Une leçon hors du programme | Magnus & Alicia

Sujet: Une leçon hors du programme | Magnus & Alicia Mer 17 Mar 2021 - 21:38

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9ème ennéade
Printemps, Barkios 18:XI

La soirée commence seulement tandis que nous venons de sortir de table. Certains vont aller s'installer pour discuter ensemble, d'autres vont se mettre à jour dans certaines de leurs activités, quelques uns liront sans doute, tout comme je le fais sans arrêt depuis quelques jours au point de ne plus tellement m'adonner à mes loisirs. J'essaie d'apprendre autant que je le peux depuis ma rencontre avec Marc-Aurèle. Je sais ce qu'il attend de moi et mon seul souhait est de me montrer à la hauteur aux yeux de mon futur époux. J'ai de nombreuses lacunes à rattraper mais je ne me laisse pas abattre. Je dévore tous les ouvrages que je peux trouver sur les plantes, l'agriculture, l'élevage, la forêt, les activités de la ferme, sans parler de l'histoire de Terrefière et de son arbre généalogique. Je veux savoir à quelle famille je vais appartenir et m'en montrer digne. D'aucuns diront que la chose est déjà acquise maintenant que je suis officiellement une de Terresang. J'apporte du prestige à mon époux par notre seul mariage néanmoins je ne vois pas les choses de cette manière. Notre union se produira à un instant T... mais c'est toute ma vie que je devrais lui faire honneur. Je ne peux pas me contenter d'être seulement bien apprêtée et d'essayer de faire illusion telle la femme d'un grand ponte. Je serai sur le terrain, au contact de mes gens. Celle qui devra remplacer leur Seigneur que j'imagine bienveillant et bon dirigeant. Si je maîtrise le premier sujet, je ne sais pas comment atteindre l'autre. Ce que je sais, c'est que je dois apprendre, et vite.

Tandis que je m'apprête à quitter la salle à manger comme tout le monde, j'aperçois Magnus assis dans un fauteuil devant la cheminée. D'habitude, il file plutôt se coucher à peine le dîner terminé et je ne le revois plus avant le lendemain. Je l'observe un instant, hésitante, avant de me retourner vers Magdeleine qui m'accompagne, portant pour moi les deux ouvrages que je me suis fixée de parcourir dans les prochains jours.

-Porte-les dans ma chambre, tu veux bien ?

Evidemment, elle me répond par l'affirmative mais je fais toujours preuve de politesse envers elle. Je lui dois beaucoup, surtout avec toute l'attention qu'elle m'accorde. Elle réalise une brève révérence et sort tandis que je me tourne de nouveau vers mon frère. Je prends une grande inspiration silencieuse et je m'avance vers lui. Je ne suis pas discrète avec mes béquilles qui cognes le sol à chacun de mes "pas" donc je ne risque pas de le surprendre. Arrivant entre les deux fauteuils qui font face à l'âtre, je comprends qu'il se reposait et que je le dérange un peu... Mais il est difficile de ne pas le déranger depuis plusieurs mois.

-Tu es bien fatigué ces derniers temps, mon frère. Dis-je d'une voix douce et soucieuse. Je ne souhaite pas le brusquer alors qu'il est déjà éprouvé par les affaires comtales. Mais tu m'as semblé moins préoccupé ce soir.

Magnus était revenu de trois jours de sortie auprès de ses chasseurs où il avait rencontré d’ailleurs le mercenaire Nimir … un nabot qui lui avait offert son épée mais cette conversation était pour le moins secrète. Quel serait la réaction du peuple, s’il savait que le Comte s’offrait les services des nains alors que la plupart avait un aïeul qui s’était fait molesté lors de la dispute des paysans contre Külm. Il avait autorisé le nabot à entrer mais il s’était vu offrir le luxe de discuter avec lui dans le plus grand secret.

Le soir même, il avait décidé de se joindre au repas coutumier des Terresang dans l’étage qui leur était réservé. Il n’avait pas dit un mot, bien trop fatigué pour cela. Le stress ambiant de la situation, les journées à rallonge, les longues sorties à l’extérieure. Les combats … il commençait à être fatigué et cela se ressentait dans sa manière d’être. La maladie l’avait éreinté, sa convalescence aussi. La perte d’une partie de sa famille l’avait terminé. Il ne le montrait pas mais il commençait sérieusement à en avoir marre de tout cela même si la situation commençait à s’améliorer, la sortie du tunnel était encore bien loin. Une chose était sûre au moins, c’est que ce début de renouveau lui avait arraché un petit sourire tout le long du repas … il avait même discuté un peu avec son fils.

Sitôt la table débarrassée par les serviteurs, les Terresang se séparèrent pour vaquer aux occupations d’avant le coucher. Magnus, comme à son habitude quand il n’était pas accaparé par les affaires comtales, se posa dans un fauteuil au coin de l’âtre pour s’y reposer les yeux mais cela ne dura pas. Il pensait avoir à faire à un membre de son conseil, à Bertrand peut être, qui venait le voir parfois avant de se coucher, lui aussi. Mais non, rien de tout ça. Il n’y avait que le bruit particulier des béquilles, il ne prit pas la peine d’ouvrir les yeux de suite. Elle ne lui en voudrait pas.

« C’est p’mieux paraître moins déprimé, mon enfant. » Dit-il sans même ouvrir les yeux avec un léger sourire… venait-il vraiment de faire une blague ? Nom des dieux, Magnus se décoinçait véritablement.

Il ouvrit alors ses mirettes. Le feu de l’âtre faisait ressortir ses rides qui s’étaient un peu plus creusées au cour des mois… il avait réellement l’air d’un vieillard dans cet instant de faiblesse. Cet instant privé.

« T’comptes rester d’bout ou t’vas t’asseoir ? T’ne grandiras p’plus. »

Je penche la tête sur le côté à la réponse de Magnus, intriguée, mais j'affiche néanmoins un sourire. Il fait preuve d'espièglerie, une humeur que je ne lui connais pas beaucoup. C'est ce qui le surprend mais cela me plaît aussi. Je préfère le voir plutôt gai qu'en train de frapper Harven sans qu'il l'ait mérité. D'ailleurs, j'ai remarqué qu'ils avaient discuté ensemble ce soir et je les ai observé d'un œil soucieux mais je n'ai pas cherché à intervenir. Comme personne à notre table. Tout se passe assez bien depuis l'épidémie. Je ne sais pas vraiment ce qui a changé dans l'esprit de mon frère mais aucun de nous ne souhaite prendre le risque de le voir basculer de nouveau.

La question du Comte achève de me faire étirer un sourire amusé. Je ne sais pas s'il a compris que je veux lui parler ou s'il a quelque chose à me dire. Il n'avait pas de raison de discuter avec moi jusqu'ici mais je serais bientôt mariée et je représenterai occasionnellement l'un de ses vassaux. Peut-être ai-je pris de l'intérêt à ses yeux pour qu'il m'accorde un peu de son temps ? Dans tous les cas, je ne bronche pas et m'assoies à ses côtés, posant mes béquilles au sol pour les faire presque disparaître pour qu'elles se fassent oublier. Mon visage se crispent un peu en effectuant ce mouvement mais je ne grimace pas comme à l'accoutumé. J'anticipe simplement une douleur qui ne vient pas... Plus depuis que Zofia a réalisé un soin sur moi.

-Il est dommage que je ne puisse plus grandir. J'ai l'impression d'être minuscule dans ce pays rempli d'hommes de stature aussi haute que large.

Je fais référence à nombre de nos connaissances comme à une bonne partie des mâles qui nous entourent quotidiennement. Chacun de mes frères me dépasse d'au moins une tête et même plus. On me dissimulerait facilement au milieu d'un escadron de nos soldats. Sans parler de mon futur époux qui est massif et m'impressionne. Pourtant, cela ne m'effraie pas et je l'évoque avec une expression paisible. J'ai beau être femme, être petite, être fragile et infirme... je ne manque pas de courage. Surtout depuis l'accident et le fait de devoir affronter la douleur chaque jour. Jamais Magnus ne m'aura vu trembler ou détourner les yeux devant un chevalier ou un garde bien plus grand que moi. Plus depuis que j'ai affronté les regards de ses brigands à cause desquels j'ai perdu mes jambes.

-J'imagine que tu si avais reçu des nouvelles de Marc-Aurèle, tu m'en aurais parlé. Dis-je en étant pratiquement certaine de la réponse.

Il n'aurait peut-être pas évoqué devant moi le contenu de ses lettres mais il m'aurait au moins dit s'il allait bien. Depuis l'attaque durant laquelle il a défendu la demoiselle de Lodiaker, je ne sais pas ce qu'il est devenu. Je suppose qu'il faut le temps de faire la route jusqu'à Fernel puis d'avancer la mission pour laquelle il s'est rendu sur place pour avoir une raison d'écrire. Et je ne m'attends pas à ce qu'il ait un mot pour moi. Pourquoi ? Nous nous connaissons à peine et n'avons pas de sentiments l'un pour l'autre. Je choisis donc de poursuivre sans plus me préoccuper de cette question pour le moment. Parler d'une chose dont on ignore tout n'apporte rien de concret.

-Qu'a-t-il pu se produire pour que tu te montres si détendu tout à coup ?

Ma question nonchalante se veut malgré tout intéressée. Depuis que Magnus est monté sur le trône d'Aretria, il est soit soucieux, soit tendu, soit les deux à la fois. Il vient de passer plusieurs jours à l'extérieur et il nous en revient presque gai. Est-ce que la situation de Lün s'est à ce point améliorée ? Ou y a-t-il autre chose ? Dans tous les cas, je souhaite sortir de l'ignorance dans laquelle on me maintient et je me conforte depuis des années. L'insouciance de l'enfance doit s'achever pour moi et je m'apprête peut-être à devoir m'en défendre devant mon frère.

Magnus était tout sauf idiot. Bien entendu qu’il pressentait que la damoiselle, la future dame de Terrefière souhaitait lui parler. Il était rare que celle-ci n’approche Magnus de près depuis que la fratrie Terresang était venu pour éradiquer la menace des bandits qui avaient capturé la jeune femme. Ce jour là, elle l’avait vu dans sa pire position, une bête sauvage, un guerrier qui aimait tuer. Elle l’évitait autant que possible, il le savait mais ces derniers jours, ils s’étaient plus vu que les dernières années.
Le deuil avait rassemblé la famille Terresang mais il y avait surtout le fait que Alicia serait désormais le centre des affaires de la famille comtale pour les deux mois à venir à cause de son mariage prochain avec le vassal de Magnus et cela allait approchait à grands pas … il fallait d’ailleurs s’occuper de l’organisation du mariage mais cela attendra le retour du fiancé.

Les temps changeaient. On le voyait bien. Magnus et Alicia échangeaient des banalités ce soir, oh, ils leur arrivaient parfois de se parler mais jamais autant. Il y avait aussi le fils Terresang, Harven. Depuis la mort de sa grand-mère, il avait mûrit. Il faisait tout pour faire la fierté de son père depuis trois mois. Oh, il avait encore un petit comportement d’enfançon comme n’importe lequel enfant de neuf ans mais il savait qu’il aurait bientôt la lourde tâche d’hériter du comté d’Arétria, c’est pour cela que son style vestimentaire avait changé, qu’il était plus présent aux leçons de ses précepteurs tout comme Valendra avant lui. Chacun des Terresang y allait de son changement et ce soir on pouvait observer celui du grand frère, chef de la famille Terresang et de la petite dernière qui n’en était une qu’à part entière – du moins, officiellement- que depuis quelques ennéades.

Ah, les nouvelles. Les nouvelles de son diplomate auto-proclamé. Des nouvelles de son ambassadeur à Fernel, en avait-il ? Non, pas encore et cela l’inquiétait au plus haut point. Peut être avait-il envoyé un messager qui s’était perdu et peut être même tué par les quelques bandits qui osaient encore faire de la résistance sur les routes d’Arétria. En tout cas, cela faisait deux ennéades qu’il était parti pour négocier avec un lointain voisin et Magnus n’avait aucune nouvelle. Il n’en avait aucune d’ailleurs du monde extérieure pour le moment.

Il ne fit aucun geste de négativité ou d’acquiescement, il jouait avec ses doigts sur le velour du fauteuil face au feu.

« Si c’nouvelles t’avais été destiné, j’t’en aurais parlé mais ‘tant donné qu’j’n’ai moi même ‘cune nouvelles, j’n’taurais p’parlé quand même. L’négociations doivent tarder. On dit l’dame d’Fernel à … cheval sur t’ce qui touche à s’terre. » Dit-il non sans un sourire, fier de sa blague.

Alicia posa alors la question fatidique … que ce passait-il pour que Magnus soit si détendu ? Qu’il n’ait pas cette mine de déterré depuis qu’il avait failli mourir de cette maudite maladie, depuis qu’il avait repris les rênes du comté. Depuis l’affaire Prademont qui avait failli lui faire tomber la tête … que ce passait-il. Il se mit à soupirer :

« J’ne sais pas. Peut être que c’à cause d’la reprise de Lün, l’mort d’c’te enflure de Radbod qui ‘vait profité d’la faiblesse d’mes prédécesseurs. P’t’être est-ce à cause d’la chasse qu’à était bonne. N’avons ramené d’quoi nourrir plusieurs d’zaine d’familles pour un bon mois. L’banditisme qu’recule peut être... »

Tout le monde savait que Magnus de Terresang ne ratait jamais une occasion pour sortir et partir à la chasse aux bandits, il les exécutait sommairement, sans autre forme de procès. Il n’y avait pas de pitié pour les fauteurs de troubles, les tueurs et les voleurs. Il avait également ordonné que tout ceux qui étaient pris en flagrant délit d’un quelconque délit soit exécuté sans procès. Au rythme où les bandits se faisaient tuer par les autorités comtales, d’ici quelques ennéades voire quelques mois, il n’y aurait plus ou très peu de banditisme.

« J’sens qu’Othar et Néera s’avec moi, l’dieux semblent m’guider mais malgré c’quelques bonnes nouvelles, l’fond d’la grotte est encore loin. »

Il regarda alors sa sœur puis sans que son sourire ne disparaisse de ses lippes, il reprit.

« Ou ‘lors p’t’ être parce qu’m’sœur v’se marier dans p’de temps. »

Je souris devant l'humour dont mon frère fait une nouvelle fois preuve. Il est vraiment de bonne humeur et cela fait plaisir à voir. J'étais jeune quand Gwendoline est morte et je n'ai toujours que rarement fréquenté Magnus. Autrement dit, je ne me souviens pas l'avoir déjà vu aussi enjoué. Il a longtemps porté le deuil de sa femme, si ce n'est en apparence, au moins dans son cœur. Et après la mort de notre mère, tout a changé encore une fois... Tous les Terresang ont repris le cours de leur vie... Hormis moi qui ait maintenu mon deuil plus longtemps que nécessaire et notre aîné. Je ne dis pas que cela a été facile pour les autres, surtout pour Thorus qui, de nous tous, a le plus perdu. Il a fait de moi sa raison de vivre et il n'a fait que l'officialiser en m'adoptant. Cela me réchauffe le cœur de voir que Magnus aussi se relève finalement de cette épreuve.
Je sais bien qu'il n'a pas de nouvelles mais je suis soucieuse... C'est normal en tant que fiancée, non ? Je suis déjà très engagée dans cette relation qui a pourtant été décidée pas d'autres mais je me range à l'avis général : je suis convaincue que Marc-Aurèle est le meilleur choix pour moi. Autant que mes frères et sœurs qui l'ont tous approuvé. J'ai confiance en eux et je veux croire en la promesse que mon futur époux m'a faite.

Magnus évoque plusieurs sujets comme si j'étais au courant d'un seul d'entre eux. Mais, si j'ai effectivement entendu parler de Lün, je ne connais pas tous les tenants et les aboutissants pour autant, bien loin de là.

-Tu as conscience que je n'ai pas la moindre idée de ce dont tu parles ? Lui fais-je remarquer avec douceur et amusement.

Evidemment qu'il le sait. On m'a tenue à l'écart de tout durant des années. Je m'en suis satisfaite tout ce temps car si j'avais conscience de la violence de ce monde je n'avais pas besoin de le constater chaque jour. Au contraire, j'ai éprouver le besoin de m'en éloigner pour me remettre de ce que j'ai vécu. Mes récents déboires avec mon carrosse ont ravivé de douloureux souvenirs mais j'ai tenu bon pour ne pas sombrer à nouveau dans la spirale des cauchemars et les ai vaincu seule cette fois. Mais les choses doivent changer à présent. Cependant, je repousse encore un tout petit peu cette échéance alors que mon frère m'avoue être heureux pour moi. Je lui souris avec bonheur et tendresse.

-Marc-Aurèle est... maladroit avec les femmes, je crois. Je fais une brève moue qui trahit la qualité de nos premiers échanges mais sans pour autant me départir de ma joie et de mon amusement avant de reprendre avec un peu plus de sérieux. Mais c'est ce qui le rend d'autant plus sincère. Je le crois lorsqu'il me promet de m'apporter autant de bonheur qu'il le peut. Et cela m'encourage d'autant plus à fournir les efforts nécessaires afin d'être une bonne épouse pour lui. Et cela implique aussi le fait d'être une bonne régente lorsqu'il s'absente. C'est pourquoi je veux comprendre de quoi tu parles... Comprendre pourquoi nous avons eu besoin de l'aide de deux ordres religieux à Lün. Comprendre qui est Radbod. Ou tout ce qui peut me permettre d'être la Dame dont Terrefière a besoin sans son Seigneur.

Je suis douce dans mon approche mais également déterminée. Je ne fais que rarement montre de mon caractère plus affirmé et je n'y suis pas encore mais je n'hésiterai pas à en faire preuve, même si Magnus s'oppose à moi et même s'il m'effraie parfois. Mais en attendant, je continue d'espérer qu'il comprendra mon besoin et qu'il choisira de m'aider à devenir une épouse digne de son époux.

Magnus savait très bien que Alicia ne savait pas de quoi il parlait et jusqu’à maintenant, c’était très bien comme ça. Il n’y avait que peu de personne dans l’entourage de Magnus qui était au courant des manigances de ce dernier d’il y a maintenant un an. Seuls Bertrand de Montbard, Ugolin ainsi que Thorus et Thorne peu après, étaient au courant de ce projet. Il n’en avait parlé à personne et le doute était toujours de mise quant à cette mise en scène grotesque qu’avait été la reprise de Lün par un ordre de chevaliers d’Othar.

Il voulait que cela continue. Il ne voulait pas mêler ses sœurs aux affaires comtales, elles devaient rester aussi pures qu’elles le pouvaient, c’était son devoir de grand frère. Il ne mêlait pas non plus sa fille à tout cela et encore moins son jeune fils pour le moment. Il était bien trop jeune pour l’instant, pour connaître les affres de la guerre, la bassesse de la noblesse de cour ou encore les affaires stressantes du quotidien de la gestion d’un comté tel qu’Arétria.

Alicia insistait. Elle allait être une dame importante du comté. La femme du Premier Conseiller, la femme du Seigneur de Terrefière. Magnus se mit à soupirer. Il regardait les flammes crépitaient dans la cheminée et se résigna. Il se pencha alors vers elle tout en joignant ses mains.

« C’que j’vais t’dire devra donc rester ent’ nous … au moins en c’qui concerne Lün. »

Il attendit un instant pour que Alicia comprenne que Magnus allait lui divulguer une information importante et qu’elle ne devait aucunement l’ébruiter.

« Il y a un an d’ça, lorsqu’j’suis monté s’le trône comtal … J’suis parti à Sainte Berthilde. L’raison officielle était qu’j’allais rendre hommage à m’suzerain. Officieusement, j’ai rencontré deux émissaires d’Marcheurs Austères dans une taverne.

T’sais à quel point à c’t’époque, l’tension était palpable ent’ les hauts vassaux d’Arétria et m’pomme. J’ne pouvais rien faire, l’moindre flammèche et c’était l’brasier qui s’déclarait et il y avait tellement d’choses qu’mes prédécesseurs avaient laissés faire à cause d’leur envie d’aller guerroyer à l’aut’ bout d’la Péninsule ou abandonner l’peuple à l’sort pour prendre un poste royal. »

Magnus faisait référence aux derniers comtes en date : Anseric de la Rochepont, Wanceslas de Karlsburg, Alwin de Karlsburg … Roderik de Wenden. Tous avaient décidé de guerroyer sans tenir compte de leur peuple et l’un était parti à Diantra laissant sa sœur gouverner … sœur dont le respect lui était dû pour sa bravoure et sa grandeur arétanne. Il était de notoriété publique dans la famille Terresang et même dans l’entourage de cette dernière, que Magnus avait un certain respect pour Aliénor de Wenden qui avait su casser le siège d’Arétria-la-Ville et même participé à la Guerre du Médian. Une grande femme qui n’était plus régente aux yeux de beaucoup d’Arétan mais bien une comtesse. La seule qui aurait méritée son titre, le comble que cela soit une femme.

« P’pacifier l’région à coup d’épée c’fortiche mais pour empêcher l’brigands d’prendre l’pouvoir sur une d’plus grande cité d’comté ça l’est moins. »

Magnus n’était pas sûr que Alicia sache de quoi il lui parlait alors il se mit à soupirer tout en regardant les flammes danser dans l’âtre.

« Il y a onze ans d’cela, la cité d’Lün a était en proie à une prise d’pouvoir sanglante. Radbod de Ruy-en-Vierge a pris c’dernier, avant c’la c’n’était qu’une cité imposante dont l’dirigeant s’faisait poutrer l’soir même. L’dirigeants changeaient comme d’comte en Arétria. Il a pris l’pouvoir et a décidé d’s’affranchir d’l’autorité comtale en échange d’une belle somme d’argent… la région d’Lün est donc d’venue une zone franche… officieusement, parce qu’officiellement on croyait ‘core qu’le seigneur bandit était l’représentant d’rect d’l’autorité comtale. »

Il porta alors son regard sur sa sœur attentive.

« J’donc chargé l’Marcheurs Austères d’cette sale besogne. Ils v’laient m’ner leur enquête ce à quoi j’ai consenti. Quelques ennéades p’us tard, ils ont d’cidé d’libérer l’ville qui était rongée par l’hérésie, l’barbarie, l’racket … l’vol, l’meurtre … enfin bref ! C’n’est depuis que la fin d’l’hiver qu’la cité est r’devenu dans m’giron.

J’ai chargé l’Marcheurs d’diriger l’sécurité d’la région avec l'conseil d'guildes d'la cité, pour le moment , l'temps qu'la situation reste instable, la région n'aura pas d'dirigeant noble… quant aux Hospitaliers, eh bien disons qu’en faisant appel à l’services p’aider à l’épidémie d’cet hiver, i’ en ont profité pour aider l’Lünestanais qui s’en souffrance. »

Il se remit à sourire à l’encontre de sa sœur qui allait devoir digérer toute ces informations d’un coup.

« T’as d’autres questions ? Profite en, t’que t’es toujours m’sœur et non pas l’femme d’un d’mes vassaux. »

A ma grande surprise, je n'ai pas besoin d'insister plus que cela pour voir Magnus s'ouvrir à moi et m'expliquer ce qu'il se passe. Il me parle comme si j'étais au courant de certains détails, comme le conflit qui l'oppose à certains vassaux du Comté, mais j'en découvre tout en réalité. Je me suis toujours doutée que la situation devait être complexe pour mon frère étant donné la façon dont il se démène chaque jour, ses traits tirés, ses épaules raides... Il n'était pas comme cela du temps où il n'était que le Seigneur de Terresang. Cependant, je n'imaginais pas que c'était à ce point... Au point qu'il a dû donner à d'autres le soin de libérer une ville occupée depuis des années.
J'ai énormément d'informations à intégrer en à peine quelques instants mais aussi des leçons à tirer de tout ceci. Je comprends sa manœuvre, le soin qu'il a pris de rester en retrait afin de ne pas être associé à la libération de Lün. Il a laissé à d'autres la rançon de la gloire pour ne pas attiser des braises déjà ardentes. L'essentiel était de mettre fin à cette situation avant tout. J'entrevois chacune de ses actions aussi clairement que les déplacements de pions sur un échiquier et je vois tout l'intérêt de sa stratégie.

Lorsque mon frère a fini, je pense en savoir assez sur Lün désormais et il me laisse la possibilité de continuer à le questionner mais la façon dont il me présente les choses étire mon sourire amusé.

-Ne serais-je plus ta sœur une fois mariée ?

Mon expression est douce. Je tiens à lui rappeler que même si mon devoir m'obligera à apporter mon soutien à mon époux, il n'en restera pas moins mon frère. De plus, Marc-Aurèle lui est visiblement fidèle et demeurera plus que jamais à ses côtés après notre union puisqu'il fera partie de la famille. Alors moi aussi, je serais avec lui.

-Comment se porte Arétria ?

J'ai en tête l'évocation d'une distribution de nourriture lors de mon déjeuner avec les Hospitaliers mais je ne souhaite pas orienter ma question. Je veux laisser le champ libre à Magnus de me répondre. La situation de Terrefière m'intéresse et me préoccupe, évidemment, mais je vois plus large. J'ai besoin de connaître l'état de santé du Comté dans son ensemble pour gérer au mieux ma propre terre.

« Une fois mariée, t’seras m’sœur mais aussi l’femme d’un d’mes vassaux et plus p’ticulièrement d’Premier Conseiller. T’auras sans doute l’occasion d’entend’ des choses mais c’genre d’secrets n’sera dévoilé qu’si t’fais parti d’cercle de confiance. »

Magnus voulait faire comprendre à Alicia qu’il n’était pas opposé au fait qu’elle allait être la femme de Marc-Aurèle mais plutôt qu’elle allait, d’une certaine manière, entrait dans le cercle très restreint de la politique du comté. Il allait y avoir des secrets, des choses qui ne seront connu que d’un petit groupe. Le secret et la fin de la transparence étaient deux lourds tributs quand on entrait en politique.

Il se mit à soupirer quand il entendit la question suprême de sa jeune sœur … comment aller le comté … bon sang. C’était une question à deux sous, tout le monde savait que le comté était au plus mal. Il se leva alors pour se diriger vers la petite table proche de la porte d’où trônait une carafe en terre cuite avec plusieurs godets. Il en prit un et se versa du vin. Il prit le temps de boire une gorgée de cet immonde breuvage qui venait sûrement des terres Malelandoises … bordel, ça se voyait qu’on avait pas la thune d’en faire importer. Il valait mieux picoler la bière. Il fit une légère grimace et reprit :

« Arétria est à genoux. D’après l’rapports qu’nous avons eu, cinq milles personnes s’mortes d’l’épidémie, d’banditisme et d’la famine d’l’hiver. L’économie est à l’arrêt … plus rien n’rentre ou n’sort d’comté s’tout d’puis l’reprise d’la Cité d’Lün. N’avons r’quisitionné deux navires pirates qu’nous servira pour not’ futur projet d’marine marchande. »

Il reprit une gorgée et regarda le fond de son gobelet.

« J’vais bientôt aller distribuer d’la nourriture à d’seigneuries d’la Malelande qui sont dans un état déplorable à cause d’l’hiver… c’la m’permettra d’avoir une vision d’choses, s’je veux calmer l’Malelande, j’ne veux pas l’faire p’la guerre. Not’ terre natale à bien assez souffert ainsi. »

Un guerrier qui ne souhaitait pas faire la guerre, c’était … peu commun.

« J’espère que l’entrevue avec l’dame d’Fernel s’ra concluante. Ç’sera un bon début pour not’ économie. D’les jours à v’nir, j’vais avoir d’réunions avec l’représentants d’guildes d’comté … ‘vec d’artisans … j’dois m’concentrer sur l’état économique d’comté m’ntenant qu’le banditisme est en net recul. »

Je comprends ce que veux dire Magnus et je prends quelques instants pour en mesurer toute l'ampleur. J'ai toujours eu conscience de vivre dans l'ignorance, affublée d’œillères que je n'ai pas demandé et qui ne m'empêchent pas de deviner ce qu'il se passe dans la partie que je ne peux pas voir. J'apprécie ce confort mais je suis néanmoins venue chercher des informations aujourd'hui. Des informations sur ma région et sa santé. Il me faut savoir certaines choses pour mener à bien ma mission auprès de mon mari et de Terrefière. De plus, par l'intermédiaire de mon époux, je vais avoir accès à des informations que d'autres n'auront pas. Enfin, s'il souhaite m'en parler... Ce dont je ne puis préjuger. Je le connais encore si peu...

-Je n'ai jamais eu l'occasion d'en faire montre jusque-là mais je pense que tu connais mon sens du devoir, mon frère. Si toi... ou Marc-Aurèle, estimez que je dois être mise au courant de quelque chose, vous savez que vous pourrez compter tant sur mon soutien que sur mon silence.

Je suis une bonne stratège, j'ai été formée par l'un des meilleurs en Arétria. Certes, nous nous exercions dans le but de nous affronter aux échecs mais, à travers les jeux, il m'a enseignée les secrets d'une bonne stratégie. De plus, je suis intelligente et, à défaut d'être manipulatrice comme Elyanna, je sais raisonner vite et bien. Enfin, mon courage n'est plus à prouver. L'épreuve qui m'a fait perdre mes jambes l'a subitement révélé. Je suis une personne douce et sensible, oui, mais je dissimule en moi un caractère qui m'a permise de rester en vie et de surmonter la tragédie dont j'ai été victime.

Magnus se lève et se sert à boire. Il réfléchit à comment répondre à ma question sur le Comté j'imagine. Je sais qu'il n'est pas au mieux mais je ne peux que le deviner à travers l'occupation permanente et la tension dans les attitudes de mes frères. Je n'ai pas la moindre idée de ce qui va mal. Une menace extérieure ? Les bandits, encore ? Une nouvelle épidémie ? Je n'en sais rien et c'est là tout le sens de mon interrogation. Finalement, il me répond et je ne m'attendais pas à cela... Il n'a pas utilisé le mot mais la distribution de nourriture suppose la famine. J'étais loin de me douter... La disette ne se voit pas sur les tables des nobles, d'autant que nous avons toujours vécu assez chichement pour des membres de l'aristocratie.

-Comment vont Terresang et Terrefière ?

Je me suis risquée à poser la question. Mais si l'une est la terre qui m'a accueillie si longtemps, c'est aussi la seigneurie de la seconde où je passerai une bonne partie de mon temps à présent. Je suis donc intéressée par leur état de santé à toutes les deux.

-Y a-t-il la moindre chose que je puisse faire ?...

Je ne suis incapable de me battre et je fais à peine mon entrée dans le monde réel mais, si le Comté souffre, je ne peux pas l'ignorer. Je sais encore lire, écrire, compter et réfléchir. Alors si je peux être utile en quoi que ce soit... Je serais bientôt une Dame, je dois apprendre ce dont je suis capable.

« Oh j’le sais bien, m’sœur. Mais parfois l’poids d’pouvoir est bien mieux quand il n’est p’répartie sur d’aut’ épaules. I’ vaut mieux qu’il soit lourd p’une seule personne qu’plusieurs. »

Il avait apprit cette leçon de vie durant sa première année en tant que comte. Il avait délégué beaucoup de chose et il y avait eu l’affaire Prademont. Une stupide erreur de communication, depuis Magnus avait apprit à ne plus déléguer les choses essentielles : Ses missives, l’écriture des missives et la communication intérieure. Il ne fallait pas qu’une nouvelle histoire de ce genre ne se répète et il n’y comptais pas. Il voulait que tout se passe bien. Quant aux affaires d’état … certaines étaient suffisamment assez sales et lourdes comme cela. Il ne fallait pas non plus tout dire.

Alicia posa alors la question que Magnus attendait : Comment aller les terres ancestrales des Terresang ? Il but la dernière gorgée de son breuvage immonde que les Malelandois osaient appeler du vin… il ferait mieux de se rincer la bouche avec de la bière, c’était insupportable. Il piquait comme un frelon archer. Il posa alors sa coupelle et se rassied en face de la damoiselle en devenir.

« N’terres s’portent bien. L’peuple n’meurt pas d’faim, n’greniers sont pleins, l’pouvoir centralisé d’la seigneurie a fait s’oeuvre et d’après l’intendant Illurion, c’lui qui est en charge d’la seigneurie en m’absence, n’aurons d’quoi nourrir not’ peuple d’rant une bonne partie d’l’hiver prochain … malheureusement, d’après n’rapports, n’avons à déplorer une c’taine d’morts … principalement à cause d’banditisme extrême qu’l’hiver à engendré. »

Magnus n’était pas peu fier de cette politique. La plupart des villages de Terresang étaient des producteurs de denrées et tout ou presque allaient dans les greniers de la capitale de la seigneurie. Chaque village avait sa part selon les besoins de sa population, et même les seigneurs ne mangeaient pas plus que le peuple. Ses rapports allaient tous dans ce sens : La population Terresanguine ne mourrait pas de faim et c’était ce qui faisait la fierté de Magnus. Mais Arétria n’était pas Terresang, il aurait du mal à mettre cette politique en place et il fallait avoir le consentement d’une bonne moitié de ses vassaux. Si les comtes précédents s’étaient un peu plus mis en tête de diriger cette terre plutôt que d’aller voir comment se portaient les étrangers, on en serait pas là.

La future damoiselle de Terrefière demanda alors ce qu’elle pouvait faire… Alicia n’était plus une gamine, elle allait rentrer dans la cour des grands et elle voulait le montrer. Il se mit à sourire puis regarda le feu crépitait… qu’est ce qu’elle pouvait bien faire… c’était une bonne question. Elle n’était plus une gamine et pourtant toute ses questions étaient celle d’une petite fille à peine sortie de l’enfance, la faute à Magnus et ses frères qui l’avaient mise de côté bien trop souvent. Il devait trouver quelque chose qui lui montrerait la gravité de la situation en Arétria … il devait y réfléchir.

« N’en parlerons quand t’fiancé s’ra là m’sœur. N’te trouverons quelque chose à faire … pour l’heure … il est tard. Alors, s’tu as d’autres questions, j’t’en prie pose l’moi. »

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