée (Louise)

Depuis la veille, elle a fait en sorte de ne plus songer à rien et de ne voir personne. Absolument personne. Elle s’est juste levée en pleine nuit, petite silhouette drapée de blanc, pour se rendre aux cuisines et prendre un morceau de pain, un peu de soupe et quelques fruits. Il n’y a jamais personne aux offices de toute façon à cette heure-là. Et la touffeur qui règne dans sa chambre l’indispose. Lui rappelle des choses qu’elle préfère oublier pour qu’elle puisse se concentrer sur ce qui l’attend.

Barricader son cœur. Par tous les moyens.

L’aurore est arrivée, le silence a régné, deux pieds mal chaussés ont dansé dans les airs, agités par le vent du Nord.

Elle n’a pas cillé. Pas une seule seconde.

Elle a ensuite réintégré ses appartements, en silence, préférant ne regarder personne, ni son frère, ni son père, ni Aaron, elle, la châtelaine en noir. C’est curieux, elle aurait pensé que cela aurait été plus long. Une pointe de déception apparaît sous le blindage qu’elle a dressé autour de ses sentiments.

- Elle n’a même pas souffert.

Louise est à la fenêtre de sa chambre. Il fait bon aujourd’hui, même s'il neige. Le temps est doux. Elle soupire, profondément, et se détache du mur pour ouvrir un coffre et en extirper ses habits de monte.
Quelques minutes plus tard, Louise est dans la cour avec Lasgalen.

L’immense cheval gris perle est gracieux et placide, tenu par Louise qui le fait avancer tranquillement, jusqu’à ce qu’elle voie Dante. Et Melkor. Elle s’arrête et regarde Lasgalen qui la gratifie d’un mouvement amical de son museau.

- …

Elle est habillée comme un homme. Des bottes de cuir, légères et souples, des pantalons de laine noire surplombés d’une épaisse chemise de laine beige par-dessus laquelle s’affiche une veste de cuir noir, ajustée, aux larges galons argentés. Dante pourra y voir un entrelac de feuilles de chênes et de fleurs, des chevaux stylisés, juste sous l’épaisse cape de laine bleue doublée de fourrure et à la large capuche doublée elle-aussi. Ses cheveux sont sommairement retenus en un chignon lâche duquel s’échappent des boucles.

Arrivée près de son frère, elle murmure :

- Si tu montes là-dessus, tu vas tomber. La selle n’est pas adaptée.

Louise fourre son pouce et son index dans sa bouche, sifflant ainsi un palefrenier qui arrive en courant :

- Veuillez donner à ce Monsieur de quoi chevaucher sans se rompre le col au moindre galop…Il y a les effets de Geoffroy. Il n’en a plus besoin maintenant.

Elle attendra que le palefrenier s’éloigne pour s’adresser directement à son frère, la voix un peu rauque, le regard ailleurs.

- Sauf si ça te dérange de prendre ses affaires à lui…Il avait le goût des belles choses. Ça dépannera.

Si rien n’échappe à Dante, il en va de même pour Louise. Surtout en ce qui concerne Melkor. Le cheval approche son frère avec aisance, il est presque familier avec lui alors que d’ordinaire il mord, il rue, il piaffe, il se cabre, il est tout simplement impossible. Là…On dirait qu’il communique avec l’humain, d’une façon qui échappe à la châtelaine. Elle n’en prend aucunement ombrage, elle trouve même cela fort heureux. Melkor a finalement trouvé le cavalier qu’il lui fallait. Enfin…en théorie. Parce qu’à la pratique…

- Tu ne me dois rien du tout.

Elle se détourne de lui, rapidement, et contourne Lasgalen pour grimper avec aisance et légèreté sur la selle. Louise est une excellente cavalière, une des meilleures de son domaine, et juchée ainsi que son cheval, elle a une allure tout à fait distinguée, même si elle est habillée en homme.

Lasgalen, lui, observe Melkor d’un air placide. Il sait très bien à qui il a affaire. Tant qu’il reste loin, tout ira bien, par contre…Si Melkor approche un peu trop près…Lasgalen s’ébroue bruyamment avant de se mettre en route, après que Louise ait donné une légère pression sur ses flancs.

Louise entend parfaitement les mouvements désordonnés derrière elle, elle s’écrie, alors qu’elle passe la herse et l’enceinte, rabattant sa capuche sur ses cheveux :

- Ne le laisse pas t’emmener trop loin. Il est fougueux. A toi de lui montrer qui commande.

Elle se tourne vers son frère. De là où il est, tout ce qu’il verra, c’est un sourire narquois dessiné sous une vaste capuche de fourrure de laquelle s’échappent des boucles. Déjà elle s’en va, Lasgalen au petit trop dans la neige, descendant la longue rampe d’accès menant vers les routes et les plaines.

- Je sais que tu ne l’aimes pas. C’est pas sa faute, Las, d’accord ?

En bas de la rampe d’accès, une centaine de mètres plus loin, elle arrête son cheval et le fait se retourner afin d’observer Dante et Melkor. Comment va-t-il s’en tirer avec un pareil étalon ? Elle est curieuse de le savoir et attend donc, tranquillement. Si Melkor part au triple galop, Dante ne pourra jamais l’arrêter. Il n’y a qu’un cheval pour arrêter la folie d’un autre cheval, ce qui n’est pas sans l’inquiéter même si elle n’en montre rien du tout. Tout robuste qu’il soit, Dante n’est pas infaillible et une chute de cheval peut avoir de terribles conséquences…

Louise les regarde passer à toute vitesse devant elle. Melkor martèle le sol avec force, tant et si bien que la châtelaine en ressent les secousses, des secousses qui traversent la selle de cuir. Elle donne une petite tape amicale sur l’encolure de Lasgalen et murmure :

- Laisse les prendre de l’avance. Vu le cyclone que c’est, il laissera des traces longtemps…On y va, bel ami.

Elle sait très bien que, sur la distance, Lasgalen est bien plus malin que ce jeune fou tout furieux de galoper à brise abattue. Si Dante comptait visiter Fernel, on peut dire que Melkor a plutôt bien respecté les endroits dignes d’être contemplés.

Alors qu’elle avance au pas, de la manière la plus tranquille du monde, elle voit le paysage défiler sous ses yeux, des paysages que Dante aura peut-être eu la chance de voir s’il n’a pas été aveuglé par les volutes de poudreuse soulevées par Melkor.

Il y a les chutes de glace, bien sûr, pas très éloignées du château, un souvenir plutôt poignant pour Louise. C’est ici qu’elle a avoué à Aaron, à demi mots, ce qu’elle ressentait pour lui. C’est aussi ici qu’il l’a rejetée. Elle ne s’y attarde pas. Tout ce que cela lui rappelle, c’est que son conseiller est toujours en plein deuil de son épouse disparue depuis de nombreuses années…Elle lui laisse tout le temps nécessaire afin d’être prêt mais…Il y a des soirs où elle se demande s’il n’a pas peur. S’il ne craint pas de vivre une romance, quelque chose de fort, avec elle. Des ennéades qu’ils se connaissent et pas une seule fois Aaron n’a tenté de l’embrasser. Jamais. Et elle, dans son inexpérience, elle ne sait pas très bien comment s’y prendre. Pourtant…cela n’a pas l’air bien compliqué…Le souvenir de cette grande bouche si près de la sienne jaillit au milieu des autres souvenirs. Un songe qu’elle s’empresse de dissiper d’un froncement de sourcil.

Elle dépasse l’endroit, préférant dissiper tout cela, et se concentrer sur les traces tumultueuses laissées par le cheval et son cavalier. Qu’elle ne voit plus d’ailleurs. D’un petit mouvement de ses talons sur les flancs, elle incite son cheval à accélérer. Lasgalen se déplace à nouveau au petit trot. Sous les yeux de Louise, les immenses plaines qui servent de manège naturel pour tous les chevaux de Fernel. Il y a des sous-bois, des petites fermes desquelles s’échappent de la fumée, une odeur de bois qui se consume. C’est un paysage apaisant, silencieux, unique. Louise aime ce genre de chose, le silence conféré par la neige, l’absence de cris, de voix, de jurons.

- …. ?

Ils sont loin du château, elle ne sait pas depuis combien de temps ils chevauchent mais ils sont presque à la limite de son territoire désormais. D’ordinaire, elle ne va jamais aussi loin seule et là, elle entend des cris. Des cris de rage on dirait. Lasgalen accélère encore la cadence, le voilà au galop maintenant, toujours dans les traces de Melkor. La cape de Louise se couvre de poudreuse, tout autant que ses boucles, mais ce n’est rien comparé ce qu’elle voit lorsque Lasgalen s’arrête.

Le vent souffle légèrement mais il a eu le temps de former d’immenses congères ici et là.

L’une d’entre elles a le souverain honneur de recevoir la visite d’un cavalier au teint de miel et au regard furieux. Dante est vautré dans la neige fraîche, les cheveux rendus blancs par les flocons qui s’y agglutinent en masse. Louise avise Melkor qui transpire des volutes de sueur par les naseaux et par tout son corps. Il est fatigué. Louise soupire avant de descendre en souplesse de son cheval, avançant dans les traces laissées par l’étalon. Arrivée près de Dante, elle n’a même pas un sourire, rien qui pourrait offenser un orgueil viril quelque peu malmené, elle se contente de lui tendre la main.

- Une chance que tu ne sois pas tombé plus loin, il n’y a que des roches là bas. Es-tu blessé ?

Elle a un petit mouvement afin de l’aider à se relever. Sauf qu’il est inébranlable, comme ces roches situées plus loin.

- Il est encore jeune, tu s…

Le vain mouvement qu’elle a eu pour le tirer vers le haut trouve un écho, infiniment plus puissant, dans le geste de son frère qui tire à son tour. Même en résistant, elle n’aurait jamais pu rester debout, il est bien plus fort qu’elle ne le sera jamais. Déstabilisée, la châtelaine ouvre de grands yeux surpris, un peu en panique, avant de s’écrouler sur lui, la capuche tombant de dessus ses cheveux, sous la violence de cette traction.

Lasgalen, derrière eux, renâcle d’une bruyante désapprobation.

Louise, elle, est à présent vautrée de tout son long sur son frère, le nez dans les habits de ce dernier. Instantanément, elle se raidit, la gorge sèche et les paupières papillonnant à toute vitesse, consciente de ce qu’il vient de se passer.

La bienséance morale et ses résolutions toutes fraîches voudraient qu’elle s’éloigne dans l’instant ou, à tout le moins, qu’elle s’en amuse, comme cela semble l’amuser lui, pour tenter de sauvegarder les apparences. Ces moments là sont précieux et rares, pense-t-elle. Bientôt il sera parti et elle ne sait pas quand elle le reverra. Alors, la bienséance et ses résolutions tolèreront qu’elle reste là, deux, peut-être trois secondes supplémentaires avant de se redresser, le regard fuyant, le front rouge.

- Un peu trop fort oui…

Elle croise alors le regard de Dante, l’espace d’un instant. Il a l’air heureux. Content. Alors pourquoi ne peut-elle être aussi joyeuse que lui ? Les barrières qu’elle s’est construites tremblent, sous ce regard cerclé de noir et ce sourire magnifique, aussi intenses que son propriétaire. Elles vacillent mais elles ne cèdent pas. Louise regarde ailleurs, tentant de se relever, intimidée par tout cela. Son cœur, lui, tambourine avec force contre ces parois de métal froid entre lesquelles elle tente de l’emprisonner. Un sourire poli s’affiche sur son visage fermé. Il le faut. Rester aussi neutre que possible. C’est mieux pour tout le monde. Pour lui. Pour son père, qui en ferait probablement une crise cardiaque de les voir là comme ça. Pour elle, qui est tout doucement en train de perdre pied.

- Vous avez chevauché loin et longtemps…Nous sommes presque en dehors de mes terres, dit-elle d’une voix douce. Et tu es trempé…

Elle s’extirpe doucement de ce confortable matelas qu’il est pour s’asseoir à ses côtés, rabattant la capuche sur ses cheveux. Double avantage : elle la protège de la neige et il ne verra rien de son visage troublé au-delà de toute commune mesure. Ce n’est pas souvent que cela lui arrive de se retrouver couchée sur un homme. En fait, c’est même la première fois que ça lui arrive. Et c’est loin d’être désagréable.

- Le soleil décline rapidement derrière les montagnes. Sous peu, le froid va reprendre le dessus…

Parler, c’est bien. Parler ça apaise. Parler ça l’empêche de penser. Elle se redresse et ne lui tend pas la main pour qu’il se lève, cette fois. Elle se compose un visage neutre et le regarde à nouveau, ce grand dadais aux yeux charbonneux. Elle sort la main droite de sous sa cape pour recueillir quelques flocons, de beaux gros flocons qui blanchissent sa main à grande vitesse.

- Il nous faut un abri. Et vite.

Elle se dirige vers Lasgalen et pose la main sur son encolure, évitant de trop regarder son frère, il ne pourra manquer de le noter.

- Il y a un gîte non loin d’ici. Il sert aux voyageurs qui souhaitent atteindre la route du Nord. Il n’est pas en glorieux état mais nous y serons à l’abri. Les chevaux aussi.

Inspirant profondément, comme pour se donner du courage, elle murmure, en le regardant enfin :

- Je connais les hivers, je préfère rester en dehors du château une nuit dans un abri minimaliste plutôt que de prendre le risque d’être bloquée par la neige et de mourir de froid. Après, rien ne t’oblige de me suivre. Si tu veux rentrer au château, tu peux.

Une analyse tout à fait objective et froide d'une situation qui peut devenir mortelle sans prendre les mesures qu'elle suggère. La châtelaine grimpe alors sur la selle, toujours avec rapidité et aisance, les doigts rougis par la morsure de l’hiver et serrés sur les rênes de cuir. Sa cape de laine bleu foncé devient presque blanche à cause de la neige, une neige soulevée par le vent. Elle attend.

Louise opine de la tête en l’entendant se résigner à la suivre. Le gîte n’est pas très loin, heureusement. La neige tombe drue désormais et même Louise qui est pourtant habituée aux rudes hivers du Nord finit par serrer davantage sa cape doublée de fourrure autour de son corps. Dante n’est pas aussi couvert, lui, et il n’est certainement pas habitué à cela. Il faut donc se hâter. Melkor et Lasgalen n’ont pas non plus une résistance accrue, même s’ils sont nés sur ces terres.

Arrivés au gîte, Louise laisse Dante prendre la mesure de l’endroit. Elle n’a pas dit un mot tout le long du chemin, elle se contente de faire ce qu’il demande, gardant sa cape par-dessus ses vêtements humides pour s’occuper des chevaux. Elle commence par Melkor, peu habitué aux sorties et qui s’est dépensé comme un fou dans la neige. C’est lui qui a le plus besoin de soins immédiats. Elle reprend la couverture de selle et termine le séchage tout en lui parlant tout bas, gentille et patiente, comme elle le fait pour chaque cheval. Ce sera un long travail…Melkor ne se laisse pas faire. Quoiqu’il en soit, elle parvient enfin à finir sa tâche avant de s’occuper de Lasgalen qui lui est bien plus placide. Cela laisse l’occasion à Louise de songer à leur situation pendant que de l’autre côté Dante s’active.

Il ne va pas tarder à faire nuit. Les gens du château savent qu’elle est partie. Ils savent aussi que Dante est parti. Tout en frottant Lasgalen, elle finit par caresser l’encolure, en proie à un très vif malaise. Nul doute qu’à leur retour, les discussions s’annoncent houleuses. Surtout avec son père. Il finira par savoir que ni l’un ni l’autre n’est au château. Et là…là, Louise se sent mal. Elle espère juste qu’il comprendra que ce n’est pas sa faute et qu’elle n’avait pas vraiment le choix. Peut-être qu’en l’évitant…Oui c’est cela. Elle évitera son père. Elle évitera tout le monde. D’ordinaire, cela fonctionne toujours bien, cette technique.

Pourtant, il y a quelqu’un à qui elle ne pourra échapper cette nuit. Elle ferme les yeux et soupire, finissant de frotter son cheval, s’assurant qu’il est désormais bien au sec. Lorsque tout sera terminé, elle dispose les épaisses couvertures de selle au sol, chacune dans un coin, pour que les chevaux puissent au moins s’appuyer sur quelque chose de confortable cette nuit.

Lorsqu’elle entre dans l’autre pièce, un feu brille dans l’âtre et son frère est là, juste devant. Louise approche un peu et murmure :

- Merci pour le feu…Il y a toujours de tout en suffisance ici. As-tu trouvé de quoi manger ?

Au pire, elle a toujours des pommes dans son sac de selle mais elle préfèrera les donner aux chevaux plutôt que de les manger.

- Je t’ai entendu parler. Tu avais l’air contrarié, à t’entendre. Est-ce que…enfin…Je sais que ce n’est pas amusant d’être coincé là mais voilà, je me ferai discrète.

Elle regarde la marmite et dit, sur le ton de l’ironie :

- On finit toujours par se retrouver devant des flammes, toi et moi. Tu as remarqué ?

Sur la route de Serramire, à Fernel, dans ce gîte…Elle regarde les flammes et ajoute, d'une voix basse :

- Au moins, Père ne risque pas de surgir à l’improviste.

Louise place son nez dans la fourrure de sa cape, tout en continuant de regarder les flammes. Par les Dieux…Toute une soirée à écouter cette voix…Elle prie silencieusement la Dame de lui apporter la force de résister et de fortifier ces petites barrières qu’elle dresse un peu partout pour rester à sa place et ne plus prêter attention à cette voix roulante et profonde qui l’émeut si fort. Elle ferme même les yeux, un bref instant, répliquant, un peu sèchement :

- Je ne me déprécie pas. Peut-être que ça ne t’arrange pas de passer toutes ces heures en ma compagnie, Dante. Notre dernière entrevue en tête à tête a été…agitée.

Elle regarde le plafond et ajoute, les mains rouges tendues devant le feu :

- Et revêtir quoi au juste, en attendant que ça sèche ? Je ne me promène pas avec des vêtements de rechange, tu sais. Je vais faire sécher ma cape et pour le reste…Je vais me sécher à la bonne flambée.

Sans parler du fait qu’elle est habillée comme un homme. Si elle ôte un habit, il ne restera plus rien à cacher et ça…Rien que l’idée la met mal à l’aise. Seuls deux hommes l’ont vue en chemise : Aaron, parce qu’elle avait besoin d’aide. Et son père, un nombre conséquent de fois. En songeant à son père d’ailleurs, elle enlève sa cape et la dépose sur une des vieilles chaises disposées devant la table de bois gris, avant de venir au plus près du feu, prenant place à même le sol, pour se réchauffer les mains.

- Mets toi à sa place un instant…Il arrive ici, il découvre qu’il a une fille. Une fille qu’il ne connait pas et dont il doit tout apprendre. J’imagine qu’il cherche juste à me protéger. De tout et de tout le monde. Même si ses méthodes pour y parvenir sont parfois envahissantes.

Elle passe une main sur son visage avant d’esquisser un joli sourire poli. Son regard quand il a annoncé qu’elle devait mieux se tenir sous peine qu’il ne sévisse…Elle ne l’a pas oublié. IL était tout simplement terrifiant. Elle baisse la tête, regarde ses mains rouges et murmure :

- Je l’aime tu sais, je lui dois la vie, deux fois. Il est charmant, gentil, attentionné…il est juste un peu trop…protecteur.

Elle le regarde de biais.

- Je vous ai entendu vous disputer un peu à ma porte, hier. Il a refusé que tu entres, parce que j’étais un peu souffrante, c’est tout. Je pense pas qu’il désire te mettre à l’écart. Et s’il le fait, je crois que c’est involontaire. Parce qu’il t’aime aussi, il me l’a dit.

La châtelaine a aperçu le manège de Melkor. Elle note avec un vrai sourire que l’animal se soucie de Dante. Un lien semble s’être forgé entre ces deux-là, d’une manière qui la surprend et qui lui plaît beaucoup. Melkor est un étalon fougueux et vif, une bête magnifique et intelligente. Elle est contente qu’ils s’accordent si bien. Quant au reste…Elle lui rétorquerait bien qu’elle n’est pas non plus une créature de glace. Ce serait même franchement le contraire mais elle ne dit rien. Elle se contente de fixer en silence les flammes tout en l’écoutant justifier le fait qu’il ôte ses vêtements. Ramenant ses cuisses contre sa poitrine, entourant ses jambes de ses bras, elle le laisse faire ce qu’il a à faire et ne bouge plus.

Elle entend tout et a largement le temps de tout imaginer. Elle préfère d’ailleurs fermer les yeux, le menton posé sur ses genoux, inspirant et expirant profondément.

Peut-il seulement imaginer ce que cela lui fait, à elle, de le savoir là tout près sans pouvoir s’autoriser le moindre geste à son égard ? Peut-il seulement comprendre ce que c’est ? Non, bien sûr que non. Parce qu’il ne sait rien. Et heureusement d’ailleurs.

Malgré toutes ses réticences, elle doit bien admettre qu’il a raison. Au château, cela ferait déjà bien longtemps qu’elle se serait débarrassée de ses habits humides pour enfiler une chemise chaude et bien sèche. Ici, il n’y a qu’une couverture. Elle l’observe d’ailleurs, cette couverture, avant de se résigner.

- Père a raison. Comme souvent. C’est d’accord. Ne te tourne pas s’il te plaît.

Elle n’a pas un regard pour lui, elle se contente de prendre la couverture et de se rendre dans le coin le plus éloigné, lui tournant le dos. D’abord ôter ses bottes détrempées par la neige fondue tant et si bien que le bout de ses orteils est à la semblance du bout de ses doigts, rougis. Elle agite d’ailleurs ses orteils afin de les dégourdir, avec un sourire amusé. Elle ôte ensuite sa veste, une petite merveille pourvue de galons argentés magnifiques, puis se dépêche de baisser son pantalon humide et enfin ôte la chemise. Elle détache ensuite ses boucles, de manière à les faire sécher plus vite, elles aussi, compte tenu de leur volume. Elle ne restera pas nue bien longtemps. Aussitôt elle s’enroule dans cette couverture qui gratte, attachant une extrémité dans le tissu enroulé sur son corps puis s’empare de ses vêtements humides qu’elle vient à son tour faire sécher près du feu, tout en restant à une sage distance de Dante.

Si son corps à lui est maqué de toutes parts, il verra que les épaules, les bras, les mollets et les pieds de Louise sont eux d’une parfaite bancheur, dépourvus de toute trace. Elle a la peau lisse, une peau qui se pare de reflets satinés sous les flammes, tout autant que ses cheveux qui roulent en flots sur ses reins. Elle se rassoit et reprend la position qu’elle avait tout à l’heure, serrant ses jambes de ses bras. Pas un instant elle n’a regardé son frère. Elle regarde les flammes, elle regarde la marmite, elle regarde la petite araignée là bas, suspendue à son fil, mais…pas lui. Parce que si elle le regarde, il saura.

- Quel est ce plat que tu as préparé, dis moi ?

La chaleur du feu et le fait d’être au sec l’apaise un peu. Saupoudrez ceci d’une voix dantesque et elle sera totalement détendue.

- Nous n’agissons pas de la sorte, ici, Dante. Personne ne se balade…nu. C’est inconvenant. Puis les températures ne le permettent pas vraiment. Puis…C’est un peu…nouveau pour moi…il n’y a qu’Anaëlle qui me voit si peu vêtue. Personne d’autre. Et c’est une femme.

Elle garde son menton posé sur ses genoux et ferme les yeux, serrant ses bras plus fort autour de ses jambes.

- Ne m’en veux pas, je ne suis pas très à l’aise…j’imagine que ça ira mieux dans quelques minutes.

Ou pas. Personne ne peut le dire et elle encore moins que Dante. Toutefois, elle consent à le regarder, de biais tout d’abord, l’observant bouger avec attention puis se saisit de cette petite boite qu’elle ouvre. Une merveilleuse odeur d’épice emplit la pièce et amène un sourire fantastique sur son visage.

- Par les dieux, ça sent terriblement bon ! Qu’est-ce que cela ? Je n’ai jamais rien senti de pareil de toute ma vie !

Elle garde la petite boîte entre ses mains, elle l’examine de près et ajoute :

- Il y a des pommes dans mon sac, accroché à ma selle. Cela fera un excellent dessert.

Louise ne peut s’empêcher de rouvrir la boite pour sentir à nouveau cette odeur qui lui plaît beaucoup. Et c’est alors qu’elle le regarde vraiment, cette fois, alors qu’il s’empare de deux bouteilles. La chatelaine ouvre de grands yeux en voyant l’état de ce qu’elle peut voir de son dos. Elle déglutit et demande :

- Ma question est passablement dérangeante je le sais mais…Dante…Qu’est-ce que c’est, toutes ces marques sur ton corps ? Je n’ai jamais rien vu de semblable…

Elle se rappelle bien sûr ce qu’elle a vu sur le torse de Dante, toutes ces marques étranges qui lui semblent si terribles. Elle ne quitte pas des yeux cette peau martyrisée et murmure, un tantinet gênée par son audace :

- Tu n’es pas obligé de me répondre, c’est juste que ça m’intrigue. Beaucoup.

Les explications qu'il lui donne la rendent encore plus perplexe. Comment peut-on délibérément s'infliger cela ? Et surtout comment y survivre…? Qui a fait cela à son frère ? Elle ne demande pas, elle reste silencieuse. Parce qu'il a dû souffrir un martyre terrifiant. Si le reste de son corps est à la semblance de son torse et de son dos…elle préfère finalement ne pas savoir. C'était fort inconvenant comme question et il y a certes répondu avec franchise mais… Non. Autant ne pas songer au reste.

Tu habites un pays étrange mon frère...je trouve ces pratiques barbares. Cela dit sans vouloir t'offenser évidemment… C'est juste que j'ai du mal à t'imaginer souffrir. C'est tout.

La compassion sélective de Louise apparaît ici. Cela ne l'a pas dérangée d'entendre un col qui se rompt et de voir des pieds battre les airs mais cela la gêne de savoir que Dante ait pu souffrir. Cela étant, son frère tire une chaise en l'invitant à venir se mettre à table. L'estomac en alerte par cette délicieuse odeur qui emplit le refuge, elle se lève et approche, en tenant la couverture au plus près, ajustant les pans de manière à rester digne. Une dignité qui s'envolera en un instant et qui se transforme en flagrante timidité alors qu'il pose une question qui l'embarasse.

Pourquoi je ne suis pas mariée ? Parce que mes parents voulaient quelqu'un de bien pour moi, ils m'ont gardée sous protection jusqu'à la mort de ma mère. Personne n'était jamais assez bien né pour Louise de Fernel.

Elle prend place sur la vieille chaise, un sourire ironique aux lèvres en disant ces mots.

Geoffroy manipulait celui que je pensais être mon père, afin de me conserver intacte pour lui. Ce vieux pervers dégoûtant a fait en sorte que je reste…telle que je suis. Pour lui. Ma mère n'en savait rien mais disons que l'attitude de Geoffroy conjuguée à ses convictions à elle et à l'attitude lâche de Eudes… Cela donne moi telle que je le suis aujourd'hui.

Elle passe une main dans ses cheveux ajoutant encore :

J'aimais énormément ma mère, c'était une femme douce et gentille mais sur ce point elle était totalement intraitable et inflexible. Elle n'a jamais voulu que je sorte de Fernel pour me rendre à des bals ou même que je discute avec des garçons. Et quand je lui demandais pourquoi, elle évitait de répondre. Alors je peignais, je montais mes chevaux et je lisais mes livres. Pourtant… Cela ne l'a pas empêchée de s'amuser avec notre père en son temps…elle était enceinte en épousant Eudes de Fernel…et père semble aussi rigide et inflexible que ma mère à ce sujet. A croire qu'ils ont vécu une vie d'intense chasteté et de retenue, ces deux là… Pourtant je suis la preuve vivante qu'il n'en est rien. Je ne comprends pas vraiment leur attitude à tous les deux.

Elle a un pauvre sourire triste avant de baisser la tête. Il est près de la marmite, occupé à remplir des écuelles, elle ne le regarde plus.

Et tu te trompes, Dante. J'ai commencé à vivre en quittant Fernel pour aller quérir l'aide du Duc. Ce soir où je t'ai rencontré sans savoir qui tu étais…

Elle inspire profondément avant de le regarder à nouveau, discrètement amusée par cette combinaison toge-chaussettes qu'il arbore.

Je ne suis jamais allée plus loin que Serramire et encore était-ce avec une escorte d'hommes armés. Pourtant je ne rêve que de ça… De liberté. Voir d'autres choses. D'autres gens. D'autres pays. Je ne sais tellement rien à propos de ce monde que parfois j'en ai honte.

Lorsqu'il revient avec les écuelles elle inspire profondément les odeurs qui s'en dégagent et elle sourit franchement cette fois, adressant à son frère un lumineux remerciement.

Cela dit, ce plat est en lui-même une invitation au voyage. On peut commencer par là, en effet. Je meurs de faim et ça sent très bon. Merci pour ceci, Dante. Et ne t'en fais pas. Ces questions ne me dérangent pas tant. Tu as le droit de savoir. Et ça ne me dérange pas de parler de tout ça avec toi.

Heureusement que son frère s'est attelé à la cuisine. Si Louise avait du s'en occuper, ils seraient probablement morts de faim tellement elle ne sait rien faire de ses dix doigts…

Est ce que tu as des souvenirs de tes parents ? De tes vrais parents ?

Aurait-il été différent s'il avait vécu avec ses vrais parents ? Serait-il devenu ce qu'il est ? Peut-être. Peut-être pas. Peut-être ne se seraient-ils jamais rencontrés. Louise baisse la tête. Elle croit en peu de choses à vrai dire mais elle croit en la destinée. Elle croit que chaque rencontre survient dans un but précis et si cette destinée a placé Dante sur son chemin, c'est qu'elle a une excellente raison. Quant à savoir laquelle par contre…

Je suis désolée pour toi. Tu as gagné une sœur dans l'histoire. Peut-être pas la plus brillante ni la plus drôle mais… Voilà. J'imagine que c'est déjà mieux que rien. En ce qui me concerne, je suis heureuse que tu sois là.

Elle regarde les écuelles posées sur la table et inspire profondément les fragrances qui s'en dégagent. C'est tellement différent de ce qu'elle a l'habitude de manger.

Quant à cette façon qu'ont les hommes d'ici de traiter leur épouse… Je ne dispose pas vraiment de recul pour juger, tout comme toi mais ce que sais je l'ai lu dans le journal de ma mère...et ça ne donne pas envie de me marier. Pas du tout même.

Elle chipote un instant à un pan de cette couverture qui la maintient au sec et ajoute :

Père a été infiniment bouleversé en le lisant. Il a été aimé jusqu'au bout par elle, malgré les années, malgré les épreuves. C'est la preuve qu'il est possible, quelque part, de vivre quelque chose d'unique. Mais à côté de cela… Tant de souffrances

Elle attrape une écuelle et y plonge la cuillère, l'écoutant parler avec la plus grande attention. Une chaleur terrible envahit son palais, sa gorge, la faisant tousser comme si elle allait s'étouffer. Les larmes aux yeux elle a alors un rire joyeux, franc et tout à fait sincère en s'exclamant:

Par les Dieux… Que la nourriture de ce pays doit te paraître insipide en comparaison de ceci…c'est délicieux ! Un peu fort certes mais c'est très bon.

Elle replonge la cuillère dans l'écuelle et imagine alors cette vie là bas, une vie différente, où il ne semble résider aucune contrainte en rien, où le bonheur semble facile et où tout est possible. Il parle des Elfes, il parle des Drows ! Des êtres dont elle ne connaît rien mis à part ce qu'elle a pu brièvement en lire ici et là. Jamais elle n'en a rencontré et il pourra voir à son regard pétillant qu'il a éveillé une terrible curiosité.

Est-il vrai que les elfes sont beaux et sages ? Et que les Drows sont immenses ? J'aimerais beaucoup en rencontrer… discuter… Partager avec eux. Tu en as déjà rencontré ? Pour de vrai ?

Elle en pose la cuillère dans l'écuelle littéralement suspendue à ses lèvres mais il se lève, il va replacer des bûches, il a même un frisson, elle voit l'infime mouvement sous la toge. Dehors, cela ne s'arrange pas. La neige souffle en tempête à présent, faisant grincer les parois du gîte, agitant le toit en de longs sifflements lugubres…

Ton pays doit te manquer. Je te comprends… Cest tellement froid ici…

Elle regarde les bouteilles et dit, avec un sourire:

C'est pour cela que chaque petite ferme de Fernel possède un trésor inestimable : l'alcool. Ça chauffe les ventres et enhardit les cœurs. Ou tout du moins ça permet d'aviser le mauvais temps et le gel avec un peu d'optimisme.

Louise continue de manger et dit alors, pensive, la bouche pleine :

J'aurai de toute façon bientôt l'occasion de visiter le sud. Je me rends à un mariage, à Papincourt. L'occasion est belle de sortir de mon territoire et chevaucher comme jamais. J'attends cela avec impatience, tu ne peux même pas imaginer. Avec un peu de chance je pourrai voir par moi-même de quoi il retourne… Peut-être même qu'il y aura des elfes ou des drows !

- Je dois t’avouer que j’ai une certaine réticence morale à me rendre à Thaar…

Louise observe son frère bouger dans tous les sens, comme s’il attendait, guettait, possiblement perturbé par quelque chose qu’elle ne voit pas, ou qu’elle ne comprend pas. Il a l’air sur ses gardes, il est sans arrêt en mouvement, il n’est pas tranquille. Enfin du moins l’est-il jusqu’à ce qu’il ferme le volet, calfeutrant ainsi l’intérieur de la pièce. Ils sont en sécurité et à l’abri, personne ne peut les voir, elle ne voit pas vraiment où pourrait se situer le danger qui le tient si fort en alerte.

- …parce que si je m’y rends et que je m’y plais, je ne sais pas si j’aurai le courage de revenir à Fernel.

Elle sourit en disant cela, regardant pensivement son assiette, jouant avec un petit morceau de viande. Elle est tout à fait sérieuse en disant cela. Louise a passé trop de temps loin de tout et de tout le monde, elle est comme un enfant qui découvre de nouveaux jouets et qui s’émerveille de tout, tout le temps, avec des étoiles dans les yeux. Elle attend ce voyage avec impatience, désireuse de chevaucher loin de tout, longtemps, de vivre !

- Je voulais m’y rendre avec Père, pour qu’il me fasse découvrir ce qu’il aime, ce qu’il fait, ce qui fait toute sa vie, mais…Il est âgé maintenant, il lui faut un carrosse et je déteste ces boites là. Je ne pense pas qu’il voudrait faire cela en ma compagnie juste parce que je lui demande, et je ne peux pas vraiment l’entourlouper à chaque fois avec des câlins, même si c’est pour en savoir plus sur ma famille, ma vraie famille paternelle. Je ne sais rien à propos des de Redinem. Hormis qu’ils n’étaient guère recommandables…j’aurais bien aimé, vraiment, en apprendre davantage.

Elle attrape le petit bout de viande enduit de sauce et le mange tout en regardant son frère qui vient de reprendre place, protégeant sa gamelle de son bras.

- Je me rendrai sans doute là bas seule, du moins en compagnie de mes meilleurs hommes. Je ferai un crochet par Paville également, dont j’ignore tout. Je serai absente de Fernel pendant un moment, je pense. Et ce n’est pas plus mal. J’ai besoin de prendre l’air et de voir d’autres choses, d’autres pays, d’autres gens. Et si tu as des adresses, des personnes à recommander, ma foi, je prends volontiers. In fine, ce mariage n’est jamais qu’un prétexte qui légitimise une fuite en avant. Je veux voir tout ce qu’on m’a empêchée de voir, je veux voir des elfes, des drows et des nains, je veux voir d’autres cultures, d’autres pays, d’autres choses, goûter à tout ! J’ai FAIM de tout cela.

Louise regarde son frère et dit, un peu gênée :

- J’ai toujours eu ce qu’il me fallait matériellement mais…je suis curieuse de tout. Et tout le temps. Devoir réfréner cette curiosité pour répondre à des standards et une étiquette surannée me sort par les yeux…Donc j’ai décidé de prendre les choses en main et de faire ce qu’il me plaît, désormais. Et si j’ai envie d’arriver à Papincourt à cheval, habillée en homme et couverte de poussière de la tête aux pieds, he bien je le ferai. Tant pis si ça dérange. C’est tout. De toute façon, ce n’est pas comme si Fernel était une seigneurie prestigieuse. Ils auront vite oublié la dame de Fernel.

Elle prend alors un morceau de pain et éponge la sauce avec un plaisir qu’elle ne cherche même pas à dissimuler et savoure le plat.

- C’était absolument délicieux. Il faudra que tu donnes la recette à Maïethé. Bon, elle va sans doute rouspéter parce que c’est exotique mais tant pis j’aime vraiment beaucoup.

Louise regarde enfin les flammes ranimées par les bûches qu’il y a jeté et ne dit plus rien. Elle a vidé une partie de son cœur, elle l’a confié à son frère comme elle ne l’a jamais fait et soupire avant de dire, dans un souffle :

- Ne dis rien de tout ceci à notre père…Il désapprouverait, j’en suis convaincue…

- Je n’en veux plus, merci.

Louise repousse la gamelle avant de croiser les bras sur son ventre, le visage obstinément tourné vers les flammes et désormais fermé après toutes les paroles de Dante.

- Tu es comme les autres. Tu ne vois que le mauvais côté des choses…

Elle hausse les épaules et soupire avant de replacer une mèche de cheveux derrière son oreille. C’est tellement fatiguant de devoir toujours chercher à convaincre, argumenter pour justifier ses désirs aux yeux d’un monde qui n’en a de toute façon rien à foutre.

- Fernel ne sera pas sans surveillance. Père est désormais intendant de Fernel et je le sais assez consciencieux, discipliné et…strict pour que je puisse partir l’esprit en paix.

Evidemment, elle redoute le moment où elle va lui annoncer qu’elle part pour plus longtemps que deux ou trois ennéades…Il risque fort de vouloir se mêler de cela, d’une manière ou d’une autre, et après ce qu’il s’est passé la veille, elle n’en a pas envie du tout. Elle pense que, désormais, moins son père en sait et mieux cela sera pour tout le monde. Surtout pour elle.

- Pour le reste…Eudes de Fernel était un violeur, ma mère une femme tellement enfoncée dans ses souvenirs d’amour perdu qu’elle a fait de moi l’image de ce qu’elle n’était pas et qu’elle aurait sans doute voulu être : une femme irréprochable, sur tous les sujets et sur tous les plans. Ces deux-là m’ont cloîtrée dans les montagnes en me racontant le monde à travers leurs prismes à eux. Ils m’ont empêchée de vivre tant de choses que je suis désormais livrée à moi-même sur bien des points. Alors j’ai envie de dire merde. C’est grossier, je sais…mais ça résume parfaitement ce que je ressens.

Elle ne fléchit pas dans ses désirs, elle est convaincue par ses propres paroles parce qu’elle sait que c’est ce dont elle a besoin. Devoir expliquer cela la met en colère, une colère froide que pourtant elle domine parfaitement, inflexible dans sa volonté.

- Ce que tu appelles des ennuis, des indispositions, des petits soucis de voyage, j’appelle ça vivre, moi. Toute cette sécurité, ce confort, à quoi ça me sert à moi, si je ne sais même pas de quoi ce monde est fait, en dehors de ce territoire ? Je devrais être mariée, avoir des enfants, probablement baisser l’échine face à un époux que je n’ai pas choisi, sur une terre étrangère. Je suis tout l’inverse, je ne suis pas mariée, je ne suis pas prête d’avoir des enfants, je dirige mon propre territoire comme je l’entends. Il n’y aurait donc rien de surprenant à ce que je prenne la route de la manière dont je l’entends également. Pourquoi les hommes se sentent-ils toujours obligés de rappeler aux femmes qu’elles ne sont potentiellement rien sans eux, c’est agaçant…

Elle ferme les yeux et soupire :

- Excuse-moi. Je me suis emportée…J’ai tellement hâte de vivre, Dante. De faire mes propres expériences sans avoir de compte à rendre à qui que ce soit. Je n’en peux plus…J’étouffe…J’ai envie de tant de choses, accessibles comme inaccessibles, tellement que ça me tient éveillée pratiquement toutes les nuits…Pourquoi je devrais payer les erreurs de mes parents ? Pourquoi j’aurais pas le droit d’agir comme bon me semble, après tout ?

Louise regarde son frère et ajoute, à voix basse :

- Je ne peux même pas boire un coup de trop sans que Père ne me gronde comme si j’étais encore une gamine. Alors oui…Ce n’était pas très digne mais ce n’était pas une raison pour agir comme il l’a fait. J’ai eu mal, très mal. Et je ne pourrai jamais oublier ça. Donc son avis, il peut l’écrire sur un bout de parchemin, le plier en quatre et se l’insérer dans le fondement. J’irai à Papincourt à cheval. Tant pis si j’y arrive crottée comme une paysanne.