Un nouvel accident... Sans gravité cette fois | Kolgrim, Alicia & Magnus

Sixième ennéade
Printemps, Barkios 18:XI

Le voyage est un peu maussade et je soupire silencieusement. Vêtue de l’une de mes nombreuses robes noires que je porte en l’honneur de ma défunte mère, je m’ennuie un peu. Sans jeu, sans harpe, sans livre, le silence est uniquement occulté par les cahots du carrosse sur la route. Nous sommes partis de Terresang pour retourner à Arétria-la-ville. Quel nom d’ailleurs… Ils auraient pu essayer de faire mieux. Comme Cantharel, en Sainte-Berthilde.
Magdeleine, ma servante qui ne me quitte jamais bien longtemps, est avec moi et somnole à moitié. Je ne lui en veux, les journées sont fatigantes lorsqu’il faut prendre soin de quelqu’un qui ne peut pas se débrouiller seul. Regardant à travers les rideaux de la fenêtre qui basculent avec le véhicule, j’entends le son des sabots de notre escorte. Comme d’habitude, Magnus m’a attribuée huit soldats pour m’accompagner dans mon voyage et qui encadrent fermement notre voiture. C’est toujours plus que ce que j’avais… ce jour-là.

Alors que je regarde dehors, j’entends une monture qui n’avance pas au même rythme que nous. Je me laisse glisser sur mon banc pour passer à l’autre extrémité de l’assise et voir passer un chevalier qui nous dépasse et nous devance lentement. Mon regard est ensuite attiré par quelques animaux dans un pré non loin. Je souris en voyant deux veaux chahuter et faire des sauts de cabris. Je n’ai que si rarement l’occasion de sortir… Je sais que je dois avoir l’air d’une enfant béate mais…
Soudain, un cahot plus grand que les autres secoue la voiture. Par réflexe, je m’accroche en poussant un cri devant la violence de la secousse. Magdeleine s’est réveillée en sursaut et observe autour d’elle. La voiture s’est arrêtée et demeure immobile… et bancale.

-Tout va bien, Mademoiselle ? Me demande-t-elle.

Je sens mes muscles totalement raides et mes phalanges blanchies tellement je m’agrippe fort à la fenêtre près de moi. La seule fois que mon carrosse a fait un mouvement semblable, je me suis retrouvée en-dessous. Mon inconscient a fait aussitôt le lien… Moi qui n’y aie plus repensé depuis des années… Je mets quelques secondes avant de hocher la tête pour lui faire savoir que, si j’ai eu mal, je ne suis pas blessée. En revanche, je peine à apaiser mon cœur qui bât la chamade.
Dehors, nous entendons les soldats qui échangent entre eux. La voiture bouge alors que le cocher descend pour aller voir.

-La roue est cassée. Déclare-t-il non loin de moi.

Je me force à soupirer pour m’apaiser. Ce n’est rien après tout, cela arrive. Et puis, qui nous attaquerait, si proche de la capitale ?

-Il faut les faire sortir, on peut pas réparer avec le carrosse chargé.

Je regarde Magdeleine. Nous faire sortir ? Elle y parviendra sans doute, mais moi ? Je me trouve du côté où la roue est cassée mais c’est la porte qui se trouve le plus en hauteur qu’ils ouvrent. Sans doute n’est-il pas possible de passer par en bas… Mais comment vais-je y arriver avec mes jambes ?
Déjà, un soldat apparaît et passe un bras à l’intérieur.

-Venez Magdeleine. Appelle-t-il.

Ma servante me regarde. Je crois savoir pourquoi il commence par elle mais elle ne comprend pas. C’est moi la noble après tout.

-Vas-y, Magdeleine.
-Mad…
-Vas-y. Insiste-je.

Elle me connaît suffisamment pour comprendre que je ne peux pas sortir, et encore moins avec elle dans le carrosse. Et ce n’est certainement pas elle qui va pour voir m’aider. Alors elle se lève et accepte la main qui l’extirper de la voiture avec force, bientôt assistée par une seconde. En quelques instants, et avec l’aide de quelques hommes, la voilà dehors et à l’air libre.

-Mademoiselle Alicia est incapable de sortir toute seule. L’entends-je s’inquiéter.

Elle n’a pas besoin de leur préciser pourquoi. Qui à Aretria ne connaît pas l’histoire de la triste petite noble aux jambes brisées ? Surtout depuis qu’elle est la sœur d’un Comte. Mais maintenant, il faut désigner celui qui aura la force de me faire sortir, et ce, sans me faire mal ou risquer d’être maladroit avec moi. Car l’ombre de Magnus me recouvre, je le sais bien… Moi-même, il m’effraie un peu. Et pourtant, il me protège. Alors je n’ose pas imaginer pour ses hommes.

Kolgrim Sastefor
Kolgrim avait quitté Lün dans la matinée pour rallier Arétria-la-Ville. Il n'avait pas voyagé depuis plusieurs ennéades, contrairement à ses frères d'armes qui ratissaient la campagne à dos de cheval depuis longtemps. “Chacun son tour”, lui avait dit Terrance en se moquant. Malgré l'ironie dont il faisait preuve en permanence, il n'avait pas tout à fait tort. Spahi n'avait plus les yeux en face des trous depuis quelques jours, lui qui ne faisait que se battre, dormir et manger. S'il continuait à suivre le même chemin, Terrance sera dans le même état dans quelques jours. Ils se montraient tellement volontaires qu'ils ne se souciaient même plus de leur propre santé. Kolgrim, lui, était encore en forme, même si la formation des miliciens n'avait rien d'une sinécure. Un voyage jusqu'à la capitale ne serait pas des plus épuisants, même s'il serait probablement fastidieux.

Le chevalier était parti avec la panoplie complète qui faisait son rang et son prestige. De crainte de devoir se frotter à quelques bandits de grand chemin, il avait été contraint de s'équiper de son armure complète, du heaume jusqu'à ses jambières. Il s'était vêtu, par dessus, d'une longue cape rouge bordeaux qui flottait dans le vent lorsque son cheval prenait de la vitesse. La barde que ce dernier était assortie à sa cape, même s'il était également équipé de son caparaçon. C'était à se demander si Kolgrim allait à Arétria pour quelques courses ou s'il comptait partir en campagne militaire. Il ne relâchait jamais sa vigilance, scrutant le moindre recoin de la route et des alentours pour s'apprêter à réagir à une quelconque attaque. Il fut presque rassuré de croiser un carrosse qui devait certainement abriter une Dame, vue l'escorte qui l'accompagnait.

Sans déranger les soldats, Kolgrim contourna le carrosse et passa devant l'escorte de quelques pas lorsqu'il entendit un bruit sourd derrière lui. Il fit immédiatement virevolter sa monture et remarqua que le carrosse s'était effondré car la roue s'était cassée. De loin, le chevalier observa la scène, et remarqua que les soldats hésitaient tous devant la porte de la voiture. Curieux, il s'approcha au pas, comme s'il s'attendait à un guet-apens. C'est alors qu'il entend une femme se plaindre qu'une autre ne pouvait descendre seule.

« Ça va aller ? » finit-il par demander aux soldats et à la femme qui était vêtue comme une servante. Il s'arrêta devant eux et mis pied à terre, oubliant même la raison de son voyage. Il tira son cheval par la bride pour s'approcher un peu plus. « Qu'est-ce qu'il se passe ? »
« C'est… C'est… Mademoiselle de Terresang. Il s'agit de la sœur du Comte, et nous l'escortons jusqu'à Arétria. Mais… Elle… ses jambes sont… elles sont… je crois qu'on a tous un peu peur de lui faire du mal. Le Comte n'apprécie pas quand… »

Kolgrim haussa les sourcils sous son casque. Qu'est-ce que c'était que cette histoire, encore ? Il était arrivé à Lün depuis plus d'un mois, et il n'apprenait que maintenant que le Comte avait une sœur infirme, ou presque ? Et comment était-ce arriver ? Pour finir, pourquoi se posait-il autant de questions ? Le chevalier se proposa de les aider, et les gardes le laissèrent atteindre le carrosse. Il y trouva une jeune femme, à peine adulte vus ses traits. Il s'agissait probablement d'une demoiselle. Kolgrim avait une chance sur deux de se tromper, mais cela ne l'empêcha pas de lui adresser un sourire courtois.

« Vous voulez que je vous aide à descendre, Madame ? »

J'entends des voix à l'extérieur du carrosse aux maigres parois qui échangent et qui parlent de moi comme si je n'étais pas là. Cela me contrarie un peu que l'on m'infantilise de la sorte. Je ne suis plus une enfant mais une jeune fille en âge de se marier. Si tant est que Thorus me le permette un jour... Sans parler de Magnus... Les soldats ont tellement peur de mon frère qu'ils n'osent pas toucher à la pauvre infirme que je suis. Mais je suis mal placée pour leur en vouloir. Et puis, je suis tellement protégée depuis six ans... Il est normal que l'on me voit comme un trésor interdit dont personne n'ose s'approcher par peur d'y perdre la main fautive.

La voiture bouge finalement alors que quelqu'un se présente à la porte ouverte qui est hors de ma portée. Un homme se distingue à contre-jour mais je jurerais que c'est le chevalier qui nous a dépassé à l'instant. Il porte un casque qui m'empêche définitivement de voir son visage mais il semble qu'il soit ma seule chance de sortir de là avant qu'il fasse nuit...

-C'est Mademoiselle. Le corrige-je gentiment et dans un pur souci de rigueur.

Après tout, il n'est pas question que je me laisse appeler Madame alors que je suis encore à marier. J'espère trop que ce jour viendra pour laisser ce mensonge naître dans la bouche de qui que ce soit et, la seule chose qui me tarde, c'est que mon frère me présente un fiancé qu'il aura trouvé pour moi. Tout en priant pour que ce soit un bon mari...

-Et je crois bien que je ne puis compter que sur vous pour cette tâche. Messire... ? Demande-je afin de connaître le nom de mon sauveur du jour, exigeant un minimum de réciprocité entre nous puisque j'ai entendu un soldat lui donner mon titre complet.

Dans un mouvement lent, je lâche enfin la fenêtre à laquelle je me suis agrippée au moment de la chute. Je l'ai tellement serrée que j'en ai mal aux articulations et j'ai eu si peur que mon bras tremble un peu. Soigneusement, je pose mes mains sur mes genoux dans un geste qui se veut digne, attendant que le chevalier vienne à mon secours. De toute façon, la voiture n'est pas prête de bouger de nouveau et il faut bien que je la lâche pour pouvoir me lever et atteindre la porte grande ouverte. Cependant, je n'y arriverai pas sans aide, je le sais. J'entends derrière l'inconnu ma chère Magdeleine, toujours aussi prévenante, qui réclame déjà que l'on descende mes béquilles du toit du véhicule, s'apprêtant à m'accueillir à la sortie. Pour l'instant, j'attends les consignes du chevalier pour voir comment il a l'intention de m'extirper de ce piège, me tenant prête à lui faire savoir ce dont je suis capable ou non pour y contribuer.

Kolgrim Sastefor
Bon. Ce qui devait arriver arriva. Avec une chance sur deux de ne pas se tromper, Kolgrim avait réussi à se tromper, alors même que le garde l'avait présenté comme Demoiselle. Il avait haussé les épaules d'un air déçu et contrit, même si la jeune demoiselle se montra compréhensive et polie. À vrai dire, à ce moment précis, elle préférerait surement qu'on l'aide à descendre plutôt que l'on ne se trompe pas sur son prédicat. C'était également ce qui avait attisé sa curiosité. Le chevalier voulut regarder ses jambes afin de comprendre quelles étaient ses blessures, mais la robe l'en empêchait. Lorsqu'un soldat était blessé, on le trainait comme la vulgaire carcasse d'un animal décédé, sans se soucier de sa douleur pour le mettre rapidement à l'abri. Dans cette situation, Kolgrim comprit qu'il valait mieux se montrer prudent, surtout quand il entendit, derrière lui, parler de béquilles. Ses jambes n'étaient donc pas simplement blessées, elles étaient cassées. Comment une demoiselle pouvait-elle ainsi se casser les jambes ?

« Kolgrim. » se présenta-t-il en posant une main sur le torse et en s'inclinant légèrement de la tête. Il pensait que son prénom suffirait pour l'instant. Vu son équipement, elle avait certainement compris qu'il était un noble également. « Je ferai de mon mieux pour vous sortir de là. Vous avez mal lorsque vous pliez les jambes ? »

La jeune femme opina négativement de la tête, laissant le chevalier pensif. Les portes étaient trop étroites pour qu'il puisse porter la demoiselle et l'en sortir, d'autant plus qu'il devait faire attention à ses jambes. La vie de cette femme ne devait pas être des plus agréables, pour elle comme pour ses proches. Kolgrim sentit qu'il pouvait faire quelque chose pour lui sortir du carrosse sans trop de peine, mais pour cela, il avait besoin d'un peu d'aide.

« Le mieux c'est de vous faire sortir de l'autre côté… là où la roue est cassée. Je reviens. » dit le chevalier, avant de ressortir du carrosse. Il regarda les gardes et la servante qui attendaient impatiemment que la demoiselle en ressorte. « Il faut faire sortir … » Le chevalier hésita. Il ne lui avait même pas demandé son nom, crétin qu'il était. « Il faut faire sortir la demoiselle de l'autre côté. Mais j'aurai besoin d'un peu d'aide… et de bras. »

Kolgrim fit alors le tour de la voiture en compagnie de quelques gardes et de la servante. La porte était bien plus basse de l'autre côté, et l'en sortir la demoiselle serait certainement bien moins difficile. Le chevalier avait du mal à s'imaginer qu'elle serait comme une malle qu'il passerait à une autre main, mais c'était la seule idée viable qui lui était venue. Il n'avait plus qu'à espérer que les gardes feraient attention, mais la servante pourrait certainement les aider puisqu'elle la connaissait bien. Kolgrim ouvrit la porte du carrosse du côté où la noble était encore assise et remonta à l'intérieur.

« Mademoiselle, si vous me le permettez, je vais de voir vous porter. Je garderai bien en mains vos jambes, pendant que les gardes et votre servante vous soutiendront par les épaules et vous donneront vos béquilles quand vous aurez assez d'espace pour vous tenir toute seule. » lui proposa le chevalier, qui rougit de timidité à l'idée qu'elle pourrait accepter une telle idée. Ce n'est pas le genre de choses que l'on disait à une femme, il était bien placé pour le savoir. « Je vous promets de faire attention… mais vous devrez me faire confiance. »

Kolgrim attendit que la jeune femme accepte sa proposition avant de commencer à passer les bras sous le creux de ses jambes pour commencer la manœuvre. Doucement, il essaya de la glisser de son siège et passa le bras derrière son dos pour pouvoir enfin la porter. À travers la porte, il fit glisser sa tête aux gardes qui attendaient de la récupérer, et le chevalier fit lentement glisser la demoiselle comme si elle était un objet fragile. À l'intérieur de la voiture, il continuait de lui tenir les deux jambes, prenant soin de ne pas commettre de geste brusque qui pourrait l'endolorir. Le chevalier ressortit enfin du carrosse, et plutôt que de lâcher les jambes abruptement, il se baissa pour doucement reposer ses jambes sans qu'elles ne touchent le sol.

« Ça va aller, Mademoiselle ? » demanda-t-il en se relevant, maintenant que la jeune femme pouvait se tenir sur ses béquilles. Il avait l'impression qu'elle allait tomber d'un moment à l'autre, et cela le rendait alerte, comme pour se préparer à la rattraper. Le chevalier ne pouvait s'empêcher d'en savoir plus. « Si je puis me permettre… que vous est-il arrivé pour que vous soyez dans cet état ? »

Kolgrim... J'ai beau fouiller dans ma mémoire, ce prénom ne me dit rien. Pourtant, j'ai étudié les arbres généalogiques d'Arétria aussi bien que mes sœurs. Cet homme ne doit pas être originaire du Comté. Peut-être fait-il partie de ceux auxquels mon frère a fait appel pour je ne sais quelle raison ? On ne me tient pas vraiment informée de la politique. En fait, on me tient à l'écart de tout. Je suis bien trop protégée et je le sais bien. La taille de mon escorte le montre bien.
Le chevalier disparaît après que je lui ai fait savoir que je pouvais plier les jambes. Dehors, je l'entends s'arrêter au moment de dire mon prénom. C'était bien la peine que le soldat le lui dise s'il ne l'a pas écouté. Cet homme ne semble pas méchant mais il est vraiment malhabile dans l'art du noble jeu. Finalement, la porte s'ouvre de mon côté et Kolgrim reparaît. Je l'écoute m'expliquer comment il compte me faire sortir de ma prison bancale. L'idée de me faire porter ne me choque pas plus que cela, c'est arrivé bien des fois depuis mon accident. Ne serait-ce que monter dans ce véhicule n'est pas une partie de plaisir et il est déjà arrivé que l'un de mes frères m'évite d'avoir à me hisser sur ces marches hautes.

-Ne serrez pas trop fort. Lui recommande-je alors qu'il vient de me dire qu'il tiendra mes jambes.

Il n'y a pas mille façon de me faire mal. Il suffit d'un appui, le mien ou celui de quelqu'un d'autre. La chute m'a déjà secouée et endolorie, je ne tiens à avoir encore mal. Pas plus que d'habitude en tout cas.
Le chevalier approche et passe un bras sous mes jambes avant de venir me chercher toute entière. Il me porte telle une princesse dans les romans jusqu'à ce qu'il me tourne de manière à passer ma tête dehors. Deux soldats viennent supporter mon dos de leurs mains avant qu'il ne soit plus à la portée de Kolgrim. Ils me soutiennent, m'extirpant toujours un peu plus de la voiture. L'opération est délicate et je sens leur prévenance qui n'est pas tant dû à mon état qu'à mon lien avec le Comte, je le sais. Le chevalier suit le mouvement et nous accompagne jusqu'à ce qu'on me redresse enfin. On me tient encore le temps que Magdeleine passe une, puis deux béquilles sous mes bras et que je m'en saisisse.

Me tenant debout par mes propres moyens, même si c'est fort peu élégant comme posture, les soldats s'écartent et s'empressent d'aller vaquer à leurs propres occupations. Il faut détacher et descendre toutes nos affaires du toit puis soulever le carrosse pour en changer la roue... Ma servante et moi n'avons qu'une seule chose à faire : Attendre. Magdeleine n'a pas le temps de me demander si je vais bien que le chevalier -qui se tient toujours devant moi- s'en charge.

-Oui, merci. Et je crois que c'est à vous que je le dois. Le remercie-je. Et je me prénomme Alicia.

J'imagine qu'il se souvient de mon titre... Qui l'oublierai ? Cependant, sans lui, je serais encore assise dans ce véhicule, entourées de militaires qui réfléchiraient à la moins mauvaise manière de me faire sortir. La question de Kolgrim confirme son rattachement à une autre terre sinon il n'ignorerait pas mon prénom, ni mon histoire. Mais si je peux lui rappeler le premier, je n'ai pas envie de parler de l'autre. Mes yeux s'égarent sur la voiture en réparation avant de revenir sur le chevalier pour lui répondre.

-Pour faire simple, disons que je suis malchanceuse avec les carrosses.

Je lui souris poliment. Il comprend sans doute que je ne souhaite pas m'étendre sur le sujet. De toute façon, un soldat s'approche de nous, la tête basse.

-Mademoiselle... On va en avoir pour au moins une heure à réparer. Peut-être deux.

Je le regarde, l'air contrariée mais compréhensive. Ce n'est pas de sa faute si la roue s'est cassée et que les travaux seront plus longs que le trajet qu'il nous reste encore à faire. Ce qui la gêne le plus, c'est de savoir que quelqu'un m'attendra au moins à la porte du château en ne me voyant pas arriver à l'heure convenue.

-Très bien. Lui répond-je gentiment pour le libérer. Il a bien mieux à faire que de rester là, il sera plus utile près du carrosse pour le moment. Je sens une main délicate se poser sur mon bras.
-Ça va aller, Mademoiselle ?

Je lui souris.

-Il le faut bien. Je ne peux pas rentrer à pieds. Plaisante-je. Enfin, si j'avais des jambes... je le pourrais. Arétria-la-ville n'est pas très loin, on l'aperçoit à l'horizon. Mais je sais que ce n'est pas l'attente qui inquiète Magdeleine mais le fait que je reste debout aussi longtemps. Même si je ne ressentais aucune douleur, je n'ai pas les muscles pour cela. Je lui adresse un nouveau sourire qui se veut rassurant. Je vais m'asseoir sur une malle lorsqu'ils en auront descendu une, ne t'en fais pas. Je reviens sur le chevalier. Lui aussi attend sûrement d'être libéré. Je vous remercie Messire Kolgrim. Je ne manquerai pas de faire part à mon frère de l'aide que vous m'avez apportée aujourd'hui.

Kolgrim Sastefor
Alicia de Terresang… Kolgrim n'avait pas bonne mémoire, même si le garde n'avait pas mentionné le prénom. C'était cela qui l'avait rendu plus hésitant, d'autant plus qu'il avait donné le sien de bon cœur. À vrai dire, le jeu de la noblesse, qui plus est arétanne, l'échappait plus qu'autre chose, même si le Comte lui-même avait engagé son Ordre. Et puis, même sans ça, il avait tellement la tête ailleurs durant ce voyage qu'il n'était pas capable de retenir quoi que ce soit. Enfin. L'essentiel c'était que la jeune demoiselle n'ait rien, et qu'il ait pu gracieusement l'aider. Sous son heaume, il plisse les yeux lorsqu'elle élude la question qu'il lui avait posé, comme si elle cachait quelque chose qu'il n'aimerait pas entendre. Cela devait être un sujet sensible au sein de la famille.

« Le grand problème des carrosses… »

C'était une remarque purement ironique, même si Kolgrim hochait de la tête comme s'il acquiesçait. C'était un moyen comme un autre de ne pas insister, puisqu'il n'y gagnerait rien. D'autant plus qu'il aimerait éviter de se mettre à dos le Comte par le biais de sa famille, déjà que le vieillard était irritable pour pas grand chose. Le chevalier pouvait au moins se rendre compte qu'il était là depuis quelques temps, et qu'il ne s'imaginait même pas que Magnus avait des sœurs. Il avait entendu parler de ses frères, mais jamais des autres… ses enfants, ses parents ou autre. Décidément, Kolgrim ne savait rien de la famille comtale, et il la découvrait par le plus grand des hasards. Il ne saurait dire quel lien entretenait Alicia avec le Comte, et s'ils étaient nombreux dans sa famille. D'un autre côté, ce n'est pas cela qui changerait grand chose sur les raisons de sa présence dans le Comté, et ce n'est pas ça qui empêcherait son départ, un jour ou l'autre.

Le chevalier regardait les soldats s'affairer à la réparation de la roue en se demandant s'ils allaient s'en sortir. Il n'intervint pas, s'apprêtant même à repartir lorsqu'Alicia tint à le remercier, et fit référence à son frère. Son frère ? C'était Magnus, son frère ? Kolgrim aurait pensé qu'Alicia était sa fille, pas sa sœur ! Elle était jeune, lui bien plus âgé, à tel point qu'il avait effectivement l'âge d'être son père, voire même son grand-père. Cette rencontre aurait été une curieuse ironie du destin, si Kolgrim s'en allait à Arétria-la-Ville pour rencontrer le Comte. Or, ce n'était malheureusement pas le cas, et il ne souhaitait pas traîner en ville. Si Alicia se montrait fort bien agréable, et même d'une douceur bien différente que la rugosité de son frère, le chevalier ne voudrait pas traîner en ville pour autant. Mais… aucune route n'était sûre en Arétria ces derniers temps, et encore moins si les bandits pouvaient capturer un membre de la famille comtale. Après mûre réflexion, alors qu'il s'apprêtait à remercier Alicia et à remonter en selle, il finit par faire les quelques pas nécessaire pour qu'il revienne devant elle.

« Il n'est pas prudent de rester ici pendant que les soldats sont occupés et que vous ne pourrez pas bouger. » affirma-t-il, sans aucune once de moquerie dans le timbre de sa voix. Il se pinça les lèvres, craignant de s'être montré probablement un peu cru, voire irrespectueux, alors que ce n'était pas ce qu'il voulait, bien au contraire. « Mademoiselle, est-ce que vous pouvez monter à cheval ? » demanda-t-il, fronçant les sourcils sous son casque. Face à sa moue dubitative, Kolgrim n'attendit pas de réponse. « Si vous le désirez, je peux vous emmener en ville pour que vous y soyez en sécurité. »

Je suis un peu surprise de voir le chevalier revenir vers moi au lieu de tirer sa révérence mais je ne me montre pas désagréable pour autant. Je l'écoute sans rien dire mais sa question me laisse perplexe. Ai-je l'air de quelqu'un capable de monter à cheval ? Ai-je seulement l'air de pouvoir atteindre la selle ? Je pense que les bandits seraient bien imprudents d'attaquer si près de la capitale mais je ne suis pas certaine d'être la mieux placée pour répondre. Alors que je ne sais pas vraiment quoi lui dire, le soldat de tout à l'heure -qui a entendu l'offre du chevalier- s'adresse à moi, tout en restant à distance comme s'il avait peur d'être trop intrusif.

-Mademoiselle... Quatre hommes et le cocher suffisent amplement pour changer la roue. Les quatre autres peuvent vous escorter jusqu'à la ville sur l'un de nos chevaux, avec l'aide du chevalier.
-Mais comment tiendrais-je en selle, Serik ?

Il ne répond pas. Entre ma tenue et mon état, il faudrait que je mette mes jambes du même côté et, sans selle adéquate, j'aurais besoin d'aide. Me mettre dans les bras d'un homme, même chevalier, serait sujet à rumeur, sans parler de la colère de Magnus qui pourrait s'abattre sur celui-ci. C'est alors que je capte le regard du soldat qui n'est plus posé sur moi. Je le suis et trouve Magdeleine qui sourit, ayant déjà compris que l'on pense. Elle semble d'accord.

-Es-tu sûre ?
-Ce ne sera pas la première fois que je vous empêcherai de tomber et ce ne sera pas la dernière. M'assure-t-elle en venant poser sa main sur mon bras. Je lui réponds en silence, mon visage s'éclairant de toute ma gratitude.
-Bien. Cette question est réglée mais il en demeure une autre. Mon regard se tourne à nouveau vers le chevalier. Lui ne semble pas me craindre et il m'a déjà portée, il est donc le plus indiqué pour ce que j'ai en tête. Ces messieurs n'ont pas osé me faire sortir eux-mêmes du carrosse... Auriez-vous l'amabilité de m'aider une seconde fois ? J'ai bien peur de ne pas pouvoir me hisser aussi haut que l'une de ces selles.

Kolgrim Sastefor
Kolgrim scruta la scène d'un regard amusé. Le Comte voulait que sa sœur arrive en vie à Arétria-la-Ville, et le chevalier était à même de la lui ramener rapidement. Lui, comme beaucoup d'autres, ne traînaient jamais sur les routes dans cette région infestée de bandits. Alors, lorsqu'une demoiselle en empruntait une, il valait mieux se hâter plutôt que de lambiner. Lorsqu'Alicia s'adressa à lui, il plissa les yeux, comme s'il sentait qu'ils ne s'étaient pas compris. Tenir en selle était une chose, rester sur un cheval sans ressentir la douleur en était probablement une autre pour femme comme elle.

« Sauf votre respect, Mademoiselle… lorsque je vous demandais si vous pouviez monter à cheval, je songeais au fait que vous puissiez tenir sur une selle, quelle que soit la position, sans avoir mal. » précisa le chevalier, qui craignait que la fin de ce voyage ne soit une torture pour elle. Peut-être ne le savait-elle pas et cette fin de trajet lui permettrait alors de le savoir. « Ceci étant, je vous aiderais évidemment à monter en selle. »

Sans attendre un instant de plus, Kolgrim rappela sa monture, le temps que les autres soldats se préparèrent. La servante monta en première sur le cheval qui serait le leur pour cette fin de trajet. Le chevalier, qui ne manqua pas de rire à l'idée de devoir encore se montrer un peu cavalier, au sens figuré du terme. Il se saisit de la jeune femme par les hanches, et la posa délicatement en amazone devant sa servante, qui l'aida à trouver une position confortable. Le jeune homme prit les béquilles et les accrocha à l'arrière du cheval, sur les sacoches en bandoulières. Une fois qu'elle eut terminé, Kolgrim remonta en selle à son tour.

« Ne traînez pas là. Je prendrai les devants pour m'assurer qu'aucune mauvaise surprise nous attend. » dit-il en s'approchant du reste de l'escorte. « Je sécuriserai vos arrières une fois que vous serez près des portes. »

Kolgrim attendit que tout le monde soit prêt avant de s'avançer sur la route, bientôt suivi par les soldats qui étaient formés en carré autour du cheval de la jeune demoiselle. Si le chevalier n'hésitait pas à élancer sa monture au galop pour jouer les éclaireurs, l'escorte, elle, se contenta d'avancer au trot. Il dessina des arcs-de-cercles autour de la route et des gardes pour s'assurer que personne ne viendra, et également pour pouvoir réagir rapidement en cas de pépin. Une fois qu'il était assuré qu'aucun bandit ne viendrait, à deux pas des portes de la ville, il s'effaça pour laisser passer l'escorte.

« Ce fut un honneur ! » dit-il d'une voix assez forte, en s'inclinant légèrement. Il les regarda passer, immobile sur sa monture qui, elle, faisait quelques pas vers l'avant ou vers l'arrière. « Adressez mes salutations à votre frère ! »

Kolgrim n'était pas sur que Magnus le connaissait, mais qu'importe. Ce n'était qu'une marque de politesse comme une autre car il ne le rencontrerait pas aujourd'hui. Il regarda l'escorte s'éloigner avant d'entrer en ville à son tour, sans presser le pas. Il pouvait désormais se concentrer sur la raison de sa venue, maintenant que la sœur de Terresang était enfin à l'abri d'une mauvaise surprise sur les routes.

La chose entendue, tout le monde se met en branle afin que je ne reste pas ici plus longtemps. Un soldat dispose un cheval sur la route tandis que quatre autres, désignés par Serik, récupèrent les leurs. Il suffit d'une simple courte échelle pour que Magdeleine soit en place. Elle a relevé un pan de sa robe afin de pouvoir s'asseoir à califourchon et d'être plus stable afin de me maintenir et seuls ses jupons gardent ses jambes à l'abri des regards. Je n'aime pas trop qu'elle doive se mettre dans cette situation pour moi mais je sais qu'elle me répondrais que c'est son rôle...
Une fois qu'elle est fin prête, je m'approche afin de me tenir le plus près possible du cheval. Kolgrim est saisi d'un petit rire en s'approchant et je me permets de le dévisager. Que peut-il bien y avoir de drôle dans la situation présente ? J'aimerais autant être capable de me débrouiller toute seule, ou au moins aussi bien que ma servante, mais je n'ai pas choisi d'avoir les jambes dans cet état. Néanmoins, je ne réponds rien et je me contente de confier mes béquilles à un soldat avant que le chevalier ne me soulève de terre avec la même facilité que l'un de mes frères. Ils m'ont déjà fait savoir que je suis très légère, un poids plume pour des hommes aussi musclés qu'eux ou même que ce chevalier.

Lorsque tout le monde est en selle, Kolgrim s'en va en tête à une allure plus élevée que la nôtre. Je ne suis pas vraiment bien installée sur cette selle mais je fais de mon mieux pour ne pas le montrer et rester digne. Magdeleine tient les rênes mais elle n'a pas réellement besoin de conduire l'animal qui se contente de suivre le mouvement insufflé par ses deux compères devant nous. Alors elle serre un peu ses bras sur moi pour me les offrir comme appui. Me tenir physiquement proche d'elle ne me dérange pas. Depuis six ans, c'est elle qui m'aide à me lever de mon lit, à me laver, à m'habiller, à me coiffer... Du matin jusqu'au soir, elle se tient prête m'assister dans toutes mes tâches quotidiennes et je ne peux que l'en remercier.
La route est peut-être courte mais elle est éreintante pour moi. La dernière fois que je suis montée à cheval, c'était bien avant mon accident. Alors que les murs de la ville commencent à projeter leur ombres sur nous, je renouvelle mes efforts afin de me tenir droite et paraître aussi digne que possible malgré cette position. Mais je suis toujours mieux en compagnie de ma servante qu'avec un soldat ou encore le chevalier. Les gens auraient bien vite jasés... Et j'ai une réputation à tenir. Une réputation qui est sans tâche que je tiens à conserver pour être irréprochable face à un potentiel fiancé.

Aux portes de la cité, Kolgrim est là qui nous attend, s'assurant que nous arrivons à bon port. Il reste à distance pour me saluer.

-Je n'y manquerai pas. Merci encore pour votre aide, chevalier.

Je me souviens de son prénom mais je préfère le saluer par son titre. Notre petit convoi ne s'arrête pas pour autant et continue sa progression. Arétria ne m'a jamais parue aussi grande je crois... C'est épuisant d'essayer de se maintenir droite et la tête haute lorsqu'on est assise de cette manière. Les cahots de la route ont parfois provoqué quelques douleurs mais cela pourrait être pire.
Enfin, le château apparaît et nous pénétrons dans la cour. Mon arrivée surprend un peu, non parce que je n'étais pas attendue mais parce que je voyage toujours en carrosse puisque je ne peux faire autrement. Me voir à cheval signifie forcément que quelque chose s'est mal passé. On se dépêche donc de venir me voir, de me faire descendre et de me rendre mes béquilles. Magdeleine sent bien que je suis fatiguée et elle m'ouvre la voie pour accéder jusqu'à la grande porte du hall. Ensemble, nous rejoignons ma chambre. Ce n'est pas grave si mes malles n'ont pas terminé le voyage avec moi, j'ai tout ce qu'on j'ai besoin ici aussi. Dès que la porte est fermée, ma servante me demande ce dont j'ai envie.

-Je rêve de m'étendre... Lui avoue-je dans un soupir tout en sachant que je ne pourrais pas m'accorder ce bonheur tout de suite. Mais avant, je dois me laver et me changer. J'ai l'impression que l'odeur du cheval m'a suivie jusqu'ici.
-C'est un peu vrai... Me confie-t-elle, un sourire amusé aux lèvres.

Je sais que les chevaux ont un parfum tenace et que, même si je ne suis pas restée dessus longtemps, cela a suffit pour que ma robe noire se retrouve recouverte d'une multitude de poils blancs provenant de notre monture. Alors, je me dirige vers mon espace de toilette, dissimulé derrière un large paravent. Magdeleine m'aide, comme à son habitude. Elle me retire mes vêtements sales, me lave, me rhabille puis me conduit jusqu'à mon lit. Là, je m'allonge et je ferme aussitôt les yeux. J'entends les rideaux qui se ferment et je perçois à travers mes paupières la luminosité qui diminue. Je ne pense pas m'endormir et pourtant...

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Je me réveille en sursaut, prenant appui sur le lit pour me redresser à demi. Mon cœur bât à tout rompre et je respire fort. J'ai eu la sensation de tomber alors que je me voyais toujours dans le carrosse. Mais non. Je suis dans ma chambre, à l'endroit même où ma servante m'a laissée. J'ai sombré dans le sommeil en un claquement de doigts. Combien de temps ai-je dormi ? Sûrement pas longtemps mais j'en avais besoin.
Me reconnectant à la réalité, j'ai la sensation soudaine d'avoir entendu quelque chose au moment où je me suis réveillée. Quelqu'un aurait-il frappé à ma porte ? Serait-ce ce qui m'a réveillée ?

-Oui ? Demande-je afin de savoir qui me rend visite... Si tant est qu'il y ait bien quelqu'un derrière ma porte.

A demie assise sur mon lit, je vois mon frère entrer, la mine défaite. Assise sur un fauteuil dans un coin de la pièce, Magdeleine se lève aussitôt, par respect pour un membre de la famille qu'elle sert. Sans un bonjour, Thorus entre directement dans le vif du sujet et me reproche de ne pas avoir averti que j'étais bien rentrée. Tout juste éveillée, je semble un peu surprise.

-Une heure, déjà ?

J'ai dormi bien plus que quelques minutes et j'en suis un peu abasourdie.

-Pardonne-moi, mon frère. Je n'avais nullement l'intention de t'inquiéter. J'étais fatiguée, je voulais seulement fermer les yeux quelques instants... Je ne pensais pas m'endormir.

Cet incident avait été éprouvant. Il a fait remonter quelques souvenirs que je pensais oubliés. Entre cela et la fatigue du voyage, j'aurais dû prévoir que je ne pourrais pas me contenter d'un bref repos. Le fait que ma servante soit restée pour me veiller et être près de moi lorsque j'en aurai besoin n'a pas permis de rassurer ma famille et je m'en veux un peu d'avoir causé tant de soucis. C'est l'inconvénient d'avoir sans cesse besoin d'une assistance... Magdeleine ne peut pas être à la fois avec moi et réaliser certaine commission en mon nom. Elle s'approche d'ailleurs de moi afin de m'aider à m'asseoir sur le bord du lit et continuer cette conversation un peu plus confortablement.

-La roue de mon carrosse s'est cassée alors que nous étions proches d'arriver. La moitié de mon escorte est restée pour réparer et l'autre moitié m'a raccompagnée. Magdeleine m'a aidée à tenir en selle.

Je tiens à le rassurer sur le fait qu'on ne m'a pas vue dans une situation compromettante. Je n'ai déjà pas beaucoup de valeur pour le mariage alors, si je veux avoir une chance d'avoir un époux un jour, ma réputation doit demeurer vierge de toute rumeur.

-Un chevalier nous a apporté son assistance pour me faire sortir du carrosse et pour m'escorter. Un certain Kolgrim, il ne m'a pas donné son nom de famille. Je crois qu'il n'était pas d'Arétia.

Je me souviens de sa question sur l'état de mes jambes et c'est pour moi une preuve flagrante de ce que j'avance. Il faut être étranger à nos terres ou n'y être que de passage pour ne pas savoir que Magnus a une sœur infirme suite à une attaque de brigands.

Magdeleine s'écarte pour laisser la place à Thorus et va se poster dans un coin de la pièce hors de notre champ de vision. Elle sait se faire oublier, ce qui est une qualité attendue chez les serviteurs mais qui fait aussi qu'on ne les considère pas toujours très bien... Et que parfois ils entendent et voient des choses qu'ils ne devraient pas. Mais il n'y a rien à cacher dans la conversation qui va suivre. Mon frère s'enquit de savoir si j'ai couru d'autres dangers et je pose ma main sur la sienne pour le rassurer.

-Non, personne.

Je sais qu'il a eu peur en apprenant que j'ai encore rencontré des problèmes avec mon carrosse... Tout comme moi quand j'ai senti le choc et que la voiture a commencé à basculer. Cependant, à part un belle frayeur et un presque cauchemar, je ne garde aucune séquelle de ma mésaventure cette fois. Evidemment, Thorus s'inquiète de comprendre quel est cet inconnu qui m'a approchée et portée. Je ne suis guère surprise, j'ai l'habitude depuis six ans...

-Je l'ignore. Il ne l'a pas dit et je n'ai pas eu l'occasion de le lui demander. Dès que je suis sortie du carrosse, il a conseillé que je rejoigne la ville au plus vite et tout s'est organisé très vite... Il est parti en tête pour nous ouvrir la voie puis nous a attendu à l'entrée de la ville afin de s'assurer que nous étions bien arrivés et il a repris ses activités je suppose.

Je réfléchis un instant pour essayer de me souvenir d'un symbole ou d'un signe distinctif quelconque qui pourrait renseigner mon frère sur l'identité de cet homme mais rien ne me vient.

-Il ne portait pas de blason mais il n'avait pas non plus d'emblème religieux. Il était trop bien équipé pour un chevalier solitaire. Le membre d'un Ordre peut-être ?

Ma question est rhétorique et je n'attends pas de réponse de la part de Thorus. S'il ignore de qui il s'agit, il mènera sans doute son enquête mais je ne suis pas certaine qu'il m'en tienne informer. Je serre mes frêles doigts sur sa main épaisse et lui adresse un regard tendre. Je sais à quel point je compte pour lui, surtout depuis cet hiver. Et la réciproque est tout aussi vraie.

-Je vais bien. Et je suis désolée de t'avoir inquiétée.

Je suis un peu surprise à l'idée qu'évoque mon frère sur la possibilité que le chevalier que j'ai rencontré soit un ennemi. Si tel était le cas, m'aurait-il laissé partir en sachant qui j'étais ? Cela n'avait pas de sens. A moins qu'il m'est donné un faux nom, pour brouiller les pistes et gagner du temps. Cela serait également suspect comme démarche car son mensonge serait vite identifier mais il serait alors trop loin pour qu'on le retrouve. C'est Thorus qui m'a appris à avoir ce genre de raisonnement, bien malgré lui. C'est ce qui rend ma candeur si troublante parfois... Lorsque je me montre capable de répliquer de manière aussi réfléchie.
Je ne dis rien et laisse mon frère prendre congés. Sa main dans la mienne me manque déjà, j'ai si peu l'occasion de passer du temps avec celui qui est un père pour moi depuis toujours... Je lui souris, tristement aussi, en le voyant s'éloigner. Lorsqu'il évoque Magnus, mon expression se fait plus rieuse et je lui réponds sur le même ton.

-Loin de moi l'envie d'être la cause d'une telle folie.

Thorus exagère un peu mais il n'a qu'à moitié tort... Notre frère aîné pourrait s'emporter un peu trop pour une affaire qui s'avère peut-être totalement banale. Alors il vaut mieux ne rien lui dire et laisser son cadet gérer cela seul.

-Tiens-moi au courant, s'il te plaît. Lui demande-je.

Maintenant qu'il en a parlé, je suis curieuse de savoir qui est Kolgrim, et un peu soucieuse aussi à l'idée d'avoir pu être bernée... La porte se ferme, me laissant seule avec Magdeleine qui me laisse encore un instant avant de venir m'aider à me lever. Il est temps que je réapparaisse dans ce petit monde qui est le mien et dont je me suis absentée à peine quelques ennéades... Je me demande néanmoins pour quelle raison on m'a demandé de revenir mais cette pensée sera vite éludée lorsque je retrouverai mes sœurs dans le salon d'ici quelques minutes..