La fortune commence par une négociation

1er jour de la 1ère ennéade de Vérimios – Premier mois de l’été.
Au cœur des Mille-Caves – Dans la cave de Marzaban.

Marzaban était prêt. Outre la gigantesque – mais discrète- machine mise en marche voilà plusieurs ennéades, afin d’aider la Princesse-Marchande d’Uldal’Rhiz à en finir avec Diolando, le maître des Caves avait enclenché les rouages d’une machine plus lente, plus ingénieuse, mais aussi plus rentable sur le long terme : les maisons de jeux.

Thaar comptait déjà deux palais, un fastueux, luxueux, débordant de richesse, et un second plus modeste mais néanmoins magnifique. Un troisième allait être construit au cœur de la cité de la princesse de la chaire. Conformément aux accords signés avec son homologue, Marzaban avait d’ores-et-déjà commencé à prospecter les bâtiments de la cité de la chaire et des plaisirs. L’architecte, envoyé là-bas, préparait un rapport sur deux bâtiments et un terrain, constructibles, ou destructibles, qui nécessiteraient une future réunion.

Tyr, l’argentier des Caves, avait réalisé un bilan financier prévisionnel pour l’ouverture d’un quatrième établissement du côté de Langehack. Comme il l’avait indiqué lors de la dernière réunion entre les deux cadres et le maître souverain, Griffon de Langehack avait été vu à Thaar, et du côté de chez Maralina Irohivrah. Pour qu’un tel seigneur Péninsulaire ose se déplacer dans la cité des vices, ou plutôt, la « cité des pervertis d’Arcam » comme certains pouvaient la nommer, cela signifiait que ledit seigneur était plus qu’un simple Péninsulaire étriqué. Et, d’après les informations données par les navires marchands en provenance de la Thanorite, et qui passaient par Langehack… La cité, et toutes les terres régentées par le fameux seigneur, possédaient une population énorme ! Incroyable ! Et aux influences suderonnes et, vraisemblablement, un peu Vaanies aussi.

Alors, Marzaban prit sa plus belle plume, et son vélin de la plus haute qualité. Un vélin qui n’en n’est point réellement un. Par un ingénieux process, un runiste était parvenu, voilà des années, à tailler dans des blocs de roches polies, de très minces feuilles de pierres, sur lesquelles les encres pouvaient rester indéfiniment. La feuille de pierre pouvait être roulée, placée dans un tube ou des cylindres, et être entreposée dans des lieux chauds et secs ou froids et humides. Une seule de ces feuilles coûtait 50 écus !

Marzaban en possédait toute une collection, bien évidemment. Saisissant l’une d’elle, d’une taille raisonnable – comprenez une trentaine de centimètres de haut pour environs vingt centimètres de large – il la plaça à plat sur son magnifique bureau de marbre, et il s’attela à rédiger la fameuse lettre à destination de Griffon de Langehack.

1ère ennéade de Vérimios.
Premier mois de l’été de l’An XVIII du Cycle XI.

Votre Excellence,

C’est avec une grande félicité que j’écris ces mots sur ce vélin de pierre, que je souhaite arriver entre vos mains dans les plus brefs délais.

Je suis Marzaban du clan Ambreroc, Prince-Marchand de Thaar et des Sept-Monts, Maître des Mille-Cave et souverain des Nains des Dunes, et c’est en toutes ces qualités que je me permets de prendre la plume afin de vous écrire en ce jour.

Comme vous le savez, j’en suis certains, les marchandises naines de ce monde transitent maintenant par votre port, via la Thanorite, et ce, depuis plusieurs ennéades. Mes gens m’ont alors parlé avec une grande passion, et une surprise bienveillante, de l’étendue de vos terres, de la diversité de vos gens, et de la vie sur vos territoires.

Toute cette vie, et le professionnalisme de vos gens, me forcent à vous remercier pour le travail abattu par vos soins, pour que les marchandises Naines puissent transiter par vos terres et arriver saines et sauves à leurs destinations.

Mais si je vous écris, c’est, en plus de vous remercier, afin de vous mander audience. Je souhaite ardemment vous rencontrer, afin de proposer à votre intellect flamboyant une proposition commerciale qui, j’en suis certain, saura vous ravir vous et vos gens.

Le porteur de cette missive est mon émissaire officiel : Karmin du clan Diamant-Rouge. Il est à votre entière disposition en vue d’une future rencontre entre nous, et il portera votre réponse avec fidélité et célérité.

Recevez, votre Excellence, mes sincères salutations et remerciements. Puissent les divinités de ce monde, veiller sur nos échanges.

8ème jour de la 1ère ennéade de Vérimios – Premier mois de l’été.
A Langehack, aux environs du Palais.

Karmin Diamant-Rouge était enfin arrivé à destination. Les 8 jours de voyage, plus quelques heures, avaient été aussi éprouvantes que vivifiantes. Du moins, ce voyage avait d’éprouvant le fait de devoir gérer les affres et affreuses sensations nées de débauche et de luxure, d’alcool et de liqueurs, mêlées aux ballots et autres clapots provoqués par les marées et les vagues. L’alcool possède cette merveilleuse propriété de faire tourner les têtes et les esprits, et s’alléger les bourses de cuirs et les bourses de peaux. Mais ces effets, ajoutés à ceux d’un trajet marin, sur un navire manipulé aux grès des vents et des flots, ont tout d’une malédiction d’Arcam. De sa vie, Karmin n’avait jamais été aussi jouasse et aussi mal. Fort heureusement pour lui, les bastingages étaient adaptés à sa taille, et vomir par-dessus bord fut chose aisée, et même agréable par moments.

Arrivé à Langehack, l’émissaire dû reprendre son faciès habituel et sa contenance tout à fait Dawi. Ses cheveux bien peignés, sa tresse correctement nouée, et sa moustache lustrée, polie, et brossée, le Nain put remettre ses bijoux de barbe et porter ses plus beaux atours de cuir et de velours, de couleurs d’un bleu nuit très profond, réhaussé par un long manteau de cuir noir.

Il dissimulait bien évidemment une dague de manufacture naine, cachée dans la doublure de sa tunique. Les mains croisées derrière son dos, il avançait, correctement encadré par des gardes du corps, jusqu’à un garde du palais du Marquis.

De ses deux pognes épaisses, le Nain tendit soudainement le cylindre d’acier et d’or gravé des armoiries de Thaar et des Caves, scellé par deux cachets de cires, estampillés tous les deux par les armoiries des Caves et du clan Ambreroc.

"Fier garde, voici le cylindre contenant une missive de la plus haute importance commerciale, en provenance de Thaar, et à destination du marquis de ces lieux, Griffon de Langehack. Serait-il possible d’amener ce cylindre au Marquis dans les plus brefs délais ? J’attendrais ici sa réponse, fusse-t-elle bonne ou mauvaise !"

Le garde, qui somnolait un peu il fallait bien le dire, sursauta lorsque le nain qu’il n’avait pas vu lui adressa la parole en lui tendant un cylindre. Mais pour le moment il était davantage préoccupé par l’hilarité de son camarade devant la frayeur que lui avait causé l’envoyé de Marzaban que par la missive.

« T’aurais dû voir ta tête. » S’esclaffa l’un.
« Ferm-la Damien. » L’autre se tourna alors vers le nain et attrapa du bout des doigts ce qu’on lui donnait. Il se méfiait des nains, Malhera, et ceux d’Ithri’Vaan encore plus, parce que quand les dieux vous font si petits c’est qu’il y a bien un problème quelque part. Bon pour le moment il n’en avait encore rencontré aucun et encore moins discuté avec l’un d’eux donc il ne savait pas ce qui clochait avec ces gens et maintenant qu’il en avait un devant lui il ne savait trop comment réagir. Surtout qu’il s’agissait là d’un nain estréventin, donc d’autant plus étrange. « Va donc transmettre le message à son Excellence au lieu de rire comme un demeuré. »

Malhera tendit le cylindre à son camarade qui pouffa une dernière fois avant de disparaître dans le palais qu’il gardait. Pendant ce temps Karmin se faisait dévisager en silence par le garde qui était resté là, ne le quittant pas le nain des yeux. Comme disait sa mère : être petit c’est perfidie. Quant à l’autre, il trouva son seigneur en train de donner audience dans la salle du trône ducal et longea un mur pour arriver jusqu’aux chevaliers des Aigles de Sang qui se trouvaient aux pieds des marches menant audit trône. Lorsque justice fut rendue, Ashal interrompit l’ordre du jour pour monter les marches en question et tendre le cylindre à Griffon qui s’en empara avec curiosité.

« Par la DameDieu, tu es populaire en estrévent ces temps-ci. » Ricana Galyn en voyant le symbole de Thaar.
« Que veux-tu, je suis irresistible. » L’échange n’amusa pas beaucoup le prêtre de Néera, ni son fils, qui se tenaient non loin mais de toute façon Griffon ne comptait pas le prolonger, il ouvrit le cylindre pour y trouver une bien étrange pierre, si mince qu’il n’osa s’en saisir de peur qu’elle ne s’effrite ou ne se brise. Il pencha alors ledit cylindre pour faire glisser la feuille dans la paume de sa main puis il la déplia délicatement et regarda les mots qui y étaient inscrits sans en comprendre les trois quarts. « Théo, je te laisse poursuivre à ma place, il faut que je m’occupe de ça au plus vite. »

Théodoric acquiesça alors que son père s’en allait chercher quelqu’un de confiance pour traduire la missive. Lorsque ce fut fait il lut et relut la lettre en se demandant d’où une telle proposition pouvait venir. Ce n’était pas spécialement étrange venant d’un prince marchand, loin de là même, ils n’avaient que le commerce et l’or à la bouche, mais pourquoi maintenant ? Damien attendait en dehors du bureau, discutant à voix basse avec les autres gardes, leur conversation tournant autour des nains et de ce que racontait Malhera à leur sujet mais leur conersation fut vite abrégée par la voix de leur seigneur.

« Allez me chercher sir de Diamant Rouge ! »
« Tout de suite, votre Excellence ! » Le garde s’en alla au pas de course, maintenant sa hallebarde sur son épaule jusqu’à trouver Karmin. « Si vous voulez bien me suivre, son Excellence veut vous voir. »

Karmin était resté devant les impressionnants escaliers du palais du Marquis de Langehack. Ses yeux de Dawis se posèrent sur l’infrastructure, et une lueur critique se mit à luire un instant. Il n’avait jamais vu les terres du Nord, celles de ses ancêtres. Il était né à Ithri’Vaan, et, s’il possédait toujours l’instinct millénaire de ceux qui construisirent le plus grand des royaumes au Nord de ce monde, il avait perdu un peu de cette expertise architecturale et bâtimentaire, qui était presque innée chez ceux du Nord. Toutefois, il lui restait une bonne partie de ce sens critique qui faisait la réputation des Nains. Un autre Dawi d’ailleurs, se présenta à son épaule. Un de ses gardes du corps, à la lame naine et à l’armure légère. Tous les deux échangèrent en Khazalide.

« Maître Karmin, c’est la première fois pour moi que je viens en terre Péninsulaire. Et en voyant l’architecture de ce palais, je comprends pourquoi les Umgis sont si… Ephémères. Ce palais ne résistera que deux ou trois siècles, guère plus ! »
« Le Père les a créés imparfaits, depuis leur naissance involontaire, jusqu’à leur survie inexplicable. Nos ancêtres furent bien mal avisés de seulement stopper leurs deux expansions, voilà des cycles et des cycles. Nous aurions dû les exterminer. »
« Alors pourquoi sommes-nous là, votre Avidité ? »
« Parce qu’ils peuvent nous servir. Sa Stoïcité Ambreroc désire doubler ses revenus dans les mois à venir. Et l’imperfection des Humains est la corde dont nous avons besoin : ils sont avides, faibles, et ont la mémoire courte. Et ils ont l’or facile. Et nous voulons leur or. »

Leur discussion continua un petit peu. Ils détaillèrent le palais, et critiquèrent chaque pierre, chaque fenêtre, chaque aspect dudit palais. Jusqu’à-ce qu’un garde – celui qui était mort de rire tout à l’heure, à moins que les yeux de Karmin ne le piège – ne revienne et lui demande de le suivre.

Laissant sa délégation derrière lui – sauf un des gardes du corps discrètement armé – Karmin et le garde suivirent le garde de Langehack. Ils passèrent par nombre de corridors et de vestibules, et passèrent devant d’innombrables pièces, croisant des domestiques effrayés, curieux, ou tout simplement stupéfaits de voir un représentant du peuple Nain pour la première fois de leurs misérables vies.

Bien vite, ils arrivèrent à cette pièce où se trouvait le marquis. Etait-ce la salle du trône ? Un quelconque bureau du Marquis ? Karmin n’en voyait pas assez pour l’instant pour pouvoir juger sur l’utilité de cette pièce. Alors, lorsqu’il comprit qu’il était face au maître des lieux, Karmin offrit une révérence qui fit pendiller ses colliers et des bijoux de barbes, avant de se relever.

« Votre Excellence, au nom de mon souverain, le Prince-Marchand Ambreroc, Maître des Mille-Caves et souverain des Nains des Dunes, je vous remercie très chaleureusement de m’accueillir au cœur de votre palais. C’est un honneur que d’être ici. »

Son langage Péninsulaire était correct, mais l’accent était à couper au couteau. La langue Khazalide avait ceci de spécifique qu’elle nécessitait de grandes actions de la part des muscles glottiques, les « r », les « s », les « t » et les « z » étant prononcés presque de manière exagérée. Passer à une langue plus « musicale » demandait donc un gros effort aux Nains, afin de demeurer compréhensible.

Griffon discutait avec maître Chastain, notamment du commerce langecin et de l’influence estréventine sur ce dernier. L’homme d’un âge avancé, aux cheveux gris tirés en arrière pour former une queue de cheval et impeccablement rasé, se tenait droit sans qu’un seul de ses muscles ne bougent si ce n’était ceux de son visage. Ses vêtements sobres mais élégants, rouges et noirs, ne souffraient pas le moindre pli quand bien même il se déplaçait pour chercher un document.

« Son Excellence ferait bien d’être prudente quant aux offres venant de l’autre côté de la mer, s’il est vrai qu’elles permettraient de s’enrichir, et ce de manière considérable, il est à noter que l’arrivée d’estréventins risque d’en agacer plus d’un. » Le vieil homme allait ajouter quelque chose mais se retint de justesse avant de se murer dans un silence attentif.
« Parlez librement, maître Chastain, je ne vous ai pas demandé pour que vous me cachiez quelque chose. » L’intéressé se redressa un peu plus, chose que le marquis n’eut pas pensé possible, avant de se racler la gorge.
« Naturellement je n’oserais rien cacher à son Excellence. » Il s’inclina une seconde avant de retrouver sa posture droite qui le caractérisait si bien. « Certains murmurent que l’estrévent commence à vous monter à la tête et plus particulièrement cette princesse marchande dont vous avez accueilli le fils. »

Griffon hocha lentement la tête. C’était quelque chose qu’il craignait mais qu’il savait inévitable, surtout avec son dernier voyage à Thaar. Il avala une gorgée de vin et reposa sa coupe sur le bureau, il devait se montrer prudent, plus qu’il ne l’avait été ces dernières ennéades en tout cas, il savait qu’il serait observé lors des négociations qui allaient suivre, celles avec les nains ; le problème étant que, comme c’était le cas depuis quelques temps, il ne voyait pas de façon de gagner : avec les libertins et les sages prêts à se sauter mutuelle dessus pour tout et n’importe quoi, il était à peu près certain de causer la colère d’un groupe ou l’autre. Le silence se prolongea alors que le marquis était plongé dans ses pensées et si le grand bourgeois le trouvait malaisant il n’en montra rien, ce fut des coups à la porte qui sortit le maître des lieux de ses réflexions.

« Entrez. » Damien poussa lentement la porte qui grinça légèrement et fit signe au nain d’entrer.
« Voici sir de Diamant Rouge, comme l’a demandé son Excellence. » Le marquis fit signe au soldat de sortir pour les laisser tranquilles et le nain fit une révérence alors que Griffon se levait.
« L’honneur est partagé. » Après un mouvement de tête un serviteur attrapa une nouvelle coupe qu’il remplit de vin avant de la tendre à l’émissaire. « Voici du vin de Hautval, le meilleur du royaume, j’espère qu’il sera à votre goût. »

Seul les yeux de maître Chastain avaient bougés depuis que Karmin était rentré, on aurait pu le confondre avec une statue si seulement il n’était pas si… réaliste pour une œuvre d’art, surtout qu’il était tout de même assez rare d’habiller une statue.

« Si vous désirez vous reposer, pour l’avoir fait je sais que le voyage de Thaar jusqu’ici peut s’avérer éprouvant, des appartements vous attendent ; mais si vous êtes préssés je suis curieux d’entendre ce que le fameux Maître des Milles-Caves a de si important à me dire qu’il vous envoies directement aux portes de mon palais. »

Ainsi donc, cette pièce n’était ni plus ni moins que le bureau personnel du Marquis de Langehack. Le dirigeant de ces terres trônait là, debout, aux côtés d’un humain autrement plus âgé et néanmoins aussi fier que le Marquis. Stoïque, droit comme un « i », l’homme était… Curieux. D’une certaine manière, il ressemblait à Marzaban – mais en nettement moins impressionnant tout de même.

Karmin se saisit du verre offert par le Marquis, en s’inclinant lentement une nouvelle fois, et légèrement. Portant la coupe sous son tarin développé, Karmin huma les effluves de ce nectar alcoolisé. Le Nain perverti par la luxure et les vices, avait l’habitude des plaisirs liés aux alcools, à la nourriture et à la chaire. Il possédait en effet quelques-uns des alcools les plus fameux de ce monde, qu’il dégustait avec les fromages les plus forts et les viandes les plus raffinées. S’il les appréciait moins que son souverain, Marzaban – pour qui les alcools étaient autant une passion que ce qui s’approchait le plus d’un amour – il demeurait néanmoins un fervent amateur des plaisirs de la vie.

Son tarin détecta alors des effluves intéressants. Il n’était point un prêtre du Ripailleur, encore moins son avatar, et il n’était point non plus un des disciples de Girdon – comme le sont les aubergistes par exemple – mais son expérience des plaisirs et de la vie, lui permirent presque d’entrevoir les vignes baignées par le soleil ardent du printemps et de l’été baignant les lieux de culture. Il pu presque voir les raisins pressés, piétinés, le jus récolté, fermenté, et toutes les étapes de maturation dans des fûts et autres tonneaux. Mais surtout, le plus important pour lui, le Nain d’origine Vaanie… Il ne décela aucun poison.

Alors il porta la coupe à ses lèvres. Inclinant le gobelet, le liquide rouge aux effluves passionnantes se glissa entre ses lèvres pour ensuite inonder le glissoir du Nain. Eloignant la coupe, il mit sa bouche en forme de « O » et aspira ainsi, goutant l’arrière-goût et les rondeurs du vin, avant de l’avaler pleinement. Il semblait satisfait, pour une fois.

« A mon goût, il l’est ! Et je puis assurer qu’il sera aux goûts des papilles très sélectives de mon souverain. Pourrais-je obtenir quelques bouteilles de ce précieux nectar ? Votre prix sera le mien, votre Excellence. » Karmin offrit un sourire qui déforma son visage, arrondissant ses pommettes, avant de reprendre une position plus droite, plus humble. Il écouta les dires du Marquis, et entreprit de répondre bien rapidement. « Son Excellence est donc bien avisé : oui, le trajet fut éprouvant. Toutefois, je sais votre temps trop précieux pour demander un report d’audience, et je sais l’honneur qui m’est fait de par ma présence face à vous, aussi rapidement. Je ne vous ferais point l’affront de repousser notre entrevue, mais je puis aussi vous assurer de l’absence de tout empressement. Être presser de vous parler, de vous proposer ce que j’ai à proposer, pour vous arracher un accord commercial, serait une insulte qui manquerait jusqu’aux fondements de l’honneur nain. » Karmin savait manier les mots et la posture. Il parvenait à se faire passer pour quelqu’un de concerné, pour quelqu’un qui porterait l’honneur en haute estime comme le font les Nains du Zagazorn, mais la vérité est bien autre. Karmin veut flatter l’égo et l’orgueil du Marquis, car sa mission prime sur toute autre chose. « Sa Stoïcité Marzaban Ambreroc a entendu les louanges de ses gens quant à vos contrées et à vos gens. L’on parle de vos terres, et de votre peuple, comme d’une terre d’accueil et d’un peuple ouvert. Son Altesse Ambreroc l’a bien compris, surtout depuis que nos navires passent par votre port de manière quotidienne. Il souhaite construire un établissement de jeux de hasards, afin d’offrir à votre peuple quelques opportunités de divertissements. Son Altesse se pliera à vos conditions, et se tient prêt à payer l’impôt dans les plus brefs délais. Cet établissement, et les flux maritimes, permettront de renforcer les liens commerciaux entre vous et les Mille-Caves, afin que cela soi profitable à nos deux peuples. Son Altesse présente cette offre de manière humble et sincère, et j’espère que vous croirez en cette sincérité, votre Excellence. »

Le marquis observa le nain goûter le vin avec une pointe d’amusement qu’il se garda bien de montrer. Certes il y mettait du sien mais il avait surtout l’impression qu’il faisait de cette dégustation tout un spectacle et ce pour pas grand-chose ; certes le vin en question était bon, très bon même, mais de là à faire tout ça… Griffon mit cet enthousiasme qui sonnait faux sur le compte d’une différence culturelle.

« Vous m’en voyez ravis. » Il ne s’était pas attendu à ce que le vin, même d’Hautval, puisse charmer un nain, eux qui ne buvaient que de la bière, mais c’était tant mieux, peut-être que tout n’était pas perdu et qu’il serait alors possible de les civiliser un jour. « Je vous en pries, inutile de parler de prix, je vous fait don de ces bouteilles. »

Il accompagna sa déclaration d’un geste de la main comme si ce n’était rien, ce qui, en réalité, était un peu le cas. Certes pour un seigneur lambda il s’agirait là d’un présent important mais quand on à sa disposition le trésor langecin, l’une des régions les plus riches du royaume, ce n’était pas si impressionnant que ça. Et pour cause lesdites bouteilles furent un cadeau d’une dame langecine qui voulait bien se faire voir par le maître des lieux.

« Vous m’en direz tant. » Un sourire amusé passa sur ses lèvres, un accord qui serait une insulte à l’honneur nain, venant d’un nain lui-même, estréventin qui plus était, ne ressemblait absolument pas à une arnaque. Griffon se demandait bien de quoi il retournait, ce que Marzaban voulait, pour que son émissaire en fasse tant qu’il rappelait au marquis sa fille, lorsqu’elle n’était qu’une enfant, singeant les dames de la cour langecine après avoir passé un an au palais. La suite lui fit hausser un sourcil, il lança un regard à maître Chastain qui, comme à son habitude, n’avait pas bougé un muscle, et ce dernier ne brisa pas son immobilisme, même pour bouger les siens, d’yeux. « Qui oserait douter de la sincérité, et de l’humilité, d’un prince marchand ? »

Il cacha son amusement sous un fin verni de fausse indignation. Si Griffon n’était pas un expert des choses estréventines il savait tout de même une chose : on n’obtient pas une place au conseil par altruisme. Et si lui-même avait dû laisser son humilité à Sorault pour montrer à tous la puissance du marquisat, qu’en était-il alors d’une des personnes les plus riches de ce monde ?

« Si cela ne vous derange pas, je dois en discuter avec une personne ou deux mais soyez assuré que je vous avertirais de ma décision au moment où elle sera prise. »

Il existe des différences presque fondamentales entre le peuple Péninsulaire dans sa globalité, et le peuple Estreventin. La religion, la vision des choses, les vices, les manières d’être… Mais ces différences fondamentales, mélangées à une différence raciales impressionnante – les Nains étant bien meilleurs que les Humains, et en tout – et vous obtenez un cocktail intéressant quoi qu’impossible à comprendre.

Karmin se demandait donc si, d’une manière où d’une autre, le Marquis de Langehack avait réussi à percer l’armure de faux semblants et de manipulation que revêtait le Nain. Avait-il donc une si grande expérience des Vaanies, qu’il puisse percer à jour leurs tours et leurs atours ? Karmin ne le pensait point, du moins, point autant. Certes, Griffon avait été vu à plusieurs reprises avec Maralina, une Princesse-Marchande parmi les plus en vue en ce moment, car parmi les plus dangereux individus de Thaar, entre autres. Lui aurait-elle apprit quelques tours pour qu’il puisse faire face aux masques des Nains des Dunes ? Encore une fois, l’hypothèse paraissait bien peu plausible. Aux dernières nouvelles, Griffon possédait bien une des terres les plus riches de toute la Péninsule… Mais il n’avait point les forces d’espionnage et de l’ombre que possèdent les Princes-Marchands de Thaar, encore moins celles des Mille-Caves. Il était donc raisonnablement et statistiquement impensable que Griffon puisse ne serait-ce qu’effleurer du bout du petit doigt, la surface de la machine d’espionnage, de manipulation et de mensonge, que les Mille-Caves pouvaient déployer.

« Bien-sûr votre Excellence. Comme je vous l’ai dit, son Altesse Marzaban Ambreroc, et moi-même, savons votre temps précieux, et votre esprit critique. Nous ne souhaitons ni vous manquer de respect, ni vous brusquer, ni être des visiteurs de mauvaise compagnie. Si vous me le permettez, votre Excellence, mon compagnon et moi-même allons nous retirer et vous laisser tout le temps nécessaire à vos futures réflexions. Nous serons dans les appartements que vous avez gracieusement placé à notre disposition, qu’Heidum vous remercie pour votre offre généreuse. Je vous souhaite, Excellence, une agréable journée. »

Puis, le Nain s’inclina bas, très bas, passant ses deux mains derrière son dos, accentuant ainsi son mouvement par l’absence de bras ballants. Il resta là, incliné, à un angle de plus de 45 degrés au niveau de sa ceinture abdominale, durant deux secondes entières. Puis, il fit un pas en arrière, et, concomitamment au garde du corps Nain qui exécutait les mêmes gestes, fit un demi-tour sur lui-même, avant de se redresser et de suivre un garde Humain placé là qui connaissait déjà sa mission.

2ème jour de la 2ème ennéade de Vérimios – Premier mois de l’Eté.
Au cœur du Palais de Langehack.

Trois jours ont passé. Trois jours durant lesquels Karmin et ses nains profitèrent pour visiter la cité de Langehack, dans les limites autorisées. Leurs yeux exercés et leurs regards critiques, permirent de caractériser l’agencement du palais, dans le but de réaliser, plus tard, un plan détailler. Marzaban voulait en effet savoir où se trouvaient les domestiques, les gardes, les soldats, et, bien-sûr, les appartements du Marquis. Point pour lui faire du mal bien-sûr, mais on ne sait jamais. L’armement des gardes et des soldats passa également sous le regard acéré de l’émissaire, tout comme tout ce qui avait à-trait avec l’armée et la richesse de ces lieux. Le détail devait être fourni. Marzaban l’avait demandé.

Attendant que le Marquis daigne rendre un verdict, Karmin et sa cohorte de nains attendaient dans les appartements cette fois, profitant d’un repas plutôt copieux.

« Je vous en pries, sir Diamant Rouge, si jamais il vous faut quelque chose des serviteurs se tiennent à votre disposition. Puisses votre repos s’avérer réparateur et que Néera veille sur vous. » Griffon regarda la paire de nain s’éloigner, juste derrière Damien qui s’en allait en faisant des pas plus petits qu’il n’en avait l’habitude pour être certain que les hôtes de son seigneur resteraient à sa hauteur ou en tout cas dans son dos ; il eut été impropre de les forcer à accélérer la cadence. « Que pensez-vous de cette offer, maître Chastain. »

Le marquis se retourna alors vers la statue qui resta fidèle à elle-même, attendant quelques instants avant de répondre. Il bomba le torse et, avec la rigidité qui le caractérisait, prit une grande inspiration.

« Il est de mon avis que son Excellence a bien fait de demander un peu de temps. » Son regard quitta le visage de son suzerain pour aller sur l’emplacement qu’occupait les deux nains quelques instants auparavant. « Il s’agit d’une décision que ne peut être prise à la légère. Après tout c’est dans ce genre d’établissement, entre autres, qu’Arcam, maudit soit-il, trouve ses adeptes. »
« Vous avez raison, merci pour vos mots avisés. »
« Je ne fais que servir votre Excellence. »

Ce à quoi Griffon hocha la tête avant de sortir de son bureau. Il devait réfléchir, parler à divers notables de cette belle cité qu’il gouvernait au nom du roy avant de parvenir à une décision. Décision qu’il avait déjà prise mais il savait qu’il devrait changer d’avis, qu’il devrait se montrer souple toutefois ce montrer souple avait ses avantages ; en effet c’était une façon comme une autre d’obtenir des concessions. Mais pour le moment il avait des audiences à donner et des verdicts à rendre et s’il n’avait qu’une envie, laisser son fils s’en occuper pour se retirer dans le temple palatial afin de demander à la DameDieu qu’elle le guide, il ne pouvait pas échapper à ses devoirs.

Trois jours plus tard, les gens qui avaient entendus parler de l’offre des nains n’avait fait qu’enfler et une chose était certaine : les libertins se faisaient de plus en plus pressants pour que le marquis accepte toutefois ce dernier se devait de calmer leurs ardeurs. Après un nombre vertigineux d’entrevues et de négociations qui privèrent Griffon de son sommeil, on fit mander les émissaires de Marzaban. Cette fois ce ne fut pas des membres du tercio langecin qui vinrent frapper à la porte des appartements alloués auxdits émissaires mais bien un chevalier de l’ordre des Aigles de Sang au début d’après-midi. Dans son armure complète de place réhaussée d’or et de pierres précieuses, il en était aveuglant sous le soleil d’été du sud de la Péninsule. Avec son casque sous le bras il demanda aux deux nains de bien vouloir le suivre pour prendre un chemin qu’ils reconnurent sans doute : celui du bureau du marquis. Toutefois ce dernier n’était pas à l’intérieur quand ils arrivèrent et n’entra qu’une demi-heure plus tard.

Griffon entra dans une tenue modeste : une simple robe blanche marquée du calice de Néera. Il avait passé la matinée en prières et n’avait pas daigné se changer, c’était pour lui un vêtement qui était aussi seyant que les soieries et autres atours dont Langehack était si fier.

« Sir de Diamant Rouge, veuillez pardoner mon retard, j’ai tendance à ne pas voir le temps passer avec père Locelo. » Le maître des lieux fit le tour de son bureau pour venir s’asseoir, sur ledit bureau se trouvait une caisse de taille modeste qui n’était pas encore fermée à l’aide de clous. « Vous serez sans doute content d’apprendre que j’ai décidé d’accorder à sir d’Ambreroc l’autorisation d’ouvrir l’une de ses maisons. Comme promis voici les bouteilles dont je vous avait parlé. »

Griffon désigna la caisse qui attendait patiemment sur son bureau, si le nain était assez grand pour voir ce qui se trouvait à l’intérieur, il pourrait y voir un écrin ouvert, reposant sur de la paille, dans lequel attendait sur un lit de velours, trois bouteilles de verre ouvragé, parcouru d’arabesques d’or, au contenu d’un rouge sombre.

« J’espère qu’elles régaleront le palais de votre seigneur. Quant à vous, que diriez-vous d’une coupe ? »

« Qu’en penses-tu, mon ami, de ces mets qui nous furent servis ? » Demanda Karmin, un napperon entre ses doigts, s’essuyant les lèvres et les recoins de sa barbe.
« Pour sûr votre Avidité, ces mets sont délicieux ! Quoi que j’avoue me languir de nos bières fortement ambrées, et des sauces de cuissons aux épices développées ! » Répondit l’accompagnant de Karmin, un nain fort et robuste, qui servait de garde du corps.
« Ah ça, les Péninsulaires mangent comme ils vivent : sans surprise et sans excès ! Mais leurs femmes sont exquises ! De retour à Thaar, dans le bordel, je manderais les services d’une Humaine de Langehack, pour sûr ! »

Ils rirent bien volontiers. Les deux Durgazdawis, échangeant en Khazalide, se gaussèrent largement, car, bien qu’ils fussent tatillons quant à la qualité des mets, le constat était tout de même là : les assiettes, écuelles et corbeilles étaient vides, et il n’y avait plus ni sauce, ni déchets de dégustation. Même le pain avait été mangé dans sa totalité.

Puis enfin, la porte s’anima. Un Humain rutilant se présenta, fort et fier, grand et plaqué d’or. L’œil expert des Nains posa un regard sur l’armure. Elle semblait de qualité, en réalité, ce qui étonna grandement les nains. Se pouvait-il que des forgerons humains puissent-être d’un quelconque talent ?

Ils suivirent le chevalier et… S’ennuyèrent, alors qu’on les faisait languir. Le malin et filou Karmin en aurait bien profité pour rechercher des secrets, des documents, des informations, qu’il pourrait ensuite mémoriser ou même voler, et les ramener à Marzaban, mais il semblerait que le chevalier d’or soit toujours à proximité. De plus, il serait fort peu à propos de réaliser un tel acte, alors que la mission prévalait sur la curiosité.

Enfin, le Marquis fit son apparition. Ce n’était pas trop tôt, par Heidum ! Karmin afficha immédiatement un visage radieux, souriant à l’envie afin de faire bon accueil. Lui et son accompagnant – ou plutôt son garde du corps – inclinèrent bustes et visages, en signe de respect, et prirent place devant le bureau. Les mots du Marquis créèrent un large sourire sur le visage du Nain, qui frappa un coup dans ses mains.

« Admirable ! Prodigieux ! Son Excellence aura été bien avisée d’accepter notre proposition ! Elle va vous rendre riche ! Et votre charmante attention ne manquera point d’être appréciée de la part de mon suzerain ! Y-a-t-il une bâtisse qui puisse être modifiée pour nos besoins ? Ou un terrain libre, dans un de vos quartiers bondés ? Il est évident qu’une situation correcte, avec une visibilité correcte et une demeure aux dimensions satisfaisantes, seraient, pour notre établissement, de précieux avantages, qui nous paierons grassement. Y-a-t-il quelques obligations, ou limitations qu’il nous faille respecter ? Quant aux dimensions du bâtiment, ou quant aux délais de paiements ? Ou aux impôts ? » Karmin accepta la proposition du Marquis, quant à l’obtention d’une coupe de ce vin plutôt agréable au palais des Nains. Prenant son verre, le levant à la santé du Marquis et de cet accord, il porta la coupe à ses lèvres, non sans lancer un toast. « A cet accord, et une nouvelle ère commerciale pour les vôtres et les miens ! »

Le marquis n’était pas entré seul dans son bureau, en effet un enfant l’accompagnait et lorsqu’il fut temps de verser du vin dans des coupes, ce fut son Honneur Maël de Missède, page de son Excellence, qui s’en chargea. Versant pour le nain en premier, le petit baron posa ensuite la coupe de son seigneur en face de ce dernier avant d’être remercié.

« A cet accord. » La coupe nouvellement remplie fut levee avant que Griffon ne trempe les lèvres dans le doux liquide rouge. Il ne put alors s’empêcher de sourire en repensant aux questions de Karmin. « Une bâtisse? Un terrain libre? Non, mon ami, il n’y en a pas, du moins pas de libre. Toutefois je ne saurais vous laisser sur votre faim car, voyez-vous, j’ai ici-même… » le maître des lieux attrapa un document qui se trouvait sur son bureau pour le tendre aux nains. « J’ai bien mieux: l’hôtel de Guise est à votre disposition. Vous verrez d’ailleurs qu’il correspond à vos attentes : spacieux, dans la ville haute, donnant sur la place de son Altesse Alexandre de Langehack. Qui plus est la cour intérieure et ses jardins sont exquis. »

Griffon préféra éviter de mentionner l’assassinat de la famille de Guise quelques années auparavant ayant laissé la demeure considérée comme presque maudite ; les meurtres ne furent pas la cause de cette superstition, après tout ce ne fut pas la première fois qu’un tel évènement eut lieu et ce ne serait sans doute pas la dernière. Ce qui poussait les gens à voir la demeure d’un mauvais œil, c’était la rumeur mentionnant l’utilisation d’une sombre magie qui se serait immiscée directement dans les murs. Si personne n’osait s’installer entre lesdits murs, le manoir n’en était pas abandonné pour autant car il s’agissait là d’un endroit de choix pour les réunions secrètes et son exploration était une aventure qui faisait palpiter une jeunesse désœuvrée en manque de sensations fortes. De plus la place Alexandre de Langehack, très animée le jour car c’était un haut-lieu du commerce textile, n’était pas moins active la nuit ; si les couturiers présentant leurs dernières œuvres et les grands drapiers partaient une fois le soleil couché, la grande place Alexandre de Langehack changeait de nom pour devenir la Place des Duels. Une activité nocturne qui se déroulait autour de la fontaine sur laquelle trônait une statue du duc éponyme, sur son destrier, qui attirait nombre de spectateurs ; à tel point que La Goute Noire, une taverne qui n’acceptait que des clients d’une certaine importance, avait fini par installer des tables et des chaises à l’extérieur afn que lesdits clients puissent se délecter des spectacles, confortablement installés.

« Je n’ai nulle envie de vous imposer des limitations ainsi venons en à l’impôt qui s’élèvera à deux dixième de vos gains. »

Le Marquis de ces lieux trinque à l’envie et sans trop de retenue, malgré la présence d’un humain miniature qu’ils nomment « enfants ». Bien-sûr les Nains aussi en ont, des enfants, toutefois, ceux des autres sont nettement moins… Disons… Intéressants. Mais Karmin ne s’en formalisa point. Il but un grand trait de ce nectar aux épices intéressantes, et éloigna le verre de ses lèvres, alors que le chef de ces terres et de cette contrée présentait un document qu’il vendait comme intéressant. Posant le verre, saisissant le papier, Karmin se mit à le lire avec une rapidité déconcertante, signe de son aisance avec cette langue Péninsulaire. Et puis vint une dernière information : l’impôt.

Souriant au Marquis, Karmin fit un léger mouvement vers l’arrière, et entreprit de discuter avec son garde du corps et acolyte.

« Qu’en penses-tu ? As-tu des informations quant à cet hôtel de Guise ? » Demanda Karmin, dans un Khazalide parlé plutôt discrètement afin de ne point l’imposer aux oreilles sans doute sensibles du Marquis.
« Non votre Avidité, je n’ai aucune information à ce sujet. Il nous faudra prendre tous les renseignements avant de rejoindre son Altesse. » Répondit le garde du corps qui avait gardé ses pognes croisées dans le dos depuis le début de cette entrevue.
« Tu as raisons mon ami ! Tu es fort bien avisé ! Si son Altesse n’est point satisfaite en termes d’informations, je ne donne pas cher de notre couenne. » Rétorqua Karmin.
« Quels sont vos ordres ? » Demanda alors le second Nain, quelque peu inquiet.
« J’ai encore quelques informations à demander, patience. »

Karmin fit à nouveau un pas en avant, se rapprochant à nouveau du Marquis duquel il s’était éloigné le temps de converser avec acolyte. L’œil futé de l’émissaire des Durgazdawi brillait d’une lueur malicieuse, d’un esprit calculateur. Tout sourire, s’inclinant légèrement mais respectueusement face au Marquis, Karmin reprit la parole, en langue Péninsulaire cette fois-ci, car son esprit retors c’était animé de complexes mouvements mécaniques typique de ses calculs facétieux.

« Votre Excellence est très généreuse, en ne nous imposant aucune restriction. Toutefois, je ne saurais partir de cette annonce, et projeter de grands travaux ou de grandes restructurations basées sur votre information. Nous avons de grands projets pour cet établissement, et je serais fort attristé que lesdits projets ne dépassent la notion que vos mots incarnent. Aussi, en nous promettant de nous imposer aucune limitation, est-ce que cela inclue des travaux dans l’établissement ? Pourrons-nous le transformer à notre guise ? L’aménager ? L’agrandir ? Pourront-nous aussi jouir de ses environs, je pense notamment aux fameux jardins, ou, puisqu’il s’agit d’une place, d’une sorte de terrasse ? Je demande cela dans l’unique but d’avoir des clarifications, afin que nos travaux ne soient point trop ambitieux. Je m’en voudrais de créer un contentieux entre vous et mon souverain. Enfin, pour ce qui est de l’impôt, celui-ci est plutôt satisfaisant. J’ose imaginer que celui-ci ne commencera qu’une fois l’établissement ouvert ? »

Une question un peu simple, sans doute, mais qui revêtait son importance.

Les paroles de Karmin firent hausser un sourcil au marquis qui se demandait bien ce qu’il pouvait avoir en tête. Quoi qu’en réalité ce qu’il avait en tête n’était pas vraiment un problème pour le moment bien qu’il pourrait le devenir.

« Comme je vous l’ai dit, sir de Diamant Rouge, l’hôtel de Guise serait à votre disposition, vous pourrez donc en faire ce que bon vous semble. J’ajouterais même que vous pouvez le voir comme une sorte d’enclave en territoire langecin, vos lois seules s’appliqueraient à l’intérieur ; c’est d’ailleurs la raison d’un impôt élevé, un dixième car c’est là la taxe prélevée sur les jeux de hasard sur mes terres et l’autre dixième correspond au loyer de la terre sur laquelle se trouve le manoir. Toutefois, non, vous ne pourrez pas faire de terrasse étant donné que la place ne fait pas partie du terrain... à moins que vous ne soyez prêt à ajouter un troisième dixième de vos gains à ce que vous me devrez. » Le marquis se retint de sourire le temps de prendre son verre de vin pour pouvoir masquer ses lèvres. Après avoir avalé une gorgée il le reposa et reprit. « Et Pour répondre à votre dernière question : oui ce serait après l’ouverture de l’établissement. »

S’il n’en dit rien, Griffon devait avouer qu’il avait du mal à imaginer comment un quelconque commerce pouvait payer un quelconque impôt sur ses revenus s’il n’avait pas encore commencé à opérer et, par conséquent, n’avait pas encore de revenus.

« Mais je suis certain que votre célérité vous fera honneur. »

Et pour cause, sa certitude il la tenait du fait qu’il n’avait jamais vu un estréventin prendre son temps lorsqu’il était question de profits. De profits qui pouvaient d’ailleurs s’avérer conséquents étant donné la nature du commerce et son emplacement si jamais les nains l’acceptaient.

Les Humains sont faibles, ingrats, indignes. Ils brisent une parole et une alliance aussi facilement qu’ils respirent. Leurs mœurs sont à l’image de leurs vies : volages et éphémères. S’élever au-dessus des autres, que ce soit sur le chemin construit et battis d’efforts, ou sur les cendres d’un affreux massacre, ne leur fait point peur, bien qu’ils préfèrent aisément le second chemin. Leurs instincts sont bestiaux, leurs orientations sont égocentrées, et leurs réflexions sont orgueilleuses.

Mais il y avait une chose, au moins, que Karmin pouvait assurer à propos de Griffon de Langehack : il était un commerçant doué. Appâter la client qui vient avec des besoins, lui proposer de belles choses, un peu plus à chaque question, pour que ledit client ressente l’envie d’investir un peu plus… Voilà une stratégie que Marzaban apprécierait sans aucun doute.

« Une terrasse, sur une place qui semble être aussi connue que luxueuse, et bondée, serait une plus-value intréressante. » Dit Karmin, se retirant à nouveau, afin de discuter en Khazalide avec son acolyte.
« Je le pense aussi votre Avidité. Si cette place est aussi idéalement située que ce que l’humain dit, cet investissement pourrait rapporter plus que ce que nous pensions. »
« Mais 3 dixièmes… Trente pourcents de nos revenus. Ajoutons à cela les salaires de nos employés, défalquons les taxes sur nos importations, nos pertes – et donc les gains de nos clients – ainsi que nos consommables, et cet impôt devient rapidement étouffant. »

Karmin craignait plusieurs choses. Premièrement, que les mœurs Péninsulaires provoquent un faible afflux de clients, et ce, sur plus ou moins long terme avant qu’enfin l’endroit soit réputé et fréquenté plus largement. Il craignait aussi qu’une telle implantation Naine, chez des Humains, en cet endroit, ne soit mal vu par le commun des mortels. S’il faisait investir autant d’écus et de souverains dans une entreprise vouée à l’échec, Marzaban le ferait décapiter sans hésiter. Il réfléchit encore quelques instants, et s’approcha à nouveau du Marquis.

« Votre Excellence, nous vous remercions de votre générosité. Que nous puissions librement modifier cet établissement, est une félicitée. » Dit Karmin au Marquis, dans le but de brosser quelques poils dans le bon sens. « Je souhaiterais inclure dans notre contrat, l’obtention d’une terrasse. Toutefois, je craint qu’un tel impôt ne soit trop lourd pour nos finances, car il me semble évident qu’il nous faudra plus que quelques ennéades pour nous faire connaître, et pour qu’une clientèle naisse au cœur des voyageurs et de vos gens. La réputation, le bouche-à-oreille, cela ne naît point en un jour, vous le savez bien. Je vous propose deux dixièmes pleins, et une exonération de l’impôt de la terrasse durant la première année. Puis, un impôt de d’un demi-dixième pour la terrasse. Qu’en dites-vous ? »

Maël se tenait à côté de son suzerain, attendant avec la bouteille de vin que quelqu’un ait vidé son verre, ce qui arriva bien vite pour Griffon étant donné qu’il n’avait rien d’autre à faire pour s’occuper que de boire pendant que les deux nains discutaient dans leurs langues natales. Une langue aussi affreuse qu’ils étaient laids et les dieux savent que les nains ne sont pas vraiment leur création la plus réussie. Le marquis prit alors le temps de les détailler un peu plus et sa main libre passa sur son menton rasé de frais, encore une chose qu’il faudrait leur apprendre : le rasage. Mais ils n’étaient pas là pour les civiliser bien qu’il faudrait commencer par leur apporter la vraie foi… l’émissaire le sortit de ses pensées en reprenant la parole dans un péninsulaire à l’accent assez désagréable, même les nordiens avait une voix plus douce à l’oreille.

Griffon accueillit les remercîments et le compliment d’un hochement de tête alors que le petit baron remplissait son verre.

« Ne vous inquiétez pas mon ami, j’y ait pensé, et c’est justement parce que l’on ne construit pas une réputation en un jour que j’ai choisi cet façon d’imposer votre futur établissement. Après tout notre objectif commun reste le succès de cette entreprise alors quel avantage aurais-je à vous saigner à blanc ? » Il reposa son verre sur son bureau une fois que ce dernier fut de nouveau plein et se leva pour aller au fond de la pièce, tournant ainsi le dos aux nains pour profiter de la grande fenêtre qui donnait sur une vision bien plus agréable à l’œil que ces petits êtres touffus : les jardins palatiaux. Les mains dans le dos, le dos droit, Griffon reprit la parole alors que son regard passait d’un bosquet à un parterre de fleurs aux milles couleurs. « Le fait que vous payez un pourcentage de vos revenus ne vous handicapera pas le temps de vous faire une place ici car vous ne pairez alors pas grand-chose. De plus il est de mon intérêt autant que du vôtre que vous vous fassiez un nom rapidement ; c’est pour ça que j’ai passé ces derniers jours à discuter avec les notables langecins de votre projet. »

En parler faisait presque remonter les migraines que tant de palabres et autres négociations lui avait provoqué mais si la maison de jeu des nains marchait ça n’aurait pas été en vain, du moins l’espérait-il.

« Votre réputation est déjà bien avancée et pour la clientèle, elle n’attend que vous. Ce sera à vous de ne pas les décevoir. Malheureusement je ne peux pas vous accorder d’exonération ni même baisser l’impôt de la terrasse, car elle serait sur la place en l’honneur d’un illustre ancêtre, ce qui serait un affront à son honneur et au mien, j’ose espérer que vous comprenez que la bienséance m’en empêche. Mais vous devez comprendre ça, vous qui donnez tant d’importance à l’honneur et à vos ancêtres. »

Griffon se retourna vers Karmin avec un air attristé qu’il avait travaillé devant la fenêtre alors qu’il parlait, profitant du reflet pour changer quelques détails de son expression faciale. Dans un coin de sa tête il maudissait la cour langecine qui commençait à le faire changer dans une direction qu’il n’appréciait guère. Toutefois il ne doutait pas que sa fille serait sans doute fière de lui.

Alors là, Karmin ne s’attendait pas à cela. Plus encore, il ne s’attendait pas du tout, du tout, à cette information. Alors, tout ce temps d’attente était dû au fait que le Marquis lui-même avait rassemblé ses nobles, ses commerçants et quelques-uns de ses puissants, dans le but de sonder leurs envies et leurs avis quant à l’arrivée prochaine d’un établissement de jeux nain ? Avait-il passé toutes cette attente pour préparer le terrain ? Pour faire la publicité des Nains ? Et de l’établissement à venir ?

« Ainsi donc, voilà la source de notre attente. Le Marquis aura préparé le terrain, avant de nous concéder un lieu. Si l’on donne un soupçon de crédit à sa parole, nous pouvons penser qu’il dit vrai… Et que nous sommes attendus. » Pensa Karmin à voix haute, en Khazalide, se tournant de moitié vers son garde du corps.
« S’il dit vrai, nos revenus naîtrons rapidement, notre clientèle se fidélisera, grandira… Et les revenus de ce Marquis naitront d’autant plus rapidement. » Argumenta l’atout.
« Il veut des revenus rapides, sûrs, et nul doute qu’il utilisera cela à d’autres fins. Les Péninsulaires et les plaisirs ont une relation haine/amour, si mes connaissances sont exactes. Par cet acte, il se permet de faire une pierre, deux coups : il assure une source de revenue pérenne, et il se montre flexible, et sans aucun doute ses gens apprécieront le geste. » Commenta Karmin, grattant sa barbe soyeuse.
« Sauf votre respect votre Avidité, les motivations de ce noble ne sont pas les nôtres. Il est évident qu’il investi dans notre affaire, et qu’il souhaite des revenus rapides. Les Umgis ont beau ne pas être dignes de confiance, leur attrait de l’or et de la richesse est pourtant bien connu. » Rétorqua l’atout.
« Tu as raison mon ami, tu as raison. J’ai bien fait de t’emmener ici ! Tu seras des yeux et des oreilles bien utiles pour notre souverain. Bien… Il nous faudra relever le niveau de luxe de notre établissement. Trois dixième d’impôts, nous devront nous assurer des revenus défalqués. Bien. Bien, bien. »

A y réfléchir, Karmin se trouvait quelque peu satisfait. Au départ, les Durgazdawi partaient sur le projet d’un établissement tout à fait commun, se fondant dans le décor de Langehack, et ne révélant son côté Nain qu’une fois les murs franchis. Mais le fait que le Marquis donne la liberté totale quant au devenir du bâtiment, changeait une grande partie de la donne. La terrasse, le fait qu’il ait prospecté ses gens, étaient autant d’atouts qui justifieraient un établissement plus grand et… Plus important.

« Bien. Votre Excellence, nous acceptons. Permettez-moi de vous informer d’ores-et-déjà, que nous allons visiter le bâtiment dans la journée même, mes acolytes et moi-même. » Avoua-t-il, une petite lueur dans ces yeux alors que Karmin allait pouvoir s’adonner à l’un de ses petits plaisirs : le chiffrage et la planification. « Je puis d’ores-et-déjà vous assurer que de grands travaux auront lieux. Mon souverain à l’habitude de construire de grands bâtiments à plusieurs étages, et très souvent de forme pyramidale. Nous n’empièterons ni sur les jardins, ni sur la terrasse, soyez-en certain. Nous ne saurions fouler au pied votre confiance, en souillant les trésors qui sont ceux de vos terres. Je n’ai plus de questions à vous poser, votre Excellence. Dois-je signer quelque chose ? »