Une surprise salvatrice [Rainier & Natael]

9ième ennéade
Bàrkios, second mois de printemps
An 18 du XIe Cycle

-Les gars, ce n'est pas que votre accueil n’est pas chaleureux, mais j’ai un bateau à faire charger et vous êtes dans mes pattes, lance Rainier, prêt à rebrousser chemin.

Deux énormes mains lui empoignent les épaules et le force à s’asseoir sur une chaise. Étant lui-même un grand et fort gaillard, les deux qui l’encadrent n’ont pourtant rien à ne lui jalouser et c’est probablement ce qui inquiète le marchand. Pourtant, il est calme ; ce n’est pas la première fois qu’on le menace. Seulement, ces truands lui paraissent bien armés pour de simples brigands de pacotille. Le chef claque d’ailleurs de la langue et tout en retirant ses gants, il le toise. L’aîné des Marger arque un sourcil, comme pour lui faire signe de cracher le morceau.

-Je pense que ça peut attendre Marger. On doit discutailler affaire, lance le cerveau de l’équipe tout en attrapant la chaudière qui trône sur le bureau de Rainier, là où une bouteille de bon porto déjà ouverte est enfouie dans la glace.
-Vous en voulez ? Rétorque le marchand presque amusé, mais sentant son cœur battre dans sa poitrine ; il a beau être fort, à trois contre un, il ne pourra pas faire long feu. Surtout qu’il n’a pas accès à sa dague.

Un sourire carnassier se peint sur le visage du criminel, alors qu’il plonge son poing dans la glace.

-Nous ne sommes pas ici pour trinquer, l’ami.

Le poing part à toute vitesse en plein dans le nez de Rainier, qui grommelle pendant que les deux autres le tiennent de force en place. Ah ça, il s’en doute depuis que son regard s’est posé sur leurs armes. Le visage du truand à deux pouces du siens, il sourit de son sourire pourrit. Rainier évite d’ailleurs de respirer son haleine fétide :

-Olivier Angezac, ça ne te dit pas quelque chose? Dit-il en lui empoignant les cheveux.

Très certainement que ce sac à merde lui dit quelque chose ! Alors ces hommes ont été envoyés par lui pour lui faire peur ? Rainier sait exactement pourquoi ce serpent d’associé lui veut du mal. D'un, il a balancé son nom aux autorités pour ses associations criminels et de deux, jamais Marger ne tolérera que ses associés salissent le nom de sa famille et de son commerce en trempant leur gros orteil dans des activités illégales. Il reçoit un autre coup, cette fois-ci dans le ventre. Le marchand rit, un peu plus nerveusement d’ailleurs, mais tente de garder contenance.

-Bien sûr que je connais ce bourrin. Je suis celui qui lui a collé la justice au cul.

Un autre coup s’élance. Sur la mâchoire celui-là.

-Ouais justement. Ton petit éclair de génie est justement la raison de notre présence. Ce cher Angezac nous devait un beau petit tas d’or.
-Je rectifie : ce beau petit tas d’or, c’est à moi qu'il le doit mon brave puisqu’il a omis de me donner sa part.

Cette fois-ci, un coup de pied violent renverse la chaise et le fait virevolter plus loin, lui arrachant un autre grognement audible. Il se relève sur ses coudes, pris d’une quinte de toux maintenant que ce coup lui a coupé la respiration et tente de ramper vers la porte. Un pied dans son dos le plaque rapidement contre le sol, l’empêchant de bouger. Merde. Pourquoi n’a-t-il pas sa foutue dague sur lui ? Maintenant, il se retrouve coincé ici avec des gars qui lui veulent clairement la peau. Il sait qu’il ne pourra pas raisonner avec eux, mais Rainier veut tenter le coup bien malgré lui.

***

Le marchand pousse la porte de son commerce, le souffle haletant et se tenant le côté gauche du torse. Une auréole rouge tache lentement sa chemise et un œil déjà tuméfié par les coups, Rainier a du mal à voir. Sa mère...Il faut qu’il rentre chez lui. Le saccage causé dans son commerce pourra attendre. Déplacer le seul cadavre aussi. Eh merde...Des passants s’écartent sur son passage alors qu’il titube, ensanglanté. Par Néera! Il n’y a pas de gardes, ici !? Sa vision se brouille et il s’accote sur un mur, crachant du sang. Des passants s’arrêtent près de lui et bientôt, Rainier jure et s’écroule.

L'humeur est bon enfant. Les trois frères sont sortis pour se rendre au port. Une petite affaire à régler et ils iront chez l'un ou l'autre des aînés pour passer un peu de temps ensemble loin de leurs parents et surtout d'Eulalie qui étouffe son dernier né pour qu'il prenne des dispositions concernant Agathe. Mais Natael n'est visiblement pas d'humeur. Il a eu des nouvelles de Zofia mais il s'inquiète malgré tout et ne se sentira mieux que lorsqu'il la saura rentrée. Philippe et Lambert ont bien essayé de lui tirer les vers du nez à propos de son humeur plus morose que d'habitude mais il n'y a rien eu à faire. Peut-être leur père y est-il parvenu... Ils ont eu un long entretien tous les deux quelques jours plus tôt dont aucun des deux n'a daigné parler. Bref, cette petite sortie est dans tous les cas l'occasion de lui changer les idées.

Alors qu'ils marchent, une certaine agitation attire leur regard. Natael s'arrête pour étudier ce qu'il se passe et finit par froncer les sourcils. A quelques pas de là, ses frères -qui ont choisi de ne pas se mêler de ce qu'il se trame- remarquent qu'il ne les suit plus et s'arrêtent à leur tour.

-Natael ? L'interpelle Philippe.

Mais son puîné ne réagit pas. Dans les méandres de l'attroupement, il entend des bribes de phrases qui ne le rassurent pas...

Il a l'air mal en poing...
Tout ce sang !!
... chercher un prêtre.

Et alors qu'il commence à comprendre ce qu'il se passe, s'avançant pour aller constater par lui-même sans entendre son frère qui l'appelle, un nom se distingue du brouhaha.

Marger.

Natael se précipite, aiguisant déjà ses sens magiques, aussitôt suivi par ses aînés qui ne parviennent pas à l'arrêter alors qu'ils se doutent de ce qu'il s'apprête à faire. Arrivé près de l'attroupement, il crie d'une voix plus forte que les autres.

-Laissez passer !

Les gens réagissent assez lentement mais il n'hésite pas à les pousser pour se frayer un chemin qui se referme aussitôt derrière lui. Une vie en dépend, il le sent maintenant. Il a perçu un battement de cœur plus faible que les autres. Jouant des coudes et des épaules, il finit par atteindre le centre de la mêlée et trouve un garde penché sur un corps.

-Rainier !

Il l'a appelé par son prénom, trop habitué en discutant avec Zofia... Mais il ne s'en rend même pas compte. Il est concentré sur tout autre chose. Et alors qu'il pose genou à terre près de lui, le garde le repousse.

-Qu'est-ce que vous faites ?
-J'en ferais toujours plus que vous. Réplique-t-il du tac au tac.
-Mon collègue est p...
-Parti quérir un prêtre ? L'interrompt sèchement Natael. Il sera mort avant qu'il ne l'ait trouvé. Si vous ne tenez pas à avoir d'ennuis, reculez et laissez-moi faire.

Le garde sait parfaitement à qui il a affaire. Tous ceux qui sont sous l'autorité de Gaël connaissent les membres de sa famille. Ce n'est pas seulement un noble qui se tient devant lui mais quelqu'un qui pourrait véritablement lui causer des problèmes... Et le regard qu'il lui lance le dissuade de tenter le diable. Il le lâche alors et le vitaliste se tourne de nouveau sur Rainier sans plus se soucier de lui. Il écarte sa veste pour apercevoir l'emplacement de la blessure et, sans hésitation aucune, il pose la main dessus. Il toise le marchand un instant qui, non content d'avoir conscience qu'il est en train de mourir, ne doit pas comprendre ce qu'il se passe.

-On dirait que vous allez avoir vos réponses finalement. Laisse-t-il filer à son attention d'un ton monocorde avant de fermer les yeux.

Sous ses paupières closes apparaît rapidement un objet plus que familier. Un pendentif d'or. Un calice ailé qu'il porte à son cou. Et, derrière lui... le visage de Zofia. Puis la blessure est là, devant lui. Il voit l'entaille et les dégâts qu'elle a causé. Le poumon est touché et c'est ce qui est en train de le tuer plus vite encore que le reste. Alors il se met aussitôt à l'ouvrage et, rapidement, Rainier sent la douleur s'estomper. La plaie se fait de moins en moins profonde, il peine de moins en moins à respirer et il souffre de moins en moins. Il ne faut que quelques dizaines de secondes avant que le marchand ne retrouve quelques couleurs. Sa vie n'est plus en danger mais il reste anémié.
Soudain, Natael lâche Rainier et s'affaisse dans un soupir de fatigue. Sous le tissu, la blessure a disparu. Son regard toise à nouveau celui du frère de sa fiancée. Si ses traits ne sont plus aussi durs, il n'est en rien joyeux pour autant. En un instant, il vient de perdre la sécurité que lui procurait l'anonymat. C'est mage profane qui ne dépend d'aucune autorité et c'est bien cela qui effraie le plus les gens du commun... Quelque soit l'Art qu'il pratique.

-Ramenez-le chez lui. Commande-t-il au garde, un peu essoufflé et temporairement épuisé par l'effort qu'il vient de fournir.

Il sent alors une paire de main empoigner sa veste. Il ne se retourne pas, il sait de qui il s'agit. Philippe et Lambert le soulèvent, bien décidé à l'évacuer au plus vite.

-Tu ne peux pas rester là. Lui commande l'aîné.

Il est à peine debout, encore étourdi, que les deux l'emmènent de force, lui faisant traverser la foule dans le sens inverse. Autour d'eux, le bruit se répand déjà...

Il est sauvé !
Comment est-ce possible ?
C'est le jeune d'Orman.
C'est un mage !

Le trio a tout juste le temps de disparaître au détour d'une ruelle, profitant de la confusion alentour. Fini la sortie entre frères, ils doivent ramener Natael chez lui de toute urgence. Là-bas, il sera à l'abri. Du moins, temporairement...

Rainier cligne des yeux, dans les vappes : quelle façon stupide de mourir! Il aurait au moins aimé pouvoir serrer sa femme et ses enfants. Il voit un visage penché sur lui et tente tout de même d’articuler le nom de sa mère et où il demeure, ce qui n’est pas chose facile. Allez! Il faut qu’il tienne bon, même s’il est curieusement bien, étendu sur le pavé froid. Et puis, il entend une voix qu’il croit reconnaître. Sauf que sa concentration s’estompe encore jusqu’à ce qu’on l’interpelle. Oh c’est ce noble, Natael? Les réponses? Quelles réponses? Il ne comprend pas et se contente de maugréer des paroles incompréhensibles. Il ne voit pas ce qu’il fait, jusqu’à ce qu’il sente une certaine chaleur sur sa plaie. Il grimace, car ça fait mal au début, mais ensuite, il se sent mieux. Il sait ce que c’est, puisque sa mère et sa sœur l’on déjà soigné. Ce picotement sur sa peau, il le reconnaît.

-Vous êtes un vitaliste, arrive-t-il à articuler très bas.

Il peut enfin respirer normalement, mais peine à se lever. Il n’y arrive pas en fait. Pas tout de suite. Rainier voit seulement deux hommes empoigner Natael et disparaître, ne lui laissant même pas le temps de dire quelque chose. C’est plutôt un garde qui l’aide à se relever, alors que le marchand fouille des yeux la foule qui s’est massé devant lui, à la recherche d’une tête blonde. Encore sonné, les pièces de l’énigme Zofia-Natael se mettent tout de même en place dans le crâne du frère, qui écarquille les yeux en comprenant l'ampleur de ce qui vient de se passer. Il est pâle et pas seulement parce qu'il a perdu de sang.

La porte se referme violemment derrière les trois frères et Philippe se tourne vers le portier.

-Verrouillez la porte et ne laissez entrer personne sans nous en avoir avisé au préalable. Commande-t-il sèchement.

Le serviteur fronce brièvement les sourcils d'incompréhension avant de s'exécuter sans rien dire. L'aîné est d'un tempérament plutôt affable d'ordinaire et son attitude le surprend mais il comprend que ce n'est pas le moment de discuter les consignes qui lui sont données. Cette soudaine agitation fait surgir Eulalie d'une pièce. Elle est étonnée de trouver ses fils dans l'entrée, tous tirant une mine des plus sombre.

-Vous voilà ? Que s'est-il passé ?

Natael avance lentement sans se soucier d'elle. Elle l'interpelle mais il ne réagit et continue sa progression en direction de sa chambre. Elle se tourne alors vers les deux autres. Eux, elle n'a pas l'intention de les laisser filer sans avoir obtenu de réponse. Pendant ce temps, le vitaliste rejoint ses appartements. Il ouvre la porte à l'aide de son bras et la referme d'un mouvement du pied. Il se dirige aussitôt vers le coin de toilette et verse de l'eau dans la bassine. Il y trempe ses mains couvertes de sang, comme il l'a fait des centaines de fois... Mais un sentiment d'amertume lui noue le ventre. Sa vie telle qu'il la connaissait est terminée. A présent, devant lui s'étend son avenir... flou et incertain. Et Zofia... Par Néera, qu'Elle fasse que cela n'ait pas tout gâché...

Il aurait tout gâché s'il n'avait rien fait de toute façon... Il était présent. Il était en mesure de le sauver. Elle n'aurait pas compris qu'il n'agisse pas et lui-même n'aurait pas eu la conscience tranquille. Alors autant qu'il perde tout pour la bonne cause...

**********

Natael est assis sur son lit. Les coudes posés sur ses genoux, il tient toujours dans ses mains la serviette avec laquelle il s'est essuyé, légèrement rougie par les résidus de sang. Il est silencieux et immobile. Ses pensées ne parviennent pas à s'ordonner convenablement et s'emmêlent. Il revoit en boucle des bribes de ce qu'il vient de se passer. Ou plutôt, ce qu'il s'est passé il y a une heure déjà.
Quelques coups toqués à sa porte le tirent de ses rêveries. Il se redresse et invective la personne qui lui rend visite.

-Entrez.

Lambert apparaît sur le pas de la porte. Il a toujours été le plus neutre de la famille et c'est pourquoi il est tout désigné pour s'acquitter de la tâche qu'il est venu accomplir.

-Tu devrais nous rejoindre dans le grand salon. Il faut qu'on parle...

Natael ne réagit qu'après quelques secondes, hochant mollement la tête. Il laisse la serviette à côté de lui et se lève dans un soupir. La discussion ne sera pas joyeuse, loin de là. Et tous les d'Orman ont redouté de l'avoir un jour ou l'autre... Cette conversation qui va sceller la vie du troisième fils de Renard et Eulalie. Du petit frère de Philippe et Lambert. Celui dont le destin aurait pu demeurer en sursis indéfiniment... Mais qui n'aura pas eu cette chance.

Rainier se laisse supporter par les deux gardes jusqu’à chez lui, le regard vide et distant. Tout s’entremêle dans sa tête, même s’il n’est plus autant dans les vapes. Ce truand, qui a faillit le tuer, mais aussi l’ami de sa sœur qui l’a sauvé avec de la magie vitalise, et ce, sans les couleurs de Néera pour le protéger des chuchotements et de la consternation de cette foule qui s’était massé autours d’eux. ‘’Qu’as-tu fait Zofia?’’ Se dit-il, soudainement inquiet pour son futur. On lui posera des questions sur ce mage et si les autorités savent qu’elle a caché son secret, il n’ose pas imaginer combien cela pourrait ternir son futur et faire voler en éclats ses rêves. Pour l’instant, elle est bien loin et sa gorge ne peut s’empêcher de se serrer à l’idée de devoir lui annoncer à son retour que quelqu’un qu’elle aime beaucoup ne sera peut-être plus de ce monde et que son retour sera peut-être constituer d’embûches. Qu’arrivera-t-il à sa famille aussi ? Il ne doute pas que ce lourd secret que Natael et sa sœur ont décidé de cacher pourrait avoir des répercussions sur eux. Zofia n’a peut-être plus de titre et a abandonné son nom de famille, mais les gens savent d’où elle vient.

Arrivé devant sa porte, il ouvre et après avoir remercié les gardes, il s’affaisse sur une chaise, sous le regard consterné de sa mère et de sa femme. Sa pâleur et ses vêtements tachés de sang leur arrachent un petit cri de surprise à toutes les deux, sa mère accoure, ses réflexes de soignantes prenant tout de suite le dessus et s’empresse de détacher la chemise de son fils. Rainier secoue la tête, lui disant que ça va. Il prend la main de sa femme et l’approche pour l’embrasser. Après quoi, il les sert toutes les deux dans ses bras, enfin soulagé d’être à la maison et sain et sauf. Il sait qu’il devra en parler à sa mère, mais pas maintenant. Il a besoin des deux femmes de sa vie près de lui.

Des voix aiguës s’exclament. Il entend ensuite des petits pas dévaler l’escalier et Rainier ne se fait pas prier pour accueillir ses enfants dans ses bras, leur couvrant le visage de baisers.

***

Haut dans le ciel, le soleil du midi réchauffe Chiard et si l’approche de l’été est signe de réjouissance, l’aîné des Marger est bien morose. Il a très peu dormit cette nuit. Au contraire, pendant que sa mère a poursuivi les soins que le noble avait déjà entamés, il s’est ouvert à elle pendant des heures. Il lui a expliqué toute la situation et ce qui a amené le noble à se dévoiler ainsi au grand jour, sous les yeux scrutateur d’une foule. Il aurait voulu éviter cette inquiétude qu’il a vu passé sur le visage habituellement paisible d’Alda, mais ce n’est pas le genre d’information qu’il peut lui cacher. Cela concerne sa fille autant que le commerce familial. Il a ensuite tenté de se reposer, mais en vain.

La mine basse et encore faible de la veille, Rainier s’est tout de même décidé à se jeter à l’eau et marche donc maintenant en direction des d’Orman. On le regarde beaucoup et cela l’agace, sans doute parce que l’événement d’hier s’est déjà narré sur toutes les lèvres de Chiard, mais le marchand se contente de fixer droit devant.

Arrivé devant la porte richement décoré, il lève la main, mais s’arrête. Il soupire et après avoir secoué la tête, il frappe trois coups ; il vaut mieux qu’ils parlent maintenant plutôt que d'attendre. Natael lui a quand même sauvé la vie. 

Dans sa chambre, Natael rassemble ses affaires. Il est debout depuis des heures et n'a pas vraiment dormi. La discussion s'est terminée tard hier et lui a mis plus de choses en tête qu'elle ne l'a libéré. La solution trouvée lui convient mais elle est aussi synonyme de bon nombre de chamboulements, pour Zofia et lui aussi. Cependant, il a au moins une consolation : il a la certitude que, tôt ou tard, il pourra tenir parole auprès de sa fiancée.
Alors qu'il dépose quelques effets personnels dans une malle, quelqu'un frappe à sa porte. Qui que ce soit, il l'autorise à entrer. Philippe ouvre et cherche son frère du regard.

-Tu as de la visite. Rainier Marger demande à te parler.
-Quelle surprise... Dit Natael sur un ton monocorde, s'y attendant visiblement.
-Je peux lui dire que tu refuses de le voir pour l'instant.
-Non. Le vitaliste se relève dans un soupir. Je sais ce qu'il me veut.

Les deux frères se toisent du regard et se comprennent. A présent, tous les d'Orman savent pour Zofia. Natael avait fini par se confier à son père qui s'était proposé pour véritablement l'écouter, sans le juger, avant de finalement lui promettre qu'il l'aiderait à trouver une solution. Et il a tenu parole. La veille au soir.
Le mage attrape sa veste et l'enfile pendant que son aîné repart, laissant la porte ouverte. Philippe va donner des consignes tandis que son puîné ira attendre dans le petit salon que l'on conduise son visiteur jusqu'à lui... Lorsque Rainier entre, il découvre le noble à l'apparence un peu plus négligée que d'ordinaire. Il n'a pas refermé sa chemise jusqu'en haut, pas plus que sa veste. Ses cheveux ont été sommairement recoiffés. Il a les traits tirés par la fatigue et les tracas. Cependant, il n'est pas si mal accueillit que cela, malgré la lassitude dans la voix de son hôte.

-Marger. Content de voir que vous allez bien. Mais vous ne devriez pas rester debout dans votre état, asseyez-vous. L'invite-t-il d'un geste de la main.

Même s'il a refermé sa blessure et libéré ses poumons du sang qui l'aurait peut-être noyé avant qu'il ne soit exsangue, il a malgré tout perdu une quantité de sang suffisante pour l'affaiblir un tant soit peu. Sa recommandation faite, Natael se tourne vers son frère qui se tient près de la porte.

-Tu peux nous laisser. Lui assure-t-il.

Il n'a pas besoin de chaperon ni de garde du corps. Rainier reste mal en point et, quoi qu'il en soit, il n'a pas le moindre intérêt à lui faire du mal. Il lui a sauvé la vie et, il l'a sans doute compris maintenant, son lien avec Zofia n'est pas une amitié des plus banale.

-Je serais dans la pièce d'à côté.

Philippe ne se montre pas méfiant mais simplement prudent. C'est son petit frère et il est passablement éprouvé depuis la veille. Il quitte néanmoins le petit salon, refermant derrière lui. Natael reste debout et passe ses mains dans son dos. Il ne s'attend pas à un échange des plus joyeux. Il a peut-être sauvé la vie du marchand mais il lui a menti sans la moindre hésitation et de manière désormais flagrante.

-J'imagine que vous avez des questions ? Demande-t-il, d'avance épuisé par l'entretien qui va se tenir mais à présent près à lui répondre un peu plus sincèrement. Ce sera sa manière à lui de faire amende honorable après lui avoir laissé croire qu'il n'était qu'un ami pour sa sœur et qu'il ignorait qu'elle s'était attachée à lui. Zofia comprendra certainement sa position...

On le conduit jusqu’à un petit salon et en voyant un des frères d’Orman, qu’il a déjà croisé au port, le marchand le salue d’un signe de tête polie. Rainier n’a pas envie qu’ils croient tous qu’il est ici pour compliquer davantage la situation. S’il désire parler au plus jeune, c’est qu’il veut seulement comprendre, même s’il déteste qu’on lui mente. Le commerçant est peut-être aussi grand et fort, mais il en faut plus pour qu’il s’abaisse à user de violence physique. Disons que lorsque votre propre mère et votre sœur sont toutes deux prêtresses, cela forge peut-être un caractère moins bouillant. Et puis, s’il avait été bien plus agacé hier, cette discussion avec sa chère mère lui a ouvert les yeux sur beaucoup de choses. Il n’est pas vitaliste et ne peut pas comprendre ce que c’est que de devoir se cacher. Et sa sœur n’aurait jamais garder ce secret pour quelqu’un de foncièrement mauvais et dont l’amitié n’en vaudrait pas la peine. Enfin...il passera sur le mot amitié, car Rainier ne sait plus exactement si le vitaliste a dit vrai concernant cela.

En entrant, il remarque combien Natael a tout aussi mauvaise mine que lui-même. S’il est d’un sérieux implacable, Rainier n’est point dupe. Il voit bien que le noble croule sous le poids des soucis. Celui-ci lui offre de s’asseoir et un sourire étire ses lèvres : il sonne exactement comme Zofia et leur mère. Il s’exécute quand même, conscient qu’il a marché un bon moment avant de venir ici et qu’il se sent effectivement faible malgré les soins de sa mère. Il aurait pu prendre son cheval, mais cette marche lui a permis de remettre ses idées en place. Il jette un coup d’œil à l’aîné, qui se tient toujours dans la pièce. Ça ne l’ennuierait pas qu’il reste. Enfin, un peu, car ce n’est qu’entre Natael et lui, mais Rainier n’est pas chez lui et il comprendrait qu’ils soient tous sur un pied de garde. Pourtant, son frère lui annonce qu’il n’a pas besoin qu’on le surveille. L’aîné s’éclipse donc dans l’autre pièce.

Alors que le vitaliste lui fait comprendre qu’il s’attendait bel et bien à des questions de sa part, Rainier lève les yeux sur lui. Aucune colère n’imbibe ses traits. Au contraire, il est très calme.

-Tout d’abord, je serai bien rustre et mauvais de ne pas vous remercier sincèrement de m’avoir sauvé la vie. Grâce à vous, j’ai pu serrer ma famille à nouveau dans mes bras.

Il lui sourit avec sincérité. Et puis, il soupire et après s’être passé la main sur le visage, il reprend :

-Je ne suis pas venu ici pour compliquer davantage la chose. Je ne peux pas comprendre ce que c’est de devoir vivre avec ce genre de secrets tous les jours, mais je sais que vous vous êtes exposé à beaucoup de représailles en me soignant ainsi avec votre magie vitaliste. Seulement, grâce à ma mère et ma sœur, je suis beaucoup moins méfiant que certains face à ce type de magie et comprends que je ne serais sans doute pas là aujourd’hui si vous n’aviez pas fait cela.

Natael se redresse légèrement, un peu surpris par la réaction de Rainier. Il le sait d'un tempérament plutôt vif et il s'attendait à beaucoup de choses de sa part mais pas forcément à ce qu'il entame en le remerciant. Cependant, le vitaliste reste prudent. La conversation ne fait que commencer et les représailles peuvent venir plus tard. Il se contente de hocher la tête pour lui faire savoir qu'il n'y a pas de quoi. Il avait quelqu'un en train de mourir sous ses yeux, il ne pouvait pas rester sans rien faire.

Le marchand soupire et le jeune d'Orman sait qu'il s'apprête à aborder des sujets moins agréables. Il s'y prépare et fronce imperceptiblement en écoutant l'aîné des Marger se montrer particulièrement conciliant avec lui. Comment peut-il savoir à quoi ressemble la vie d'un mage profane ? Comment est-il parvenu à imaginer le poids du secret qu'il a gardé toutes ces années, toute sa vie ? Il demeure donc méfiant, attendant la suite de leur échange afin de comprendre d'où lui vient cette lucidité soudaine sur sa situation.

-J'ai fait ce que j'avais à faire. Le fait que vous soyez le frère d'un être qui m'est cher n'a fait que me presser d'agir plus vite que d'ordinaire.

Il se rappelle le visage de Zofia qui lui ait apparu lorsqu'il a atteint le summum de sa concentration. Cela ne lui était encore jamais arrivé et c'était totalement involontaire de sa part. C'est la première fois que cela lui arrive alors même qu'il a déjà aimé une autre femme avant elle. Il ne se l'explique pas... Mais cela ne l'a pas perturbé, bien au contraire. Il se passera d'en parler car personne dans cette maison ne peut imaginer ce que cela peut représenter. Il chasse cette pensée pour l'instant et continue.

-D'habitude, je suis en état de marcher après un soin, même de cette ampleur. Conclut-il dans un sourire à demi amusé.

Cela faisait longtemps qu'il ne s'était pas senti aussi faible après avoir terminé son ouvrage. Il savait comment économiser ses forces pour dispenser ses dons le plus longtemps possible sans se fragiliser. En temps de guerre, il préfère se contenter de mettre ses patients à l'abri de la mort sans les soigner totalement pour pouvoir en sauver le plus possible. Il se milite à protéger la vie et l'intégrité des hommes qui passent sur sa table. Hier, il a adopté une stratégie différente. Il n'avait pas le temps de traîner en longueur. Tant pour la vie de Rainier que pour la tapage que son geste allait créer. C'était stratégique et la présence de ses frères lui avait permis de mener à bien cette entreprise...

Il fixe le vitaliste, alors qu’il lui avoue que c’est en partie l’affection qu’il porte à sa sœur qui l’a poussé à réagir aussi vite, et ce, malgré les répercussions dangereuses que cela impliquerait. Décidément, Rainier est prêt à parier que ce qui lie ces deux-là est bien plus qu’une amitié. Aucun homme ne serait assez fou pour sacrifier ainsi sa sûreté pour une amie. Ou peut-être que si? Les pensées encore floues, le marchand ne sait plus.
Et puis, le vitaliste ajoute quelque chose qui lui fait comprendre d’emblée que ce n’est pas la première fois qu’il use de sa magie pour soigner. Aurait-il donc prêté main forte à sa sœur lors d’un de ses voyages ? Cela expliquerait pourquoi ils sont si proches...Après tout, garder un secret durant toutes ces années a dû être insoutenable pour ce vitaliste et de connaître quelqu’un avec qui il peut enfin être naturel doit faire un bien fou.

-J’en conclus que ce n’est pas la première fois que vous soignez quelqu’un et que ma sœur est bel et bien au courant de votre don.

Il se masse un instant la tempe, sentant la fatigue le gagner à nouveau, mais il n’a pas terminé cet entretien. Il a encore des choses à comprendre et cette fois-ci, il ne toléra pas de mensonges de la part du noble. Il le sent tout de même encore méfiant à son égard et s’il pourrait user de ce qu’il sait sur le passé de sa mère, il ne veut pas, par respect pour elle et parce qu’elle n’est pas là pour décider de ce qu’elle doit dire. Au lieu, il préfère parler en son nom seulement et de comment il perçoit lui-même le vitaliste.

-Natael, si je peux me montrer protecteur envers ma sœur, ce n’est pas spécialement contre vous. Je l’ai toujours été. Cependant, si elle n’a rien dit concernant votre magie, qu’elle a accepté de vous faire confiance malgré la précarité dans laquelle cela aurait pu la positionner et qu’elle s’est attachée, c’est que vous êtes quelqu’un de foncièrement bon. Et là-dessus, je fais confiance à son jugement plus que n’importe qui.

Il sourit à son tour, plus amical que la dernière fois qu'ils se sont croiser. Il y a quand même une dernière chose pour laquelle Rainier veut être certain maintenant qu’il comprend un peu plus ce qui lie sa sœur et le noble. Il le dit toutefois d’un ton léger :

-Ma sœur n’a pu trouver meilleur ami depuis des lustres. Ce n’est pas tout le monde qui sacrifierait ainsi sa sûreté pour le frère d’une amie.

Il plante ensuite ses yeux dans les siens et ajoute :

-À moins que vous m’aviez aussi menti sur ce que vous ressentez vraiment pour Zofia.

En effet, Rainier n'était pas son galop d'essai. Cela, le marchand n'aurait pas pu le deviner. Cependant, passer de la théorie à la pratique seulement la veille ne lui aurait pas permis de lui sauver la vie. Pas aussi bien en tout cas. La cicatrice qu'il conservait toujours sur la joue en était la preuve.

-J'ai participé à de nombreuses guerres, sous une fausse identité. Les blessures liées aux armes n'ont plus de secret pour moi. Et quand les hommes ne se battaient pas, je prêtais main forte dans les hospices en Péninsule et en Estrevent.

Il parle au passé... Car la vie de Titus est terminée. Il n'y aura plus désormais que Natael et personne d'autre. Le marchand doit comprendre à présent l'étendue des compétences du vitaliste. Sa blessure d'hier était un jeu d'enfant pour lui. Complexe, certes, mais mainte fois rencontrée si bien qu'il n'avait pas besoin de réfléchir pour savoir quoi faire. Si Zofia n'a pas participé aux conflits armés, il est facile d'imaginer que c'est un hospice qui leur a permis de se rencontrer. Alors certes, ce n'est pas là que leurs chemins se sont croisés pour la première fois mais ils étaient tous les deux là pour cela. Et c'était bien cette nuit d’échauffourée qui leur avait permis de se rapprocher en fin de compte.

Le jeune noble a un regard amusé vers la porte alors que Rainier parle de son attitude envers sa sœur. Les grands frères protecteurs, il connaît cela. Cela n'a jamais été très flagrant parce que c'est un homme et qu'il est capable de se débrouiller seul mais toute sa famille l'a toujours protégé en conservant son secret et en couvrant ses absences. A présent que la vérité a éclaté au grand jour, ils se font d'autant plus présents car ils savent que le puîné vit des instants critiques. Si la ville n'a pas cédé à la panique, c'est parce qu'il a sauvé une vie. Cependant, tous les regards se posent sur leur demeure et tout un chacun attend de savoir ce que les d'Orman ont l'intention de faire de ce profane qui vit sous leur toit. Et parmi eux, il n'y a probablement que le marchand qui le croit foncièrement bon et ne le perçoit pas comme une menace. Cela peut se comprendre lorsque l'on sait que sa cousine était craint de tous.

Rainier revient finalement sur leur précédente discussion et sur le fait qu'il lui a assuré qu'il n'y avait rien entre Zofia et lui. C'est sans surprise... S'il a menti sur ce qu'il est, pourquoi pas sur le reste ? Mais peut-il vraiment continuer à demeurer dans le mensonge avec lui. Mais alors qu'il réfléchit, le silence s'allonge et le marchand s'impatiente. Il attend une réponse cette fois et insiste pour l'obtenir. Natael lui coupe alors la parole. Il est inutile de le laisser continuer plus longtemps maintenant qu'il en est à abattre son masque.

-Si Zofia n'a pas cru bon de vous le dire, qui étais-je pour aller à l'encontre de sa décision ? Réplique-t-il, soulignant qu'il n'a fait que respecter le choix de sa compagne. Un choix qu'elle n'a pas été la seule à faire d'ailleurs. Ma propre famille ne l'a appris qu'hier, sans quoi ils auraient tenté de me dissuader ou, pire, ils m'auraient forcé au mariage pour m'empêcher de faire ce qu'ils auraient qualifié de "bêtise". Et vous ? Qu'auriez-vous fait si vous aviez su ?

Il ne doute pas de sa réponse et n'en attend même pas. Sa question est rhétorique. Sans le connaître et ne pouvant être certain de ses intentions, il parierait sur le fait que le marchand en aurait fait autant. Peut-être n'aurait-il pas été jusqu'aux mêmes extrémités que sa famille mais il est sûr que Rainier et le reste des Marger auraient tout fait pour la convaincre de tout arrêter. Depuis le début de leur relation, ils sont seuls contre tous. Ils ne peuvent partager ce qu'ils vivent avec personne et ils doivent prendre toutes les précautions du monde pour parvenir à vivre leur amour malgré tout.

-Je ne vous ai pas menti en vous disant que je n'avais pas vu les signaux qu'elle me transmettait... Mais cela faisait plusieurs ennéades que nous avions dépassé ce stade. Nous avons réellement été amis au début et nous nous amusions des rumeurs plus qu'autre chose car nous les savions infondées. Tout a changé lorsqu'elle a appris que mes fiançailles étaient annulées. Et j'ai réalisé... que j'éprouvais la même chose qu'elle.

Puisque lui n'avait rien vu, l'initiative de leur relation ne pouvait venir de lui. Cependant, il passera sous silence le fait que tout n'avait été que physique au départ. L'essentiel, c'est ce qu'est devenu cette liaison à la toute fin. Un amour aussi fort que sincère et dont la robustesse vient probablement du fait qu'il s'est construit sur la base la plus solide qui soit.

Alors c’était donc dans un hospice qu’ils se sont rencontré ? Rainier n’est pas surpris. Il trouve cela d’ailleurs surprenant que le noble a voyagé jusqu’en Estrevent, mais bien qu’il lui poserait des questions sur cela, ce n’est pas le moment. Pour l’instant, il y a toujours une réponse qu’il attend et le silence commence à le rendre impatient. Le noble crache finalement le morceau. En fait, il lui fait plutôt miroiter combien malgré leur aveu, Rainier aurait sans doute refusé cette relation et tout fait pour l’empêcher. Il sert la mâchoire, se rendant compte qu’il n’a pas tort. Il n’a pas tort non plus en disant que si Zofia ne lui a rien dit, c’est qu’elle a eu ses raisons. Disons que vu sa première réaction de méfiance à l’égard du vitaliste, sa sœur n’a pas eu faux en cachant cette histoire à son frère.

Et puis, le vitaliste avoue enfin qu’il aime bel et bien sa sœur. Rainier fronce les sourcils et sent une culpabilité se former en lui ; alors cet amour est partagé. Cela explique pourquoi sa sœur est aussi heureuse lorsqu’on mentionne le nom du noble. Son oncle et lui ont peut-être alors poussé la note en forçant des prétendants, même s’ils ne pouvaient pas savoir et qu’ils ne voulaient que son bien. Et maintenant ? Qu’allaient-ils faire avec ces sentiments réciproques ? Le regard du marchand s’adoucit finalement, se rappelant ce que sa mère lui a dit hier, alors qu’il s’épanchait. Pourtant, il reste confus, car il n’a pas oublié que Natael est supposé fréquenter une noble. Agathe, il lui semble ?

-J’imagine que votre relation avec cette noble n’est en fait qu’une façade alors...

Fatigué, son sourire ne cesse toutefois de grandir, impressionné par tout ce plan qu’ils ont concocté pour pouvoir s’aimer sans représailles. Il comprend donc encore mieux la réaction véhémente de Zofia lorsque son oncle et lui ont fouillé dans tous leurs contacts, à la recherche de célibataires respectables. Ils avaient besoin de temps...S’il est heureux de savoir que sa sœur ne s’est pas attaché à quelqu’un qui ne tient pas à elle, il ne peut s’empêcher d’être inquiet. Il lui a bien dit que les d’Orman savent maintenant ce qui se trame réellement entre sa sœur et le vitaliste. Et cela couplé avec ce qui s’est passé hier, Rainier ne doute pas qu’ils aient tous les nerfs à vif. Il prend une grande respiration et plante un regard tout à fait sincère et sans dureté dans celui de Natael.

-Et maintenant que nos deux familles respectives le savent, que comptiez vous faire ? Un léger rire s’échappe d’entre ses lèvres et il se passe la main dans les cheveux. C’est que je n’ai pas du tout prévu que ma sœur puisse aimer un homme avec un titre. Nos familles ne sont pas du même monde, même si Zofia n’est plus bourgeoise depuis son entrée dans le clergé.

***

Ses tâches terminées au Temple de Néera, Alda peut donc vaquer à d’autres occupations, même si aujourd’hui, ses pensées sont entièrement tournées vers son fils. La veille l’a bouleversé et elle-même a très peu dormit. Elle a tenté tant bien que mal d’écouter les Souffles tourmentés de plusieurs et de donner les meilleurs conseils qui soient. Seulement, la prêtresse n’a pu s’empêcher de s’inquiéter. Elle a failli perdre un enfant hier, mais grâce à la magie vitaliste de ce Natael, elle peut encore serrer son fils dans ses bras. Selon les dires de Rainier, le jeune noble a exposé sa magie à nombreuses personnes pour lui sauver la vie et Alda sait exactement ce que c’est de vivre dans la peur de représailles. Elle soupire et désireuse d’en avoir le cœur net, elle se dirige vers le quartier des nobles.

Les minutes s’écoulent et Mère Alda arrive finalement devant la porte des d’Orman. Sera-t-elle de trop ? Comment percevra-t-on sa présence dans ce manoir ? Elle l’ignore, mais c’est aussi de sa fille dont il est question. Elle est donc en droit de rencontrer ce noble dont Zofia s’est rapprochée. Elle frappe donc à la porte et attend. 

Rainier ne dément pas. Il aurait bien tenté de s’interposer d’une manière ou d’une autre. Natael n’est guère surpris. Après tout, il avait suffi d’une simple rumeur pour lui faire présenter d’autres hommes à sa sœur. Zofia a donc eu raison de ne rien lui dire et lui de lui mentir sans quoi leur relation aurait été bien plus compliquée qu’elle ne l’est déjà. Evidemment, le marchand s’interroge au sujet d’Agathe mais il trouve la réponse de lui-même et Natael n’a plus qu’à hocher la tête.

-C’est un accord mutuellement profitable. Précise-t-il simplement.

Il ne peut évidemment pas en divulguer les termes car la demoiselle a ses propres raisons d’avoir eu recours à cette supercherie. Même si Rainier comprendra de quoi il en retourne d’ici un mois, il n’a pas de raison de le mettre dans la confidence. Agathe compte sur la discrétion du couple qu’elle protège autant qu’ils tiennent à la sienne.

Finalement, l’aîné des Marger s’interroge sur la tournure que va prendre sa relation avec Zofia désormais et c’est tout à fait légitime de sa part. Etant donné que le marchand se soucie sans doute bien plus de sa sœur que de son devenir à lui, Natael se doute que c’est le dernier point qu’il souhaite les voir aborder. Alors le vitaliste se détend un peu et pend une inspiration pour lui expliquer la solution qui a été trouvée la veille et qui a déjà commencé à se mettre en place. Mais il n’aura pas l’occasion de prononcer le moindre mot.
La porte du salon s’ouvre sans préavis, l’interrompant dans son élan. Le vitaliste voit son frère entrer seulement à demi et il l’interroge du regard. Il n’a même pas pris la peine de frapper. Philippe regarde les deux hommes, comme pour s’assurer que tout va bien alors qu’il n’entend rien de leurs échanges depuis le début. Il constate qu’ils sont au même endroit que là où il les a laissés : l’un assis et l’autre debout à quelques pas -et hors de portée- du premier.

-Pardon de vous déranger mais tu as une autre visite.

Le puîné fronce légèrement les sourcils. Il s’attendait à la venue d’un Marger -et plus particulièrement de Rainier- mais de personne d’autre. De plus, pourquoi vient-il perturber leur entretien au lieu de faire patienter son visiteur dans une pièce avoisinante ? Mais toutes ces questions trouvent une réponse lorsque l’aîné des d’Orman s’écarte pour laisser entrer une femme que Natael reconnaît aussitôt pour l’avoir aperçue plus d’une fois au monastère. Ses sourcils se haussent légèrement et son regard s’adoucit tandis que la mère de sa fiancée pénètre dans la pièce. Toujours très respectueux des membres du Culte de Néera, le noble s’incline comme s’il s’agissait d’une Dame.

-Mère Alda. Il se redresse. Je ne m’attendais pas à votre visite. Avoue-t-il.

Puis il se tourne brièvement vers Philippe et lui adresse un hochement de tête. Ce dernier sort sans la moindre hésitation cette fois. Avec la prêtresse dans la pièce, son cadet ne risque vraiment rien désormais.

-Mère ? Lance Rainier avec étonnement en la voyant dans l’embrasure de la porte.

Il ne s’attendait pas à la voir ici et pourtant, son fils est plus ou moins surpris. Il sait combien toute cette histoire l’a travaillé la veille et qu’elle a tout autant besoin de réponses que lui. Il ne compte pas la laisser dans l’ombre, mais comprend qu’elle a besoin d’être rassuré en personne. Sa présence semble même apaiser et détendre l’aîné des d’Orman puisque ce dernier les laisse seul à nouveau. Avait-il peur qu’il fasse du mal à son frère ? Pourtant, Rainier n’use que très rarement de violence. Du moins, il ne croit pas avoir cette réputation malgré sa force et sa taille. En même temps, le marchand ne peut en vouloir à Phillip d’avoir eu cette crainte quant à ses intentions. Il aurait eu les mêmes pour sa sœur si ce dernier était venu leur payer une petite visite.
Il se lève donc et ne peut s’empêcher de poser ses deux mains sur les épaules de sa mère, la regardant pour savoir si quelque chose ne va pas. Elle lui sourit et lui tapote les avants-bras, lui signifiant que tout va bien. Elle le pousse doucement vers la chaise pour qu’il s’assoie à nouveau et son fils se laisse faire, conscient que ça ne sert à rien de rouspéter.

La prêtresse se poste ensuite devant le jeune noble, dont les traits tirés trahissent des tracas. Un doux sourire étire ses lèvres et la prêtresse lui annonce tout de suite qu’il n’a pas à se montrer aussi poli avec elle. Natael remarquera sans doute que si Rainier a hérité de ses traits, la prêtresse possède toutefois une aura de calme et de sérénité que son fils a plus ou moins et que seul Zofia et elle détienne la clef. Cependant, si Mère Alda est ici parce qu’elle s’inquiète pour sa fille, elle est aussi ici parce qu’elle veut savoir comment se porte celui qui a risqué gros pour sauver son enfant. Rainier s’inquiète déjà bien assez pour deux de sa sœur et de son commerce. Est-ce que quelqu’un pense aussi au bien-être de ce jeune homme ?

-Je suis venu voir comment se porte celui qui a sauvé mon fils et dont ma fille s’est attaché. Je ne doute pas que ce qui s’est passé a dû être éprouvant pour vous et espère que vous avez tout le soutient dont vous avez besoin.

Rainier ne peut s’empêcher de sourire à son tour et de baisser les yeux sur le plancher ; c’est tout à fait sa mère ce genre de réaction.

Natael toise Alda juste devant lui et son comportement est soudain très différent. Il n'est plus méfiant. Il se tient entre la surprise, la douceur et la gratitude. Sans oublier cette lassitude qui le tenaille après les heures qu'il vient de passer. C'est l'attitude de la religieuse qui le pousse à agir autrement. Elle inspire le calme et son approche est aussi opposée à celle à laquelle il s'attendait. Elle s'inquiète pour lui...

-Je ne peux que saluer votre bienveillance, Mère Alda. Là où tous pensent à la vie de votre fils, à l'honneur de votre fille et au mensonge d'un mage, vous pensez au Souffle et au cœur du protagoniste qui vous est le plus éloigné.

Beaucoup dirait aussi qu'il est le moins louable de l'histoire car il est le seul à avoir commis des fautes mais il comprend déjà que ce n'est pas ainsi que le voit la prêtresse. Le vitaliste la regarde, avec sérieux et avec un certain calme, le front malgré tout plissé par ce qui l'attend encore.

-Vous arrivez au moment le plus opportun je crois. Rainier vient de me demander quelles étaient mes intentions concernant Zofia. La réponse n'est pas sans rapport avec la raison de votre venue.

D'un geste de la main, il l'invite à prendre un siège à son tour. Natael pourrait presque être amusé et touché alors qu'il se trouve actuellement dans une situation qu'il connaîtra sans doute régulièrement à partir de maintenant... En réunion de famille.
Une fois tout le monde installé, le vitaliste prend encore un instant pour réfléchir à la façon dont il va aborder la chose. Il aimerait autant éviter de leur annoncer ses fiançailles sans que la principale intéressée ne soit là.

-Vous l'avez souligné, Rainier, c'est bien de mon titre que vient toute la difficulté. Vous le savez à présent, c'est la seule chose qui nous sépare. Il prend une grande inspiration et continue. Eh bien vous pouvez être rassuré : il n'a aura plus d'obstacle d'ici quelques jours. Sous couvert de me mettre à l'abri des représailles et pour préserver la réputation de ma famille, je pars demain pour Langehack. Je me rend au Grand Temple de Néera... pour y suivre l'enseignement des prêtres.

Alda est certes inquiète pour sa fille, mais peut-elle vraiment les juger ? Elle a déjà été jeune et amoureuse elle aussi, car la prêtresse n’est pas dupe. C’est ce qu’elle a lu sur le visage de Zofia la dernière fois qu’elle a tenté d’en savoir plus sur le puîné des d’Orman. Sans l’accuser de quoique ce soit depuis le début, la prêtresse a seulement écouté sa fille lui parler de son affection pour Natael et de comment elle apprécie de passer du temps avec lui. Et puis, les ennéades se sont écoulés et si Alda n’en a pas parlé directement à Zofia, elle a tout de même vu les sentiments de sa fille se transformer ; un simple sourire à la mention du noble s’est transformé en rougeur, trahissant un sentiment tout autre qu’une forte amitié. Ce n’est pas tellement le fait que sa fille se soit peut-être déjà abandonné dans les bras du noble qui a le plus tracassé son cœur de mère, mais plutôt qu’on fasse souffrir sa fille à nouveau. Après tout, un monde différent les sépare. Et pourtant, la voilà. Prête à le rassurer lui aussi même si elle ne le connaît qu’à travers les descriptions de sa fille. De jolies descriptions d’ailleurs. Bien plus que ces fâcheuses rumeurs qu’elle a pu entendre à travers les bouches des habitants de Chiard.

Le jeune noble est d’ailleurs toujours d’un grand sérieux, mais au moins, la prêtresse le sent doux et très calme. Il l’invite d’ailleurs à s’asseoir, lui expliquant qu’il s’apprêtait à annoncer quelque chose concernant sa fille à son fils. Elle s’exécute donc, pas sans un coup d’œil à Rainier. Il est encore très pâle, mais lui paraît beaucoup plus paisible que ce matin. Cela lui donne espoir quant à la suite. Elle reporte ses orbes sur le vitaliste, qui prend une grande respiration.

Les Marger ne peuvent s’empêcher d’écarquiller les yeux de surprise pratiquement en même temps dès que le jeune d’Orman leur annonce son entrée dans la prêtrise.

Si une profonde lueur de respect scintille dans le regard de Rainier, celui d’Alda brille de soulagement et de bonheur. Si c’est sous le couvert de se mettre à l’abri des représailles, il le fait aussi pour Zofia. Alda ne peut s’empêcher de prendre la main de Natael et de le couver d’un regard compatissant ; elle sait exactement ce qu’il peut ressentir. Elle se rappelle encore de ce moment comme si c’était hier. Comme lui, elle n’a pas eu le choix d’être prêtresse à cause de son don et parce que des circonstances l’on poussé à devoir enfiler les robes de Néera. Elle n’a jamais regretté cette décision, car la Bienveillante l’a toujours accompagné, même avant son entrée chez les Néerites. Sans ce sacrifice, elle n’aurait pas pu marier l’homme qu’elle a aimé non plus ni avoir ces merveilleux enfants. Seulement, elle sait combien cet abrupte changement peut chambouler une vie ; après tout, n’aime-t-il pas voyager ? À moins qu’il compte suivre Zofia et prêter main forte aux Hospitaliers.

Elle baisse les yeux et sourit mélancoliquement :

-Peut-être que cela vous paraîtra étrange, mais je sais ce que c’est que de devoir prêter serment à notre DameDieu pour préserver ceux que l’on aime de mauvaises répercussions. Peu de gens comprennent que notre magie est aussi un don.

Elle relève les yeux sur le jeune noble.

-Tout ce que je souhaite pour ma fille, c’est qu’on la couve de cet amour qu’elle mérite et je crois que peu aurait fait ce que vous faites en ce moment pour elle et votre famille.

Si la surprise était prévisible, la suite l'était un peu moins. Natael sent une main se saisir de la sienne et il se tourne vers Alda, un peu étonné. Croisant son regard, il se détend aussitôt et lui adresse un sourire discret. Elle a compris que, si la version officielle n'est pas totalement dénuée de vérité, il aurait pu faire un autre choix qui l'aurait tout aussi bien protégé mais qui n'aurait pas arrangé la situation pour Zofia et lui. Puisque ce qui fait peur à la populace c'est le fait qu'il ne soit sous le contrôle de personne, l'une des possibilités qui a été évoquée est l'entrée dans une académie de magie. Mais alors il serait resté noble et le mariage avec sa fiancée ne devenait toujours pas d'actualité. En devenant prêtre, il perdait davantage de liberté qu'en étant érudit mais il est prêt à sacrifier ses expéditions pour être certain de pouvoir s'unir avec celle qu'il aime. Et puis, après tout, ne devrait-il pas se poser un peu s'il voulait fonder une famille ? Alors, l'un dans l'autre...
Ce qui va surtout le changer, c'est le fait de ne plus pouvoir aller où bon lui semble et lorsque bon lui semble. Il continuera à faire ce qui lui tient le plus à cœur -à savoir les soins- mais il sera sous l'autorité de quelqu'un. Ce sera sans doute un peu frustrant mais c'est un maigre prix à payer.

Les paroles d'Alda ne le réconfortent pas mais il apprécie sa compassion et son empathie. On pourrait croire que choisir la voie de la prêtrise c'est faire preuve de dévotion mais combien de prêtres ont fait ce choix en étant parfaitement libre de le faire ? Certains y sont contraint par leur famille, parce qu'il est toujours de bon ton de confier l'un de ses enfants aux Dieux. D'autres y voient une solution de repli lorsqu'ils n'ont plus rien d'autres. Et d'autres encore, comme Natael, le font pour se protéger et préserver leurs proches. La seule chose qu'il retiendra vraiment de son discours, c'est sa remarque sur le sacrifice qu'il était prêt à faire pour les siens, et pour Zofia.

-J'ai toujours sincèrement tenu à elle. Si cela n'a été que de l'amitié au départ, j'ai fini par ouvrir les yeux. Et aujourd'hui, je l'aime plus que je n'ai jamais aimé personne auparavant. Nous avions besoin de trouver une solution et, puisque je n'ai jamais eu la moindre ambition que ce soit, lui demander de renoncer aux siennes n'en a jamais fait parti. Dans tous les cas, cela aurait été à moi d'agir et elle a toujours su que j'étais prêt à le faire, pour la bonne personne.

Et il est devenu évident depuis plusieurs ennéades que cela ne pouvait être qu'elle, la bonne personne.
Le noble récupère doucement sa main et la glisse à l'intérieur de sa veste. Il en ressort un parchemin soigneusement plié et cacheté. Il le regarde un instant, comme s'il l'étudiait. Il ne pensait pas procéder de cette manière mais c'est sans doute mieux que ce qu'il avait prévu...

-J'ai promis à Zofia que je serais là à son retour. Manifestement, je ne pourrais pas tenir parole... Mais je ne veux pas qu'elle s'en inquiète inutilement. Il tend la lettre à Rainier. S'il vous plaît, racontez-lui ce qu'il s'est passé et donnez-lui ceci. Je veux qu'elle sache que c'est un mal pour un bien parce que nous n'aurons bientôt plus à nous cacher.

On l'envoie à Langehack et Alda peut sans doute deviner pourquoi. Il y a davantage de prestige à servir dans un Grand Temple que dans une petite paroisse comme Sainte Aliénor. Aussi, les nobles n'envoient que rarement leurs enfants dans des Temples provinciaux. Et puis, même si les d'Orman auraient pu le laisser à Chiard sous prétexte de le garder non loin d'eux, cela brouillera définitivement les pistes concernant Natael et Zofia... Même si cela signifie qu'ils ne pourront plus se voir aussi souvent et que, par conséquent, la version officielle de leur relation mettra un peu de temps à voir le jour. Mais une fois qu'ils auront commencé, le mariage pourra venir assez vite à l'ordre du jour et ce sera la fin de toutes leurs précautions. Ils pourront demander à se rapprocher, jetteront ce calendrier au feu et pourront jouir de la présence de l'autre chaque jour. Un avenir certes lointain et plus réaliste que jamais.

Ce que Natael dit rassure Alda et elle ne peut s’empêcher de sourire davantage, heureuse de ce futur qui attend sa fille. En effet, il est toujours plus brillant lorsque nous avons les bras d’un homme que l’on aime dans lesquels se réfugier et trouver du réconfort. On a déjà fait de fausses promesses à sa fille, mais cette fois-ci, la DameDieu lui a sourit en mettant ce jeune homme sur sa route. Elle comprend que tous les deux avaient été avant tout de proches amis, jusqu’à ce que leur relation se transforme. Cet amour s’est donc construit sur de solides bases. Et sa fille a su lui partager ses ambitions Si tous les deux peuvent compter sur le soutien de la prêtresse, elle espère que Natael joui aussi de celui de sa famille. La situation est délicate, elle en convient, mais on ne peut jamais prévoir les élans du cœur. Après tout, son mariage avait été un mariage d’amour et c’est ce qu’elle a toujours souhaité pour ses enfants. De savoir que sa fille est véritablement heureuse et que dans un futur proche, quelqu’un sera là pour elle lorsqu’elle retournera de ses voyages avec les Hospitaliers.

Natael glisse ensuite sa main dans sa veste pour en sortir une lettre cachetée, en disant qu’il ne pourra pas tenir sa promesse d’être présent lorsque sa fille rentrera. Alda comprend qu’il doit quitter Chiard s’il veut suivre l’enseignement des prêtres de Néera. Elle se promet de lui écrire au moins une fois pour prendre de ses nouvelles. Après tout, ils risquent de se revoir plus souvent.

Rainier hoche la tête et prend la lettre en promettant qu’il lui donnera dès qu’elle reviendra de son long voyage. Il fixe Natael d’un air beaucoup plus doux, conscient de la situation et surtout, conscient qu’il fera partie de la famille dans un futur proche. Avec ce geste, sa méfiance s’est complètement dissipée et il espère qu’ils pourront repartir sur de meilleures bases sous peu. Il n’a pas eu de frère et se demande bien ce que c’est que d’en avoir un.

-Je fais la promesse que je lui expliquerai. Elle aura aussi votre lettre en main propre dès son retour.

Il avance la main pour lui serrer l’épaule avec une sincère amabilité.

-Je vous prie de m’excuser pour ma méfiance Natael. Au contraire, je suis soulagée de savoir que ma sœur a trouvé quelqu’un qui tient autant à elle. J’espère vous revoir bientôt, et même si je comprends que la situation est peut-être encore trop précoce pour que l’on puisse tous profiter d’un repas en famille, ma porte vous sera toujours ouverte quand même.

Un rire traverse ses lèvres.

-Et puis, vous ne voulez pas manquer la délicieuse nourriture de ma mère.

Ses enfants allaient probablement le noyer de questions dès qu’il posera un pied chez les Marger et il espère que l’agitation n’allait pas irriter le vitaliste, mais il doute qu’il ne succombe pas à leur charme légendaire. Cette pensée le fait d’ailleurs sourire. Vraiment, malgré la dure journée d’hier et les problèmes qu’il lui reste à régler pour son commerce, de savoir qu’il peut être tranquille pour Zofia lui fait du bien. 

Même face à Rainier, Natael est plus détendu désormais. Il n'a pas le moindre doute sur le fait qu'il tiendra parole car il le fait devant sa mère et après avoir vu le changement dans son regard. Ce qu'il lui dit ensuite le touche assez et il a un sourire sincère mais rendu discret par son état de fatigue physique et moral.

-Je n'oublierai pas l'invitation. Répond-il avec une pointe d'humour.

Même si son départ occasionne de nouveaux tourments pour le couple qu'il forme avec Zofia, il se sent un peu plus léger. C'est son père qui a proposé cette solution et elle a trouvé un certain consensus au sein des d'Orman. Eulalie espérait plus pour son fils. Philippe sait le sacrifice que cela représente pour Natael et en est triste pour lui. Mais, finalement, il apporte malgré tout un peu de prestige à sa famille, il pourra continuer à offrir son aide aux malades et aux blessés et il pourra vivre librement sa relation avec celle qu'il aime. Chacun y trouve son compte au prix d'un faible compromis. A présent, le futur aspirant prêtre sait qu'il a l'aval de sa belle-famille et cela lui réchauffe le cœur.
Désormais, il ne reste plus qu'un seul point à régler. Au jour d'aujourd'hui, la prêtresse et lui sont censés n'être que des amis. Pour préserver la réputation de Zofia et permettre à Agathe de réaliser son propre plan, ils doivent trouver une manière cohérente de faire naître leur amour aux yeux de tous. Son départ précipité et la perte de son titre mettra fin à sa relation fictive avec la jeune noble et, le temps que son amante rentre, il peut être théoriquement libre de cœur. Mais s'ils se sautent dessus à peine arrivés, tout ce qu'il auront fait jusque là ne serait pas crédible... Cela ne peut pas être si soudain ou pas avant un moment. Et s'ils ne vivent pas dans la même ville, cela va rendre les choses un tantinet plus compliquées...

Mais Natael a au moins une consolation : ce doux quotidien sur la plage deviendra réalité. Maintenant, il le sait.