[Foire] La Grande Foire de Diantra

Kÿrianos de la première ennéade de Karfias, An 19 du Xième Cycle
Diantra, Quartier des Galantes, Grand Place du Roi Fiiram
Fin de l’après-midi

C’est la fin de la première journée de l’année, déjà le soleil semble puiser dans ses dernières forces pour éclairer cette foire alors qu’ici et là des torches sont allumées, peu à peu, apportant à l’ensemble une touche de rêverie et de chaleur tout en faisant rutiler les pièces de métal, les épées et les armures. Bien visibles parmi cette foule agitée, des soldats veillent aux points stratégiques de l’endroit, l’entrée provenant du Pont Royal et celle menant à la Porte du Soleil, s’ouvrant sur le quartier des Mille Soleils. L’imposante statue du premier roi Fiiram semble être devenue bien petite face à toute l’agitation qui a envahi la place dont elle est ordinairement la seule et immuable résidente. La place est en effet noire de monde, un monde joyeux qui se disperse au gré des échoppes et des étals disposés sur les pourtours de manière à ce que tout un chacun puisse déambuler et apprécier les diverses spécialités régionales qui sont proposées.

Et quel mélange ! Quel raffut ! Quel parfum !  Tout ce qui se fait de mieux en Péninsule est ici représenté, grâce à ces petites boutiques éphémères. Et cette foule se presse, en nombre, afin de pouvoir toucher, rencontrer, goûter même, tous ces objets, toutes ces préparations disposées ci et là. C’est que voyager en Péninsule est pour beaucoup une aventure de longue haleine. Alors, imaginez donc ! Tout est à disposition ici sans avoir à chevaucher durant des ennéades entières ! Et bien sûr, pour les moins aventureux, pour les sages et les moins téméraires, l’occasion est belle d’enfin découvrir les arts, gastronomies et talents de toutes ces régions si éloignées sans avoir à risquer leur vie sur les chemins. Pour celles et ceux qui vendent leurs produits, l’occasion est évidemment tout aussi belle de se faire connaître !

Bien sûr, les couleurs de chaque région, chaque fief sont fièrement arborées, ce qui ajoute une intense touche colorée à cette foule mouvante qui se déplace lentement, entre les cavaliers et les badauds aux mains remplies de victuailles dévorées sur le pouce.

De la musique s’élève aux quatre coins de la grand-place, entre les bruits de volailles bousculées et le martèlement incessant des forgerons, une musique heureuse, joyeuse, en parfaite harmonie avec l’ambiance bon enfant qui se dégage de cette foire tout entière dédiée à Kyria.

Vêtue d’une longue robe de laine bleue et les épaules couvertes d’une longue cape sombre, la fine et petite silhouette de Louise apparaît, en provenance du quartier des Mille Soleils. Ses cheveux sont relevés en une coiffure simple mais élégante, rehaussée de ce cercle de métal poli qu’elle arbore toujours. A sa taille, la ceinture de cuir qui supporte sa lame, partiellement dissimulée par sa cape. Elle est accompagnée d’Enguerrand et d’Aymeric mais aussi de l’essentiel de son escorte, à peu près une quinzaine d’hommes. Ils sont tous parés des mêmes habits aux couleurs de Fernel, de velours vert et marron estampillés de feuilles de chêne. La châtelaine est à pied. Inutile d’embarrasser le monde avec son cheval en une telle célébration et puis, pour mieux profiter, il est préférable de ne pas avoir sa monture auprès de soi, après tout. Elle ne boude pas son plaisir, approchant enfin la première petite échoppe, un large sourire ravi aux lèvres.

C’est que cette foire est l’endroit idéal pour collecter des informations, gouter des choses afin de satisfaire la requête de son Ami par delà la mer, la Voix de Thanor. Elle n’a pas oublié sa promesse et elle compte bien réussir à la tenir.

Il n’est pas bien difficile à repérer au milieu de toute cette foule. En tunique blanche, l’épée au côté, bien plus grand que la moyenne, la Montagne d’Arétria est là-bas, à observer les échoppes mises en place sous la bannière arétane. Louise, toute à l’observation des lieux et à la découverte de certains produits, l’a remarqué depuis bien longtemps mais ne presse pas le pas pour la cause. La raison est simple : il y a bien trop de monde pour se le permettre.

Si les échoppes sont disposées sur le pourtour de la grand-place, elles attirent un flux important de badauds, de visiteurs, de curieux qui s’entassent par petits groupes avançant lentement, dans une promiscuité qui n’est pas du tout au goût de la châtelaine. Fort heureusement, son escorte personnelle forme une barrière entre elle et les importuns qui l’indisposent. C’est le propre des grandes cités d’accueillir des foules sans que cela ne soit un problème pour leurs résidents ordinaires, ils y sont habitués. Louise, elle, ne vit que d’espace et de paysages magnifiques, du grand air et de l’horizon souligné par la silhouette des Monts d’Or. Ici, l’air est lourd, chargé d’odeurs de nourritures, d’odeurs animales et corporelles, également, des odeurs fortes qui l’obligent souvent à détourner la tête en quête d’un peu d’air frais.

Cela étant, malgré ces petites incommodités, l’ambiance est bonne, les gens ont l’air heureux et souriants, il y a de la musique, des rires, des petits enfants qui se faufilent entre les jambes des passants, bref, toute la vie spontanée d’une cité en liesse.

Après avoir acheté et fait porter en sa résidence quelques menus objets, Louise s’écarte un peu des échoppes pour approcher la bannière d’Arétria et s’arrêter juste derrière le Comte qui ses tient là, les mains dans le dos. Une voix douce s’élèvera derrière lui, une voix douce teintée d’un roulant accent nordien.

- Vous semblez soucieux, Votre Grandeur.

Elle a un sourire aimable, le regard espiègle et l’air ravi de le revoir. Quand il se retournera, elle esquisse une ravissante révérence tandis que le reste de son escorte s’incline, le poing droit posé sur le cœur.

- Je suis fort aise de vous revoir, Monsieur le Comte. Comment vous portez-vous ?

On ne peut pas dire que le voyage fut de tout repos pour Gendry. L'homme, déjà, par nature, est assez solitaire et voyager en groupe n'est pas pour lui plaire des masses. Il avait fait l'effort lors de son emménagement, s'offrant un long et difficile voyage mais trouvant toujours ça et là des moments pour s'isoler. Lorsqu'on voyage avec la dame, c'est plus difficile de dire qu'on a besoin de s'isoler. Ceci pour le premier point. Autant dire que les petits soins qu'il doit donner à ses brûlures d'enfance ont été tout sauf simples et ont un peu miné son humeur. Le second point est plus prosaïque. Gendry n'est pas un cavalier né, pour preuve il n'a pas de cheval. Il n'est pas né noble, il n'est pas né guerrier, il n'a pas vécu dans une contrée où monter un cheval se fait parfois avant de marcher. Et la dame de Fernel a choisi de voyager vite. Elle a pris ses meilleurs soldats et un artisan valable. Pas le meilleur, au meilleur on confie le poste de maréchal ferrant, mais le plus... complet dirons-nous. Les soldats trimballaient leurs armes, Gendry s'est contenté de ses "outils" de voyage, pour réparer sommairement s'ils sont perdus en pleine campagne. C'était son rôle. Puis chaque voyageur a transporté à tour de rôle son fameux "kit de voyage" contenant casseroles, assiettes et couverts en une seule boîte. C'est sa création et il en est assez fier.

Mais bon, s'il faut être honnête, il est arrivé à destination avec un mal aux muscles qu'il a trimballé tout le voyage. Quand on ne sait pas monter à cheval, on prend de drôles de positioin, sans compter les muscles fessiers. La douleur, il connait, il gère. La raideur et l'inconfort, ça l'indispose toujours tout autant. Mais allégé du poids de son sac de transport et libéré du cheval, Gendry découvre avec plaisir la capitale et se réjouit de voir les artisans. Pour l'heure, il suit encore la Dame et sa cohorte, faisant fi des regards intrigués posés sur lui. Son mi-masque et son collier étonnent, voire intriguent certains enfants, qui se demandent dans quel monde on se déguise ainsi. Et le taiseux Gendry ne répond pas. Le bruit fait par les forgerons le rassure et fait qu'il se sent un peu moins en territoire étranger et un peu plus chez lui. Voir leurs techniques de travail puis pouvoir avoir des conseils de tanneurs, couturiers ou ébénistes ne pourra que lui plaire. Gendry a conscience d'avoir encore énormément à apprendre et son bonheur est là, dans l'apprentissage. Et pourquoi pas dans l'échange, après tout, c'est un peu un inventeur. Un tout petit, mais un inventeur. Il crée pour se faciliter la vie, car bosser seul l'y oblige.

Une nouvelle zone est visitée et il perçoit assez rapidement l'intérêt des poteries qui peuvent éviter des famines en protégeant les récoltes des rats quand il entend sa Dame s'adresser à un vieux géant. Lui, il aurait fait, niveau muscles, un sacré forgeron. Mais la déception est vite de mise. Le "Votre Grandeur" n'est pas adressé à la taille du gaillard mais à son titre. Voilà que la Dame fait ce qu'elle doit faire, de la politique, ou de la diplomatie, ou les deux, chose à laquelle Gendry n'y entend rien. Quand il voit les gardes serrer le poing sur le coeur en guise de salut, il fait de même et profite du premier moment calme pour dire à son voisin :

- Tu m'excuseras auprès de la Dame, mais ceci n'est pas mon domaine, je vais aller voir les gens de ma condition : les artisans, et laisser les seigneurs avec les seigneurs, les gardes avec les gardes et les guerriers avec les guerriers.

Chacun à sa place et les mouches seront bien gardées. Il ne va pas s'éterniser dans des jeux de cour alors que la foire est faite pour lui. Si dame Louise de Fernel ne le comprend pas, tant pis. Mais à son avis à lui, qui s'inquiétera de la non présence d'un non garde lors d'une discussion officieuse entre deux nobles ? Ben personne. En fait, maintenant qu'il s'éloigne, tout serait parfait... ou presque. C'est que cette musique lui tape un peu sur les nerfs. Quel besoin ont ces gens de faire du bruit, comme s'ils voulaient empêcher les gens de discuter. Et c'est pendant qu'il jette un oeil vers les troubadours tout en continuant à se déplacer qu'il manque de percuter quelqu'un.

- Vous pouvez pas regarder où vous marchez ?

Mauvaise foi ? Que nenni, lui sait où il posait ses pas. Bon, si le gaillard réagit un peu violemment, cela fera une animation en plus. Ah, sauf que le gaillard est une femme. A la couleur des cheveux, il se demande si elle n'est pas la fille du géant, auquel cas il a causé un incident diplomatique. Bah, on pardonne à un artisan, non ? Enfin, il l'espère. Quoi que non, elle n'a aucun trait commun. Difficile pour lui de dire si elle est jolie, il n'est pas d'humeur à ça de toute manière. S'il l'a été un jour.

- C'est vrai, quoi, ce n'est pas comme si je n'étais pas visible.

Il a un geste de mauvaise humeur avant d'essayer de contourner l'obstacle que représente cette femme et de poursuivre sa route vers son objectif : une forge ! Limite, il fabriquerait bien un fer à cheval pour se détendre les nerfs et avoir un sentiment d'utilité.

Le voyage jusqu’à Diantra avait été plus difficile qu’elle ne l’a cru. Pourtant habitué aux longues distances, celui-ci avait été fort différent. En effet, entre les nausées et les pauses obligatoires vu le bébé qu’elle porte, la prêtresse a dû s’adapter rapidement, se forçant d’ailleurs pour ne pas s’excuser du temps qu’elle faisait perdre à Dame Louise et la petite troupe qui les accompagnait. Elle a d’ailleurs dû faire réajuster non seulement la robe qu’elle avait commandée pour le banquet royal, mais aussi ses robes de Néera, car son ventre se fait maintenant plus visible. Mais outre les nausées, la prêtresse n’a jamais été aussi heureuse de toute sa vie. Se réveiller tous les matins près de l’homme qu’elle aime est une bénédiction qu’elle chérit chaque seconde de cette nouvelle vie, qu’elle n’échangerait d’ailleurs pour rien au monde. Beaucoup la complimentent, lui disant qu’elle est rayonnante et Zofia le remarque à chaque fois qu’elle jette un coup d'œil dans la glace. 

Aujourd’hui toutefois, la prêtresse n’est plus sur la route. En effet, le petit cortège qu’ils formaient est arrivé la veille. La prêtresse s’est alors empressée d’aller rejoindre son mari dans une auberge confortable qu’il a choisi, pas sans remercier Dame Louise et ses hommes pour la protection qu’ils lui ont gentiment procurés sur la route, bien sûr. Les deux représentants de Néera auraient certes pu résider au Grand temple de la Bienveillante, mais le couple a préféré avoir leur intimité pour les festivités, tout en restant proche du palais. Quant à Sir Louis, le chevalier néerite qui a accompagné la prêtresse, il a choisi de rester chez un cousin. 

Ayant pu profiter de leurs retrouvailles hier, Natael et elle ont tout de même dû se séparer encore pour quelques heures aujourd’hui. Zofia aurait pu demander à Sir Louis de l’accompagner jusqu’à la foire, mais la prêtresse s’est rappelé que le chevalier a sans doute fort à faire lui aussi. Et puis, elle doit avouer que cette escapade en solo lui ferait sans doute du bien. Depuis que sa grossesse est connue de son entourage, beaucoup on tendance à la couver davantage, lui laissant très peu de moments avec elle-même. Ses robes de Néera enfilées, la prêtresse se dirige donc tranquillement vers la foire, fin prête à zieuter les spécialités péninsulaires. 

L'ambiance est festive sur l’immense place du marché, arrachant un sourire à Zofia. Elle se laisse donc porter par la musique, tout en restant vigilante ; la foule présente est immense et la prêtresse sait que sa bourse peut être tentante malgré ses couleurs de Néera. Sensible aux odeurs depuis qu’elle porte un bébé, Zofia plisse le nez dès qu’elle passe tout près des étalages de nourritures. Certaines lui donnent l’eau à la bouche tandis que d’autres lui arrachent de violentes grimaces. D’ailleurs, elle remarque le Comte de Terresang et Dame Louise plus loin et désireuse de les saluer, elle s’approche de l’étalage, alors qu’une odeur immonde lui agresse les narines. Zofia s’arrête en chemin, tout en posant une main sur son ventre et l’autre sur sa bouche. Oh...Ah non ça ne va pas. La prêtresse cherche des yeux la première ruelle et s’y engouffre aussitôt pour vomir son petit déjeuner.

D'un pas presque léger, Lucia se faufilait au petit bonheur la chance dans la foule, quand un coup d'épaule aussi involontaire qu'anonyme lui fait perdre l'équilibre. Un pas de côté pour tenter de retrouver un appui, et c'est le talon d'un parfait inconnu qu'elle accroche et râpe du bout de sa botte. Son bras s'élève dans un geste désespéré pour finalement agripper un morceau de tissu - sans doute la chemise épaisse d'un humble hère qui la repousse sans ménagement - et la revoici bardassée entre les passants. Une main secourable finit par la saisir fermement sous le bras, l'empêchant in extremis de s'affaler contre un homme dont l'accoutrement dénote, et la sauvant d'une chute qui aurait apporté sans aucun doute son lot de blessures.

- Est-ce que ça, m'dame?
- Oui. Je crois. Merci! Vous m'avez... Le bienfaiteur de Lucia a déjà disparu dans la foule, sans même attendre un quelconque remerciement. Les derniers mots qu'elle prononce s'éteignent en un murmure, alors que derrière elle s'élève un grognement plutôt bourru. Vous pouvez pas regarder où vous marchez ? Lucia se retourne. L'homme au masque de fer. La prêtresse ne peut s'empêcher de se demander si ce morceau de métal est d'ordre esthétique ou pratique, et à quel point il représente un obstacle quand vient le temps de manger. C'est vrai, quoi, ce n'est pas comme si je n'étais pas visible.

Le bonhomme a raison. Il est un peu plus grand qu'elle, beaucoup plus large, de la catégorie des gens qui ont été bâtis par un métier physique qui connait peu de repos. Impossible pour elle de déterminer l'origine de ce gaillard. Malgré ses voyages et les nombreuses régions visitées, elle n'a jamais vu pareil accoutrement. Peut-être vient-il du Sud, là où on dit que les fantaisistes de son genre passent mieux. Quoique pour un homme du Sud, il manque un peu de cette attitude mielleuse qu'elle s'est figurée en rencontrant des homologues d'Ydril ou de Soltariel.

- Effectivement vous êtes visible, mon fils. Aussi visible que la situation périlleuse dans laquelle je me trouvais. Savez-vous combien de gens sont blessés par un simple mouvement de foule, les jours de marché? Alors je vous remercie de me poser la question, je vais bien grâce à une main secourable qui... Lucia s'interrompt en sentant quelque chose frôler la jupe de sa robe, de haut en bas. Instinctivement, elle baisse les yeux et pâlit en découvrant, sur le sol, sa besace qui vient de tomber. La ceinture à laquelle elle est attachée est désormais lâche. Le bienfaiteur a de toute évidence tenté de tirer parti de la situation pour délester la jeune femme.

- Un instant. Lucia profite du gaillard, qui a le mérite d'obliger les badauds à regarder où ils marchent pour éviter l'étrange personnage, et donc à les contourner tous les deux, pour ramasser sa trousse à ustensiles et les quelques pots et fioles qui se sont échappés, avant de refermer la besace et de se redresser. Le voyou. Il a voulu partir avec mes outils de travail. A peine aurait-il trouvé deux pièces dans le butin. Lucia est abasourdie. Si vous n'aviez pas grondé, il aurait sans doute réussi son méfait. Je crois que je vous dois des remerciements, monsieur. Comment vous appelle-t-on? ajoute-t-elle en nouant la lanière de cuir qui vient ceindre sa taille en plus de fixer sa besace contre elle.

Et soudain, la prêtresse rougit. Elle aussi, elle a grondé, sans même s'assurer qu'il n'a rien, qu'elle ne l'a pas heurté, qu'il n'a pas craint lui aussi d'être renversé et exposé aux piétinements d'une foule bien trop occupée à se divertir qu'à prendre soin des gens. Je suis désolée si je vous ai fait peur, c'était bien involontaire de ma part conclut-elle alors qu'elle replace une mèche folle, échappée d'un chignon parfaitement désordonné.

Louise a le même demi-sourire en songeant que ces fameuses tourtes arétanes pourraient de toute façon tuer n’importe qui, sans ajouter quoique ce soit de fâcheux.

- Vos tourtes ne sont pas destinées à tous les palais, Monsieur le Comte. Seuls les plus expérimentés peuvent en savourer les finesses et les nuances.

Le seul souvenir de cette chose trempant dans son assiette au milieu de trois feuilles de laitue à Arétria lui tort l’estomac. Elle avait un peu faim en arrivant, l’appétit s’en est allé tout autant que son sourire lorsqu’il lui demande comment elle va. Louise s’approche de Magnus de manière à ce qu’il puisse entendre sans devoir hausser le ton. Ils se trouvent dans une foire et le bruit ambiant n’aide pas aux confidences.

- Les choses pourraient sans doute beaucoup mieux aller pour nous tous.

Le matin même, elle a écrit un courrier important, probablement le courrier le plus important de toute sa vie. Un courrier qui a été porté à la Cour et dont elle attend réponse. Pour le reste, elle a passé la journée à s’inquiéter, à se poser des questions, à se demander si cette fois ses paroles seront entendues.

- Avez-vous connaissance des événements qui se sont passés il y a de cela quatre ennéades à Langehack, Monsieur le Comte ?

Un regard vers la Montagne d’Arétria. Peut-être a-t-il des informateurs, après tout, ou entendu deux ou trois choses en arrivant ici, à Diantra.

Une nouvelle année débutait par des évènements s'annonçant comme positifs et prometteurs. Une grande foire fédératrice précédait le couronnement du Roy, et l'intronisation d'une nouvelle Haute-Prêtresse de Néera, ces deux personnages les plus importants pour la pérénité de la Péninsule. Lysandre dévouait encore sa vie pour que la Couronne puisse recouvrir son prestige, son autorité et sa grandeur, afin que le Royaume de la Péninsule puisse définitivement se ranger derrière lui. Bien du travail était encore à abattre pour accomplir cela, mais le Gouverneur d'Olysséa gardait espoir. Les prochains jours étaient décisifs, et plus encore depuis de fâcheux évènements survenus il y a peu, pas très loin de la Capitale.

Le voyage depuis Olysséa s'était déroulé sans heurts. La délégation olysséenne avait même pu profiter du Garnaad pour raccourcir le temps de voyage et ainsi ne pas lambiner sur les routes, limitant ainsi les risques de rencontrer des bandits et gagnant même du temps. Lysandre avait fait installé la délégation olysséenne à Diantra pour la Grande Foire, où chaque région présentait ses spécialités, qu'elles soient culturelles, culinaires, artisanales, ou même militaire. Pour Olysséa, le Gouverneur avait décidé de vanter son acier de qualité à travers de nombreux objets de belle facture. Il avait également amené des tonneaux des différents alcools issus des cultures olysséennes, comme le vin de Erdlheim ou l'alcool de Teigne-Rouge. Ce dernier pouvant entraîner de dangereux effets secondaires en cas de consommation excessive, Lysandre s'était montré particulièrement tatillon sur la distribution de cette boisson. En marge de ces produits plus ou moins connus d'Olysséa, la délégation avait apporté d'autres produits moins célèbres, mais tout aussi intéressant, que le Gouverneur désirait promouvoir. Bien entendu, le Gouverneur avait arpenté les routes péninsulaires avec sa famille à ses côtés, ainsi que plusieurs de ces conseillers et autres nobles olysséens. Il ne fallait pas oublier que ces quatre jours étaient un réel sommet politique, social et religieux.

Malgré les innombrables passants venant de tout horizon, le Chevalier Royal avait pu apercevoir les diverses délégations issues des autres régions du Nord et du Sud, qu'il ne tarderait certainement pas à rencontrer d'une manière ou d'une autre. Le Couronnement ne vaudrait pas grand chose si les nobles n'échangeaient aucune amabilité pour se terrer dans la défiance. Lysandre lui-même avait rencontré plusieurs seigneurs nordiens il y a quelques mois, s'osant même à s'aventurer jusqu'à Oësgard, eux qui n'appréciaient guère les gens du Médian. Néanmoins, aujourd'hui, tout le monde se devait d'être uni, d'où qu'il vienne.

"Mon fils"... Gendry soupire. Il s'est éloigné d'un troupeau de nobles escortés pour tomber sur une Mère. Après la noblesse, le Clergé. A croire qu'il n'y a pas de gens normaux par ici dans la capitale ou que ces derniers sont derrière les stands, à faire des animations, et non devant, à profiter des expositions pour se faire un avis sur le travail fait ailleurs.

- Savez-vous qu'il y a des métiers où la moindre inattention peut provoquer des accidents graves et que c'est pour cela que les artisans savent, eux, où ils mettent les pieds ?

Non mais, Mère ou pas, il va pas se laisser faire la leçon. Puis il a bien vu qu'elle n'a pas chuté. Ah, apparemment, le bon samaritain n'était pas aussi secourable qu'il n'y paraissait de prime abord et a voulu profiter de la situation pour voler la Mère. Il vérifie qu'il a toujours ses effets avec lui d'un geste rapide. Mais il est assez prudent et ne les expose pas au tout venant. Cela évite quelques soucis de se préparer anticipativement. Probable que la jeune Mère n'ait pas souvent quitté le Temple. Il lui en veut un peu moins de le retenir.

- Pas de quoi, ça n'était pas volontaire. Je me nomme Gendry, Gendry Adkin.

Bon, au moins la Mère n'a pas l'air de mauvaise composition. C'est qu'il a déjà croisé des membres du Clergé qui s'adressaient à lui ou parlaient en temps qu'enfant "maudit", alors entendre ce qui vaguement ressemble à des excuses l'étonne.

- Peur ? Rassurez-vous, Mère, je n'ai pas eu peur, et je peux aisément en parler car j'ai déjà connu la peur, par deux fois. Et une troisième se profile à l'horizon quand je m'imagine tenter de manger une des spécialités présente ici.

dit-il en pointant du nez une tourte à l'aspect aussi peu engageant que l'odeur qu'elle dégage.

- Ce qui est dommage, car j'ai faim et c'est l'une des rares fois où je pourrais me gréer un verre de vin ou un autre alcool. Si vous avez une idée d'un endroit où on peut consommer un mets qui ne mette pas nos vies en danger, je suis prêt à vous suivre et même à vous inviter, si cela ne heurte pas les bonnes mœurs qu'un homme mange avec une femme, voire avec une Mère. J'avoue que je suis totalement déphasé de ce point de vue-là.

C'est qu'il a un métier qu'il gère en solitaire et que s'il n'en avait pas reçu l'ordre, il ne serait jamais venu jusqu'ici. Mais bon, faudra bien qu'il apprenne un jour les règles de la vie en société. En attendant, il ne craint pas de dire qu'il n'y connait rien, histoire qu'on lui pardonne s'il commet un impair.

Il est plaisant d’entendre rire le Comte, d’autant qu’il a un rire communicatif qui la fait sourire un peu malgré la gravité de ce qu’elle s’apprête à lui dire. Des têtes se sont tournées vers eux, enfin surtout vers lui, pour sourire en retour et reprendre ensuite les activités, sans plus s’inquiéter de Magnus et de son acolyte. Une acolyte qui hausse un sourcil, incrédule, face à ce que lui dit le Comte. Le dragon bleu ? Réellement ? Elle pose une main sur le devant de sa bouche, un peu choquée d’entendre à quel point les événements sont déformés.

- Non, Monsieur le Comte. Point de dragon ou de brigands. Pour ces derniers, j’aurais très nettement préféré que cela soit le cas, croyez-moi.

Derrière elle, Enguerrand et Aymeric n’ont pas bougé d’un iota tandis que le reste de son escorte semble attiré par tout ce qui se trouve à sa portée. Louise a un regard pour les gens qui vont et viennent, insouciants, dans une cohue joyeuse, inconscients de tout ce qui se passe en cet instant. Le regard noisette s’accroche à celui du Comte, limpide.

- J’étais à Langehack lorsque ces événements ont eu lieu. A priori, des heurts violents ont opposés le Marquis de Langehack et une délégation Naine. Je n’ai pas les détails évidemment mais les rumeurs étaient intenses et ont fait état de plusieurs morts, autant du côté des Hommes que du côté des Dawis.

Elle plisse les lèvres.

- Si cela est avéré…Je vous laisse imaginer les répercussions que cela aura sur la Péninsule et nos relations avec le Zagazorn. C’est une réelle catastrophe diplomatique qui a eu lieu là-bas, Monseigneur.

Louise a un regard pour la foule à nouveau, le font barré de deux petites rides soucieuses.

- Une catastrophe aux conséquences potentiellement désastreuses pour tout le royaume…Et surtout pour le Nord.

On pouvait sentir la frénésie, l’excitation qui semblait électriser l’atmosphère. Diantra rayonnait, se montrait sous son meilleur jour pour ces célébrations. Célébrations qui d’ailleurs, semblaient avoir attiré la majorité de la péninsule. D’Ydril à Oesgard, tout semblait avoir fait un effort pour se réunir pour ses fêtes, qui définitivement, resteraient à jamais dans les mémoires. Il fallait croire que les années de paix avaient finalement porté fruit, et la péninsule semblait rayonner dans une certaine harmonie. Du moins, c’était l’impression qu’avait eue la rose de Lodiaker lorsqu’elle avait mis les pieds dans la capitale. Peut-être était-ce parce qu’elle était sur son petit nuage. Bien que les derniers événements qui s’étaient déroulés au Langehack n’étaient pas nécessairement tout joyeux, son court séjour avait été très inattendu.  Depuis, elle avait l’impression d’être plus joyeuse, heureuse. On la surprenait souvent à chantonner devant la glace, telle une enfant qui profitait finalement de la vie.


«Venez Norian… » dit-elle d’un ton enjoué alors qu’elle s’engageait dans les havres de la foire. Des commerçants d’un peu partout semblaient d’être réunis. Certains vendant des spécialités locales comme la tarte au citron missédoise et même du fromage de bouzon. À chaque pas qu’elle faisait, la demoiselle avait l’impression qu’une odeur différente venait chatouiller ses narines. Suivie de près par quelques chevaliers, dont son protecteur attitré, la jeune femme s’arrêta devant un commerçant d’Ydril. Regardant les étranges fruits colorés qui se trouvaient sur son étale. Adélina, curieuse, se tourna légèrement vers le chevalier avant de lui désigner les étrangetés qui se trouvait sur la table; « Tu en as déjà vu quelques parts? Je savais que le Sud avait des produits différents, mais jamais je ne les avais imaginés comme cela. » Le marchand sembla finalement remarque la jeune femme, et s’empressa de la rejoindre, sourire charmeur aux lèvres. Sourire charmeur… du moins jusqu’à ce que ce dernier aperçoive le géant qui se trouvait au côté de la dame.


Ce fut à ce moment que l’alonnaise aperçut le Comte d’Arétria et la dame de Fernel au loin. Son regard croisa les deux figures, et elle les salua d’un rapide mouvement de tête, sourire aux lèvres. Puis un son vint la sortir de ses pensées.  Son regard balaya doucement la  foule, avant d’apercevoir une jeune femme qui tentait, tant bien que mal de conserver son déjeuner dans son estomac. Elle fit rapidement signe à Norian, avant de contourner doucement un couple qui semblait se disputer – ou du moins – avoir une conversation des plus tendues, avant de s’arrêter près de la jeune femme. « Vous allez bien? » demanda-t-elle timidement avant de s’arrêter net en reconnaissant la jeune femme. Mais? C’était la prêtresse! Comment s’appelait-elle déjà? Ah oui… Zofia. « Mère Zofia! Vous allez bien? Avez-vous besoin de voir un guérisseur? » Elle se retourna rapidement vers le géant qu’était Norian, avant  de reprendre la parole; « Messire, pourriez-vous allez chercher à boire? » C’était plus un ordre, qu’une demande, mais elle était persuadé que le chevalier n’y verrait aucun inconvénient, après tout, ce n’était pas comme si quelqu’un l’attaquerait ainsi devant tous ces gens!

- Je n'ai pas besoin des ordres d'un maître pour savoir qu'il ne faut pas en manger

sourit, amusé, un Gendry qui commence à se détendre un peu. La perspective de manger un peu de viande n'est pas pour lui déplaire. Il a les moyens de s'en offrir de temps à autre mais évite, préférant, s'il a faim de viande, aller la chasser. Puis il la prépare lui même, c'est rare qu'il en commande dans une auberge, même quand le logement lui est offert. Aussi cherche-t-il du regard cette fameuse auberge avec une enseigne rouge et blanche. Avant qu'un homme pressé, sans doute un garde qui a reçu un ordre et s'empresse d'y repondre, lui bouche la vue.

- Ca, c'est de la carrure.

Se permet de préciser Gendry à l'attention de la Mère. Pas qu'il fasse un complexe, mais Gendry est "bien proportionné". Il est de taille moyenne, carrure moyenne mais musclé, même si cela se devine peu vu qu'il cache son corps sous des vêtements plutôt amples et sa peau sous des bouts de tissus moins usités, comme des gants, ou des bijoux en fer. Difficile de deviner le dessin des muscles ou la puissance qu'il peut dégager. Il y a moins de doute avec le géant qui s'éloigne déjà d'eux. Lui n'a aucun problème pour fendre la foule. Quant un bestiau pareil arrive, on libère le chemin pour éviter le choc, car il ne fait aucun doute que ça n'est pas le garde qui volera avant d'atterrir sur le séant. Mais il revient à l'essentiel quand la Mère lui parle bienséance en observant un couple.

- Euh, j'ose espérer que vous considérez quand même que "ça" dépasse les limites de la bienséance, parce que, s'il faut que je vous colle comme ces deux aimantés, je ne suis pas la bonne cible.

Aura-t-elle saisi qu'il s'agit d'humour, lui qui est souvent très premier degré ? Qu'importe, elle change de sujet pour parler de son métier tout en glissant un mot sur les artisans.

- Vous êtes soigneuse ? La vérité m'oblige à avouer que j'ai souvent eu service aux soigneurs, qu'ils soient ou non du Clergé. Encore récemment, mais pas pour un accident. Le seul vrai accident qui a nécessité les secours de soigneurs, j'avais trois ans.

Sauf si on considère que "tomber" sur une grande prêtresse drow soit un accident, évidemment. Il craint moins cette prêtresse-ci, alors que de prime abord il se sentait proche de la drow. Comme quoi... Il allait poursuivre quand des musiciens viennent faire un tintamarre qui lui donne des envies d'écraser leurs instruments, et accessoirement les doigts qui les tiennent, entre son marteau et son enclume, que par chance il n'a pas pris avec lui. Il s'éloigne en direction de l'auberge et poursuit.

- Tout dépend de quel artisan vous parlez. Un bûcheron, un ébéniste ou un forgeron, si ça se blesse, on ne peut pas vraiment parler de "bobo", à l'exception des échardes pour les travailleurs du bois. Ceci étant, je ne doute pas qu'ils se blessent aussi, mais je croise les doigts, pour l'heure, ni sur ma forge ni lorsque je travaille le bois je n'ai eu à me blesser. L'avantage de travailler seul, sans doute. Ce sont les petites bousculades qui provoquent les faux mouvements qui entraînent les accidents. Souvent, du moins. La chaleur de la forge est un bon rappel à la concentration. Les bûcherons et ébénistes n'ont pas cette chance.

Et à nouveau, mon pauvre Gendry, tu causes trop. Il dépasse Lucia pour éloigner la foule, étant quand même plus carré (et inquiétant) qu'elle et arrive à l'auberge avant de regarder l'étal qui vend sa viande. Ca sent pas trop mauvais, mais il ignore le prix. Il espère que ça ne sera pas une trop mauvaise surprise.

- D'où je viens ? De Scylla. C'est un peu au sud de Diantra. Tout le sel dont se sert la péninsule vient de là. Mais j'y œuvrai comme ferronnier, le métier du paternel. Après son décès et celui de ma mère, j'ai revendu la forge car j'avais besoin de changer d'air. Je suis parti m'installer à Fernel, tout au nord. L'air des montagnes me réussit mieux que l'air salin. Mais la Dame de Fernel semble m'apprécier et elle m'a demandé de descendre avec elle à Diantra pour les festivités. Cela ne m'amuse pas d'abandonner ma nouvelle forge, mais quand la seigneure des lieux vous donne un ordre...

Il fait un vague signe de la main pour indiquer que le seul choix qui s'impose est d'y obéir. Même si Dame Louise ne donne pas souvent des ordres, Gendry a compris qu'il valait mieux y répondre favorablement. L'une des deux fois où il a émis un avis contraire, il a été menacé de geole. L'autre fois, il était dans un trop triste état, après avoir été poignardé par la drow, pour qu'elle le menace. Mais il avait eu la décence de présenter les choses très honnêtement et diplomatiquement. Il avait cru qu'elle refuserait de lui parler par la suite, aussi quand elle lui a proposé de l'accompagner à Diantra, il a dit oui de suite. C'est une trop mauvaise idée d'être en froid avec celle qui peut faire de ta vie un paradis ou un enfer. Paraît que c'est pareil dans les mariages, qu'il faut mettre de l'eau dans son vin. Bon, il boit pas de vin, mais c'est une bonne raison pour pas se marier.

- Deux !

Demande-t-il au vendeur quand c'est son tour. Il a eu le temps d'entendre le prix demandé et ça reste dans son budget. Il se tourne vers Lucia.

- Je propose qu'on profite ensuite de l'auberge pour boire un coup et digérer à l'aise. Vous ne m'avez toujours pas dit comment vous vous appeliez.

- Bien sûr, je comprends. Monsieur le Comte…

Une révérence pour saluer le départ de l’illustre seigneur de Terresang et elle fait demi-tour pour rentrer au quartier des Mille-Soleils. Elle ne rentre qu’avec Enguerrand et Aymeric. Le reste de son escorte peut s’amuser, elle, elle n’a plus le cœur à cela.

Il la regarde un peu plus bizarrement qu'avant. Il semble que cette prêtresse ait un goût un peu morbide pour ce qui est haché ou sanguinolent. Cela le met un peu mal à l'aise, lui qui est moitié homme moitié cire fondue. Si la femme a un attrait pour les brûlures, elle pourrait se prendre de passion pour lui. Il a l'habitude de susciter la répulsion, qu'il supporte difficilement, ou la pitié, ce qui l'insupporte, mais l'attrait... En y songeant, il a des envies de meurtre. Ce n'est pas la première fois ces jours-ci. La capitale ne lui réussit définitivement pas, lui qui d'ordinaire est bien plus calme. Le changement de sujet est le bienvenu.

- Contrarié une femme ? C'est la première fois que j'ai une seigneure avec qui travailler. A Scylla, étant déjà sur place, je n'ai pas eu à me présenter et les nobles sur place faisaient déjà commerce avec le paternel, qui était plus forgeron que ferronnier. Bref, dame Louise est la première dame avec qui j'ai eu affaire et c'est... différent. Il y avait aussi un décalage de mentalité, pas tant nord sud, mais noblesse peuple. Quand j'ai une commande, c'est du commerce, ce qui fait sauter quelque peu les règles protocolaires. Ici, j'avais à demander l'autorisation de m'installer en me pliant aux règles locales et ça a été... euh... une découverte.

Il lui fait un grand sourire

- Ils manquaient de travailleurs du fer, mais je l'ignorais, ce qui fait que l'accueil fut globalement positif. Mais ils se méfient aussi des étrangers, ce que je comprends et aussi d'expertise. Ils m'ont fait travailler avec leur maréchal ferrant, qui a vite acté mon expertise. Mais ça a été tout sauf simple pour moi qui travaille solo. Puis elle a bâti une nouvelle forge, pour moi, mais sans mon avis, forge dont elle était propriétaire alors que je voulais l'acheter. J'ai vite compris qu'il ne fallait pas insister sous peine d'être jeté dans les geoles. Ne pas avoir de chez moi m'a fait songer à partir tenter ma chance ailleurs. J'y réfléchissais en chassant quand j'ai croisé un étrange couple avant de réaliser que la femme était une grande prêtresse drow. Malgré une blessure j'ai pu prévenir de sa présence et cela m'a valu une forte reconnaissance. Une fois rétabli, j'ai reçu la propriété de la forge en remerciement.

Il l'observe, un peu surpris, puis écarte les bras.

- Pour le reste, je n'ai jamais été en couple, je n'envisage pas de l'être, je n'ai pas l'intention de partager mon logement avec par exemple une domestique qui s'occuperait de la maison pendant que je gère la forge et ses aspects commerciaux. Donc j'ignore comment gérer une dame pour ne pas la contrarier. Je n'ai rien compris à la logique de la Dame de Fernel et j'ignore pourquoi elle m'apprécie, sinon qu'elle apprécie tous ceux qui vivent sous sa protection. Ou alors c'est le fait qu'on ait à peu près le même âge et que j'ose dire les choses, même si j'apprends à y mettre les formes.

Effectivement, ça sent bon. Et le fait qu'elle considère comme totalement inconvenant la parade prénuptiale des deux aimantés le rassure aussi. Il ne lui demande pas si elle est mariée, car si la question est innocente, le fait de la savoir célibataire pourrait entraîner des questions auxquelles elle répondrait avant même qu'elles soient posées et qui forcément seront gênantes. C'est un sujet qu'il évite, pour ne pas avoir à expliquer pourquoi lui ne l'est pas. Il a indiqué qu'il ne cherchait pas, cela suffit généralement. Lorsqu'elle conte son voyage dans le Nord, il sourit. Son masque qui ne couvre pas sa bouche pourra sembler étrange à un regard aiguisé, une moitié de sourire s'élevant plus haut que l'autre moitié, celle côté masque. La brûlure ayant rendu la joue fort rigide, le sourire a perdu de son naturel mais ressemble plus à une grimace qu'à un handicap. Ou à un sourire qu'on tente de contrôler, peut-être.

- Vous pourriez vous plaire à Fernel. Ce n'est pas un grand bourg, mais ça se situe entre un grand village et une petite ville. Il y a de la vie ce qu'il fait, des commerces mais pas trop, une jolie protection et pas mal d'artisans. Une prêtresse soigneuse pourrait y trouver son bonheur, d'autant que le soigneur sur place, bien que compétent, se fait vieux. Si vous avez en prime un petit talent d'herboriste, cela reste campagnard, avec des forêts, des chevaux, des zones cultivables et quelques spécialités bien de chez nous, euh, de là-bas. Puis, ce qui est signe de bonne santé dans les villes et villages, pas mal d'enfants. Et ils ont des chevaux exceptionnels il paraît. Je m'y connais en fer, pas en cheval, mais le doute n'est pas permis quand on les voit, même pour un novice comme moi.

Si des couples se lancent et se mettent à pondre des gamins, c'est que la situation n'est pas à la crise, qu'il y a des espoirs en l'avenir... ou que les activités au lit sont nombreuses, et donc qu'il n'y a pas famine. La natalité est un bon indice de la santé d'un lieu, il en est convaincu. Mais il marque un temps de surprise quand elle lui propose de lui rembourser le repas par un troc. Pas que l'idée d'un troc le choque, mais c'est plutôt le tableau qu'elle dresse de son état de santé qui le surprend. Habitué aux soigneurs, il parle franchement.

- Mère, je suis ravi de donner le change, mais j'ai pris une dague sacrificielle dans le ventre qui m'a laissé presqu'exsangue quand j'ai pu rejoindre Fernel après avoir fait un détour pour ne pas attirer la drow vers mon lieu de vie. Je pensais avoir repris mes forces mais le voyage jusqu'ici à cheval, et je ne suis pas cavalier, m'a bien épuisé. Je reste "un peu" convalescent et je n'ai pas recouvré toute mon énergie depuis notre arrivée à Fernel.

Il hésite, soupesant le pour et le contre d'accepter une offre de troc.

- Une invitation est une invitation et je peux me le permettre. Après tout, on m'a offert une forge et j'avais vendu celle de la famille, ce qui fait une belle plus value, qui me permet de rester quelques ennéades sans travailler. Mais quand on bosse sur une forge, on est soumis à une forte chaleur et la peau s'assèche. Je ne pensais pas connaître de souci loin de la forge mais la peau reste sèche et j'ai pas prévu une réserve de lotion hydratante pour la peau assez importante. Alors, si vous en fabriquez, je vous volerai volontiers un pot en échange du repas et de la boisson. Si vous n'avez pas, un sourire en guise de paiement et un merci suffiront amplement.

L'excuse de la chaleur de la forge fonctionne toujours, mais dans les faits, ses brûlures empêchent une bonne sudation et il doit s'hydrater régulièrement la peau pour éviter qu'elle ne s'assèche et craquèle, ce qui peut fortement le bloquer. La question suivante le surprend mais est assez logique quand on n'est pas du métier.

- Tout métier d'artisanat qui comble un manque est un bon métier et une bonne situation. Disons qu'il y a la noblesse, puis le clergé, du moins souvent, puis la bourgeoisie, viennent ensuite les artisans. Dans le monde des travailleurs du fer et dans un pays des chevaux, le maréchal ferrant est au sommet de la pyramide, ensuite, suivant si le pays est ou non en guerre, le forgeron et/ou le ferronnier. Je suis un peu touche-à-tout, je sais fabriquer un fer, ferrer un cheval, réparer ou fabriquer une lame. Mais ma préférence va vers la ferronnerie, qui a un côté plus... artistique, mais pas toujours. J'aime, sans qu'on puisse réellement l'expliquer, mettre mon art au service des gens, créer des choses ou "perdre" des heures à rendre un objet beau, là où un fer à cheval doit être fonctionnel et une arme solide et maniable. Le temps que je peux passer sur un bougeoir est du temps que j'aime "perdre"... et qui me permet d'exiger un paiement plus important, ce qui n'est pas négligeable, si la commande le permet.

Il fait un geste d'excuse tout en étant convaincu qu'elle comprend. Si on passe deux heures à fabriquer un objet, le prix de ce dernier sera moindre que si on a passé vingt heures dessus. Il a un sourire tendre à sa dernière question.

- Non, je n'ai pas de kiosque, car transporter une forge n'est pas simple, si cela est possible. Mes talents de bricoleur restent utiles en voyage, de chasseur aussi et il y a toujours moyen si besoin est de pouvoir utiliser la forge d'un collègue si une pièce est à faire pour réparer un chariot ou remplacer un fer à un des chevaux, lors d'une étape.

Il goûte à sa tranche de pain maintenant qu'ils sont installés et soupire d'aise.

- Ch'est délichieux !

Pas qu'il soit malpoli ou mal élevé, mais dans l'enthousiasme de la découverte, il n'a pas voulu attendre pour donner son avis gastronomique. Mais il finit sa bouchée quand le serveur se présente.

- Un pichet d'eau !

Il renonce à l'alcool, même si pour une fois il a "l'autorisation" d'en boire. Etre alcoolisé quand on va frapper du fer bouillant est tout sauf une bonne idée et c'est pour ça qu'il ne boit pas. Mais ne pas boire ne lui a finalement pas donné le goût de l'alcool et il s'en passe très bien. Les vins ou la cervoise ne l'attirent finalement pas plus que cela, sinon le goût de l'interdit, évidemment. Il laisse Lucia commander ce qu'elle veut. Si le troc est accepté, possible que ça lui fasse un pot plus grand, qui ne sera pas superflu.

Si Lucia est légèrement contrariée par le fait que Gendry ne compte pas se marier, elle n'en montre rien. Se marier et avoir des enfants fait partie de l'ordre naturel des choses. S'y opposer ne fait pas partie du champ des possibles, qui vient pourtant de s'ouvrir alors qu'elle réalise qu'elle n'a jamais discuté avec quelqu'un qui, sans raison apparente, choisit le célibat. A moins qu'il n'ait un défaut à cacher. Un défaut peut-être dissimulé sous ce masque et qui lui rappelle le vrai accident qui a nécessité des soins lorsqu'il était enfant. Et qui justifie ce déséquilibre étrange dans le sourire qu'il affiche. Une fois encore, Lucia garde péniblement  pour elle-même ses remarques et ses questions et réfrène sa soif de guérir les corps blessés. Elle y a consacré toute son existence, depuis le moment où elle a ouvert les yeux au Temple jusqu'à maintenant. Pas une ennéade ne s'est écoulée sans qu'elle n'ait assisté puis pratiqué d'une façon ou d'une autre un soin, au point d'en faire une quasi obsession, réveillée par la moindre égratignure, le moindre hématome, le moindre petit ongle incarné. La prêtresse a, depuis longtemps, voué sa vie à Néera et à la guérison des blessés qui croisent sa route. D'aucuns y verraient une passion morbide, elle n'y voit qu'une dévotion tout à fait normale.

Par chance, Gendry n'est pas avare en paroles, ce qui permet à la prêtresse de se concentrer sur autre chose que sur sa propre curiosité. Fernel apparait être un petit bourg où il fait bon vivre, mené par une jeune femme de caractère qui semble faire preuve d'une juste générosité. Et si l'endroit paraît plus ou moins prospère, c'est probablement parce que la Dame en question poursuit correctement l'oeuvre de son père, à moins qu'elle-même ne soit particulièrement douée pour les affaires politiques. Elle ne serait pas la première, mais n'en serait pas moins admirable.

- J'ai déjà entendu parler des chevaux de Fernel. Je n'y connais rien mais ils ont une réputation qui fait l'envie de bien des éleveurs de la région si je me fie à leurs yeux brillants lorsqu'ils en parlent. Peut-être devrait-elle se mettre en quête de ces fameux chevaux pour constater par elle-même, ici à Diantra ou bien là-bas, dans le Nord.

Ravi de donner le change. Elle en est bouche bée lorsqu'il lui annonce qu'il se remet encore d'un coup de poignard. Elle ne l'a vu ni boiter ni grimacer. Il a fait un long voyage sur une blessure peut-être pas tout à fait correctement refermée et n'en laisse rien paraître. Depuis quand est-il arrivé? A-t-il eu le temps de prendre un peu de repos ou fait-il partie de ces gens qui ont développé une surprenante tolérance à la douleur? Qu'importe, le résultat est là, debout devant elle, à lui proposer un troc qui lui permettra de se sentir plus à l'aise d'accepter l'invitation. Elle hoche de la tête, sans répondre immédiatement : sa priorité est désormais de lui permettre de s'asseoir, et c'est à l'auberge qu'ils pourront le faire. Elle ouvre la voie.

Mettre son art au service des gens, voilà qui parle beaucoup à Lucia et qui rejoint ses propres aspirations. Gendry n'en devient que plus intéressant, cette fois pour ce qu'il sait faire et non plus pour les blessures qu'il porte. Un artisan polyvalent, qui aime créer des objets de diverses tailles et dont les prix varient selon le temps qu'il y met, voilà qui pourrait lui rendre service à l'avenir. Ses petits outils de travail ne lui conviennent pas toujours, et certains soins demandent que l'on fasse preuve d'un soupçon de créativité pour réussir à nettoyer et refermer correctement une plaie profonde. Peut-être pourrait-il lui créer des ustensiles plus adaptés à ses besoins et à ses mouvements.

- Puisque vous n'avez pas emporté avec vous votre forge, il faudra que j'aille à elle pour voir vos réalisations. De bonne humeur, Lucia s'asseoit en riant. La voici avec une destination, et deux objectifs : voir de ses yeux les fameux chevaux de Fernel, qui sont tant vantés, et rendre visite à un ferronnier pour voir si sa créativité pourra améliorer les soins qu'elle porte aux gens qu'elle croise sur la route. Pour votre peau... Lucia saisit du bout des doigts un morceau de viande et le porte à sa bouche. Délicieux est un faible mot : la viande semble tout simplement fondre sur sa langue pour enrober tout son palais d'un délicieux parfum. Elle se tait et savoure le moment.

C'est réellement un luxe pour la prêtresse qui vit d'habitude avec peu de choses. Contrairement à certains homologues, elle ne se sent pas en droit d'exiger quoique ce soit, et ne souhaite pas qu'une personne se sente redevable envers elle à cause de son rang. Elle est née dans le dénuement, a eu une chance infinie de recevoir une éducation dans un environnement bienveillant et considère que sa place est là, avec le peuple et au même niveau que celui-ci, dans la pyramide de la société. Finalement, elle revient à la discussion.

- C'est excellent. J'ai rarement eu l'occasion de goûter quelque chose de si bon! Elle ne pense même plus aux tourtes si peu ragoutantes. Son regard se pose sur les mains gantées de Gendry. Elle réalise qu'il est soigneusement couvert de la tête aux pieds, à l'exception de la moitié de son visage. Difficile, dans ces conditions, de pouvoir recommander un traitement réellement adapté. Si vous me montrez votre avant-bras, je devrais pouvoir me figurer l'état de votre peau. Si elle est particulièrement sèche, si ça gratte, je serais potentiellement tentée de vous conseiller une huile pure appliquée sur une peau humide plutôt qu'une lotion. Les lotions ont des vertus mais dans votre cas, avec votre métier et l'exposition à la chaleur, pour qu'il y ait un effet bénéfique durable il faudrait vous en tartiner copieusement plusieurs fois par jour. L'huile est plus dispendieuse mais beaucoup plus efficace. Je n'en ai pas sur moi mais si nous pouvons nous donner rendez-vous quelque part un peu plus tard dans la journée, je pourrai vous en donner... ou autre chose, si je constate que l'huile n'est finalement pas le meilleur choix pour vous. Ceci dit, en l'appliquant le soir avant de vous endormir, elle pourra faire effet durant toute la nuit. A faire chaque soir pendant votre voyage. Jamais en grosse quantité, et si possible gardez la peau traitée à l'air pendant quelques minutes, pour éviter que vos vêtements ne s'en imbibent et privent votre corps des bienfaits du traitement. De retour à Fernel, votre peau aura déjà pris du mieux. Vous continuerez à l'oindre chaque soir, et chaque matin où votre travaillerez. Ou alors, vous pourriez continuer avec la lotion le jour et réserver l'huile pour la nuit. Durant le jour, vous tâcherez de boire beaucoup d'eau. Avec la chaleur de votre forge, le corps perd plus facilement son eau et la peau devient plus fragile. Boire de l'eau est une bonne façon de l'aider. Est-ce que vos mains ont tendance à craqueler?

Ça ne serait pas surprenant, et selon la réponse, elle choisira une huile adaptée pour Gendry. Enfin, Lucia s'interrompt pour prendre une vraie bouchée de viande fondante et de pain imbibé par le jus de cuisson. Hmmmm. C'est jour de fête à Diantra, et c'est jour de fête pour les papilles de Lucia.

- Pour moi aussi, de l'eau je vous prie. Le ferronnier ne picole pas, la prêtresse non plus, exactement pour les mêmes raisons : être sous l'emprise de l'alcool n'est pas une bonne idée pour quelqu'un qui doit toujours être prête à prodiguer des soins.

- J'irai à Fernel. Je ne peux pas vous garantir que je vais chercher à m'y installer, parce que les voyages m'ont appris que j'aime beaucoup voyager. Sitôt que je suis quelque part pendant plus de deux semaines, j'ai tendance à tourner en rond et à être de mauvaise humeur. Les personnes qui ont besoin de moi ont tendance à venir à moi dans les premiers jours qui suivent mon arrivée. Une fois que les bobos sont soignés, ils se font plus rares. C'est tant mieux et je m'en réjouis, mais j'ai besoin de me rendre utile...  

Elle s'invite carrément dans sa forge pour voir son travail ou il rêve ? Non, il ne rêve pas. C'est osé, à tout le moins. Il n'aime pas particulièrement être observé pendant qu'il travaille et arrive à ne pas y prêter attention, mais en général, il fait aussi en sorte que l'autre comprenne qu'il dérange.

- Transporter une forge, non, mais voir le résultat de mon travail reste possible. Pour le déplacement, on s'est servi d'une de mes "inventions", le kit de voyage. J'ai assemblé un ensemble d'outils de cuisine, casseroles, assiettes, couverts, qui s'emboitent pour prendre le moins de place dans un chariot et être le moins fragile possible. Gain d'espace et on peut cuisiner sur un feu de bois si on n'a pas atteint l'étape souhaitée pour diverses raisons. C'est pas joli, mais c'est pratique et je n'ai eu aucune plainte lors de ce test qu'est devenu ce voyage de Fernel à Diantra.

Forcément, il ne se balade pas avec ses kits sous le bras, mais il les a avec lui, à Fernel. Il ajoute, un brin goguenard :

- Oh, et nous ne sommes pas venus à pied de Fernel vous savez. Et si on a pris des chevaux, forcément on a pris les nôtres. Mais les vrais fernelois seront plus à même de vous expliquer la magie des chevaux que moi. Je pourrais vous raconter comment on les ferre mais cela n'a pas grand intérêt. Et étant piètre cavalier, je peux dire qu'ils tapent le cul, mais comme ça avait le don de faire rire mes compagnons de voyage de me voir marcher après la descente du cheval, je me dis que ça n'est pas une mauvaise chose. J'avais ce don inné de les mettre de bonne humeur.

Cette anecdote aura eu le don de le décontracter, mais ça ne dure pas. La prêtresse a la mauvaise idée de lui faire un exposé sur les soins cutanés. Si au début il écoute distraitement en dégustant son repas, il s'assombrit un peu et abandonne sa tranche de pain. Et quand elle a fini son cours magistral, il dit simplement :

- Vous savez, je n'explique pas à un vétéran comment entretenir sa lame, car même s'il n'est pas travailleur du fer, il a appris à entretenir son matériel et se sera renseigné. Alors, j'ignore pourquoi vous vous imaginez que j'ai besoin d'explications sur un problème qui n'est pas récent. Soit vous me prenez pour un idiot, et vous êtes pardonnable car sur certains plans je le suis, soit vous considérez que les personnes que j'ai vue, dont celle qui m'a maintenu en vie encore récemment, sont des idiots et que vous êtes mieux armée qu'eux pour soigner un problème chronique. Mais l'un dans l'autre... J'ai demandé une lotion hydratante, pas une solution à mon problème.

Il se pince le nez pour calmer un début de migraine, geste surprenant puisque son masque couvre aussi la moitié de son nez. C'est d'ailleurs, du point de vue du masque, la partie qui a dû demander le plus de travail.

- Et quitte à savoir, Mère, je suis assez pudique et déteste exposer ce qui peut me faire honte. Je crois que vous verrez un bout de ma peau le jour où, en échange, je vous verrai intégralement nue. Et encore, je doute que cela soit suffisant pour me motiver à vous faire voir ma peau, car selon moi, le troc se ferait à mon désavantage, soigneuse ou pas. Il faudra m'avoir inconscient, ou mort. De préférence, les deux, pour satisfaire votre curiosité.

Dur ? Sans doute, mais ça a le mérite de clarifier les choses. Heureusement, la conversation dévie sur Fernel et les voyages.

- C'est un point avec lequel vous pourriez vous entendre avec la dame de Fernel, elle aussi a besoin de voyager. Je... oh oh...

La porte s'est ouverte, laissant apparaître une personne que Gendry, forcément, connaît bien. Et à la grimace qu'il fait, qui sur la partie visible de son visage ressemble à celle d'un enfant pris en faute, ça n'est pas la joie.

- J'imagine que j'ai commis divers impairs, puisqu'il semble que la dame de Fernel soit à ma recherche... D'ailleurs, elle vient de me repérer ! Quand je vous disais qu'on me repérait de loin.

Il marque un temps d'arrêt et n'attend pas que Louise prenne la parole pour faire les présentations, espérant ainsi éviter une remontrance publique, tout en ignorant quel tort il a bien pu causer.

- Dame Louise de Fernel, j'ai le privilège de vous présenter Mère Lucia du Temple, prêtresse et soigneuse qui porte un grand intérêt à Fernel, ses chevaux, sa seigneurie et son ferronnier. Mère Lucia du Temple, sa Seigneurie Louise, damoiselle de Fernel.

Il s'éclipserait volontiers pendant qu'elles se saluent l'une l'autre mais il se doute qu'il n'y arrivera pas et cela sera encore moins discret, comme remontrance. Il cherche un allié secourable du regard mais ne trouvera forcément personne. Qui prendrait le parti d'un honnête forgeron en présence d'une Mère et d'une Dame ?

Repérer le ferronnier au milieu de la foule n’a rien d’un exploit. Il doit être le seul à oser porter un masque au milieu d’une assemblée tout entière dévouée à la DameDieu. Si Louise a l’esprit ouvert et une large propension à accepter les autres tels qu’ils sont pour autant qu’ils ne font pas un étalage manifeste de magie, elle sait aussi qu’il n’en est pas de même pour tout le monde. Et c’est réellement un miracle que personne ne soit jamais venu embêter Gendry surtout ici à la capitale. Les gens le regardent de travers, souvent, l’évitent aussi, mais pas Louise. Elle est la dernière personne en ce monde à pouvoir reprocher quoique ce soit à quelqu’un, de toute façon, et même si leurs relations sont distantes et limitées au strict nécessaire, il n’en demeure pas moins un membre de son escorte, un élément essentiel au bon fonctionnement de cette même escorte et un homme talentueux. Ce n’est donc qu’une curiosité éveillée après une entrevue on ne peut plus courte, et qui aurait sans doute mérité bien plus qu’un bref salut avant d’être reléguée derrière des courriers à écrire, qui la pousse en entrer dans la taverne.

A son entrée, on se tourne un peu à son passage, on la regarde avant de reprendre les activités, son verre, sa conversation. Louise n’est personne nulle part et encore moins dans une taverne remplie de gens du peuple de la capitale. C’est donc dans un relatif anonymat qu’elle se fraye un chemin jusqu’à ce que Gendry n’annonce la Dame. Louise plisse les lèvres. Pour l’anonymat elle repassera, donc…

- Ma mère…Monsieur Adkin…

Il y a une belle ambiance ici, un peu douce et frivole, remplie de rires. Et contrairement à ce que l’on pourrait croire, c’est loin, très loin même, d’apaiser son esprit troublé, plein de rouages et de projections d’avenir.

- Je ne resterai pas bien longtemps, des devoirs m’appellent pour ce soir, je voulais juste savoir si tout va bien pour vous.

Elle reste debout, face à leur table, avant d’aviser Lucia et de la gratifier d’un sourire.

- Vous vous intéressez à Fernel, vraiment ?

Un autre sourire, un peu plus ironique celui-là.

- Vous seriez bien la première à le faire, ma Mère. La majorité du monde ignore même où se trouve ma seigneurie. Puis-je savoir ce qui lui vaut cet honneur ? Sont-ce mes chevaux ? La beauté des montagnes ?

Un regard pour Gendry.

- Un mouvement du cœur peut-être, qui vous pousse à vous y intéresser ?

Un ensemble d'outils de cuisine, voilà qui pourrait être pratique pour la prêtresse itinérante qu'elle est. Lucia se figure, l'espace de quelques secondes, une soirée au bord d'un lit de braises rougeoyantes sur lesquelles trône une petite casserole de métal d'où s'élève un délicieux fumet. Puis elle se ravise : trop lourd pour une longue marche, et nécessite de transporter des aliments à cuisiner. Or, lorsqu'elle quitte un endroit, elle n'a généralement qu'un morceau de pain et un restant de repas. Le projet de s'offrir une batterie de cuisine s'estompe aussitôt, tandis que le ton plaisantin de Gendry la fait sourire.

- Il serait malheureux de ne pas utiliser pour le voyage les chevaux qui font votre réputation. Mais j'aspire à les voir dans l'espace dans lequel ils grandissent, parce que le savoir-faire des éleveurs, la lignée des chevaux et le contexte dans lequel ils vivent composent la recette de leur réussite.

Mais la conversation, qui allait bon train, dévie sur un sujet qui semble froisser Gendry. Sa bonne humeur s'envole, tout comme l'instant de plénitude gustative dans lequel elle se laissait couler. Surprise, Lucia regarde le ferronnier lâcher sa tranche de pain et lui répondre, d'un ton bien plus sec, presque méprisant à ses oreilles, qu'il n'a pas besoin de solution à son problème, seulement une lotion. Pire, il ajoute à l'insulte en suggérant de la voir complètement nue, ce qui a le don de faire monter une boule de colère dans sa poitrine. La prêtresse respire profondément alors que les pensées se bousculent dans son esprit. Son intention n'était pas de le froisser, simplement de lui proposer une alternative à des soins qui lui semblent insuffisants puisque même loin de la forge, sa peau reste sèche. Elle ne sous-entend pas que ses homologues soient des idiots, même s'ils le sont en laissant cet homme se contenter de demi-soins plutôt que de lui proposer des alternatives éventuellement plus efficaces. Parfois, régler un problème se fait après avoir fait bien des essais suivis d'erreurs. Tu dois apprendre de tes erreurs, Lucia, et te montrer patiente lorsque ça ne fonctionne pas comme tu le veux. Le père Basile n'était pas du genre à se contenter de ses habitudes. Jusqu'au dernier jour de sa vie, il s'était intéressé aux nouvelles connaissances sur les plaies et les maladies, et prenait toujours le temps de discuter, lors de ses voyages, avec les soigneurs qu'il croisait afin d'améliorer ses propres pratiques. Lucia suivait naturellement ses traces et reconsidérait régulièrement ses propres pratiques. Mais le ferronnier semble avoir fait son choix.

Lucia continue de respirer alors que Gendry commande de l'eau. Elle fait de même. Elle se sent particulièrement insultée et n'a plus réellement envie de manger, mais soit. Céder à la colère ne lui ressemble pas, aussi la ravale-t-elle avant de détourner, d'un ton calme, la conversation. Plus tard, sans doute, elle y repensera et trouvera une dizaine d'excuses pour pardonner le comportement totalement déplacé que son interlocuteur a eu envers elle, tout en restant totalement à côté de la plaque : comment imaginer ce que ce gaillard a vécu durant son enfance, et les répercutions que ce drame a eu sur lui, même avec les quelques indices qui se glissent au fil de la conversation?

Oh... oh... Lucia suit le regard de Gendry en direction d'une silhouette qu'il annonce comme étant la Dame de Fernel.

- Vous êtes plutôt reconnaissable Monsieur Adkin. Ça doit être votre coiffure qui veut ça. Retrouver la légèreté des échanges ne lui fera pas de mal. Sa plaisanterie est un peu forcée, mais elle a le don de la décrisper. Aussitôt, la prêtresse se lève pour saluer d'une légère inclinaison du buste celle qui devra définitivement faire une croix sur l'anonymat.

- Le bonjour, Damoiselle de Fernel. Le visage de Louise de Fernel est loin de la décevoir : un regard perçant, une allure affirmée, un sourire bienveillant... et une légère propension à la plaisanterie, peut-être inspirée par l'ambiance informelle et festive qui règne autour d'eux. Pourtant, Lucia accueille la remarque avec un haussement de sourcils surpris. Un mouvement du cœur? Elle ne saisit qu'en regardant dans la même direction que la dame, c'est-à-dire vers Gendry, et hausse les épaules dans un signe de totale impuissance.

- Hélas, mon coeur est tout entier dédié à ma tâche. Et quelque chose me dit que je trouverai bien du travail à Fernel. Elle ponctue sa phrase d'un regard pour le ferronnier, toujours assis, dans lequel elle voit un homme buté, et donc un défi. Comme si elle allait abandonner si facilement son idée d'huile. Lucia ne peut s'empêcher de sourire intérieurement face à cette étrange idée qu'une femme défigurée par une balafre comme la sienne s'entiche d'un ferronnier au visage à demi-masqué. Quel couple ils feraient!

- J'ai voyagé pendant deux ans avec mon maître dans le Nord, il y a quelques années déjà. Nous avons passé un peu de temps à Serramire et dans les environs. J'y ai entendu parler des chevaux fernelois par des gens particulièrement admiratifs, et j'espérais beaucoup découvrir ce savoir-faire qui fait votre réputation. Malheureusement, notre voyage nous a menés ailleurs, mais j'aspire à regagner le Nord après les célébrations, et pourquoi pas Fernel si on y a besoin de mes humbles services. Monsieur Adkin vante plutôt bien la seigneurie... Voudriez-vous vous asseoir quelques instants? Gendry lèvera-t-il enfin ses fesses pour saluer la Damoiselle de Fernel et lui offrir sa chaise ou va-t-il falloir qu'elle le sermonne à la manière de la mère Frénégonde, qui jadis ne se privait pas de lui servir de longs laïus au moindre écart de comportement?