[Plan des Ombres] Deux suffisent pour faire un monde (Ithìliur)

Les yeux clos, assise dans la cendre au milieu du rien, la noirelfe tenait entre ses doigts ce dodécaèdre aux surfaces métalliques, incrusté d'une gemme rougeoyante et gravé de symboles dorés qui, dans cette noirceur infinie, semblaient presque luire par instants. De temps à autre, il arrivait que ses lèvres laissent échapper un murmure, des mots anciens, perdus et oubliés. Ces méditations étaient habituelles et régulières, au moins autant qu’on pouvait en juger en ce monde où le temps paraissait n’être qu’une idée bien subjective et très loin de la constante qu’il représentait dans son monde originel.

Et comme à chaque fois qu’elle en eut terminé, la daedhelle ouvrait son grimoire par la fin, feuilletant inlassablement ces pages griffonnées, ces dessins maladroits, témoins de leurs tentatives, à lui et à elle, de s'apprivoiser, de communiquer, d’apprendre à se comprendre. T’sisra y avait grossièrement dessiné ses pérégrinations depuis son départ du Puy. Son passage des wandres jusqu’au Lorn, où elle avait tenté de conter sa rencontre avec Gallen et Garrick, Dagobert et Mortecouille ainsi que la fée qu’ils avaient surnommé « P’tite ». Ses aventures au cœur du Royaume Péninsulaire, puis son crochet par l’Anaëh motivé par une rencontre avec l’étrange Tête de Souche à qui le style « bonhomme bâton » ne rendait pas vraiment hommage. Ses dernières histoires explicitaient les raisons l’ayant poussée à rejoindre une compagnie bien hétéroclite dont le bout voyage se termina dans les Terres Stériles.
Son cœur, toujours plus serré à chacune des pages, T’sisra ne pouvait pourtant pas s’empêcher de se remémorer ces épisodes de sa vie. Plus que la mort, ce qui l’effrayait réellement était de perdre pied, d’oublier ces moments et ces gens sans qui elle n’aurait jamais été elle-même.

- Ithìliur, lança-t-elle en relevant la tête dans un sourire, histoires ! Tu avec je repose là. Avait-elle ajouté en tapotant la cendre à ses côtés en invitant son comparse à s’asseoir.

Plongeant dès lors dans son sac, T’sisra se mit à farfouiller plus que de raison pour tirer l’un des derniers morceaux de fusain qu’elle possédait. À peine encore quelques anecdotes d’elle et de lui et il leur faudrait trouver un autre moyen. L’idée lui arracha un soupir de désarroi.

- Au moins ça avant la fin.

La drow se mit à dessiner très grossièrement quelques montagnes, à dire vrai, des triangles. En dessous, des caricatures de bâtisses et quelques bonhommes bâtons affublés de gribouillis sommaires en guise de barbes. Elle s’empressa d’en ajouter un autre, plus grand que la moyenne et aux longues oreilles et dont le bras semblait toucher celui d’un nain.

- Je vivre à Zagazorn. T’sisra avec Balir. Commentait la daedhelle en désignant ses œuvres d’art du bout du doigt. Balir est Papa de moi. Balir est ma famille.

Son regard glissa vers l’elfe, à la recherche d’un signe de compréhension quelconque, elle lui tendait dans le même temps, ce qu’il restait du fusain.

- Ithìliur avec famille ?

Derrière ton affable sourire se dissimulait une pointe de jalousie. T’sisra était devenue ton ancre à ton ancienne réalité. Depuis que vous vous étiez rencontrés elle t’empêchait de sombrer. Elle te donnait l’occasion d’interagir avec une autre créature pleinement physique, une autre créature possédant une forme d’intelligence que tu es capable d’appréhender. Elle te forçait à retenir, à te rappeler, voire à créer. Parce qu’il vous avait fallu créer, bâtir afin de vous comprendre. Il vous avait fallu longtemps… du moins aussi longtemps que les clochers sans heures du Plan des Ombres n’en donnaient l’impression pour appréhender vos langages réciproques. Et puis il avait fallu faire des compromis. Parce que l’un comme l’autre vous vous étiez accrochés à des syllabes, puis à des mots, à des notions que vous aviez réussi à attraper à la va-vite, et alors ces notions avaient été cristallisées. Puis d’une syllabe à une autre, d’une notion à une autre, vous aviez construit votre propre dialecte. Un dialecte composite, fait d’agrégats de tout ce qui vous faisait sens à vous, ici et maintenant.
Derrière ton affable sourire se dissimulait une pointe de jalousie parce que tu étais obligé de le reconnaître face à toi-même, tu avais plus besoin d’elle qu’elle n’avait besoin de toi… ou alors c’est ce qu’il te semblait. Tu te sentais plus dépendant de sa présence pour ne pas sombrer que tu avais l’impression qu’elle dépendait de la tienne pour ne pas se perdre, et quelque part, cela t’agaçait. Parce que quitte à être piégé, seuls au monde, tu aurais aimé être aussi important aux yeux de ta compagne d’infortune qu’elle l’était devenue pour toi.

- Ma mère vient des Cités... tu esquisses un semblant de murailles de pierre circulaire au milieu de laquelle tu dessines une silhouette féminine ...et mon père vient d’en dehors. tu répètes le même schéma, encerclant cependant la silhouette masculine d’arbres et de pierres Elle c’est une Taledhelle, et lui c’est un Ornedhel.

Tu prends le temps, plus que T’sisra, de rendre tes croquis un brin esthétique. Tu retrouves le geste acquis à l’Académie, force de tracer des glyphes, de calligraphier des essais et de schématiser plantes, animaux et organes elfiques. Et le geste te plaît. Le souvenir te plaît.

- Ma mère avait un petit frère, mais ils ne s’entendaient pas... tu rajoutes une silhouette plus trapue, celle de Beren, au sein de la Cité, avant de séparer mère et oncle d’un nuage d’orage ...alors elle est partie chez les nains, mais elle est restée cachée. tu croques une silhouette féminine recroquevillée parmi des créatures trapues et barbues semblant l’ignorer Mon Oncle… le frère de ma mère, il fréquentait le Roi, alors un jour en le suivant dans ses voyages, il a fini par retrouver ma mère, et il l’a ramenée en Anaëh à coups de flèches et de numérotations approximatives, tu essaies de retracer leur périple mais ils ne s’entendaient toujours pas, alors ma mère est repartie, et c’est là qu’elle a rencontré mon père. Et puis je suis né. tes doigts se crispent sur le petit bout de fusain, et tes sourcils se froncent, tes yeux refusant de verser une larme alors que les souvenirs d’enfance te remontent, mais alors que tu luttes, tu trahis l’admiration que tu as pour ton père en prenant le plus de temps pour le dessiner lui, jusqu’à son visage, jusqu’aux expressions si rassurantes qui te manquent tant Au début on a vécu en ville, mais on n’était pas heureux, alors on est parti vivre avec le clan de mon père. toujours, de flèche en flèche, le cortège de silhouettes voyage, fuyant des ombres moqueuses pour d’autres plus accueillantes Puis après que j’aie grandi, quand je me sentais prêt à affronter la ville, j’y suis retourné seul, et c’est là que j’ai rencontré mon oncle. Je me suis bien entendu avec lui, et du coup, vu qu’il m’aimait beaucoup, ma mère et lui ont fini par bien s’entendre à nouveau... tu prends le temps de dessiner Beren et Idril s’offrant l’embrassade qu’ils ne purent jamais avoir ...mais ils sont tous les deux morts peu après. Mais au moins ils sont morts tranquilles et heureux. tu t’arrêtes un instant, prenant le temps d’offrir sourire à l’Eldéenne, qu’elle comprenne que tu étais sincère en disant cela Mon père est resté dans son clan, et moi je suis resté dans la Cité à étudier avec les mages. De temps en temps il passe me voir... et c’est à ce moment que les larmes ont fini par percer. Qui sait combien de temps à passé là-haut ? Qui sait quelle inquiétude est celle de ton père à l’heure qu’il est ? ...mais j’ai raté une expérience, et maintenant je suis ici avec toi. tu prends le temps de dessiner T’sisra, cette fois-ci encore te souciant du détail au point de rendre justice aux quelques racines blanchies plantées dans le haut de sa nuque Mais on s’en sortira… je pense… j’espère.

Les larmes coulent, mais tu souris. Se laisser aller fait du bien. Ici de toute façon, il n’y a qu’une personne pour te juger et elle t’a déjà vu dans de bien pires états.

Son grimoire était entre les mains de l’elfe, tout comme son fusain. Alors la daedhelle remonta ses genoux contre sa poitrine et les enlaça de ses bras, la tête légèrement penchée sur le côté, elle observait les traits courir sur la page et imager les propos de son comparse. Plus encore, chaque coup de fusain se faisait le témoin de sa mémoire, de souvenirs qu’il ne devait pas oublier, jamais.
Alors, elle écoutait, sans l’interrompre, pour laisser à Ithìliur tout le temps de s’imprégner, une fois encore, de sa propre histoire, jusqu’à ce que de lourdes larmes roulassent sur ses joues pâles. T’sisra lui rendit son sourire, approchant le dos de ses doigts pour écraser l’une des larmes, doigts qui coururent ensuite jusque sur sa nuque pour y appliquer une pression réconfortante. Tout du moins, c’est ainsi que Balir l’avait maintes fois réconfortée dans sa jeunesse et il lui paraissait ainsi tout naturel de reproduire le geste.

- On finira par trouver une sortie. Tous les deux. Et si nous sommes condamnés à rester perdus à jamais, tant qu’on reste tous les deux… La noirelfe termina sa phrase par haussement d’épaules accompagné d’un sourire.

T’sisra se redressa dans un mouvement rapide pour venir s’agenouiller derrière Ithìliur. Ses doigts plongèrent dans sa crinière flamboyante, peignant son cheveu rebelle du mieux qu'elle le pouvait.

- Tout ce qu’on peut faire, c’est garder espoir. S’accrocher à l’idée que, tant qu’à être perdu, autant l’être ensemble. Ensuite… On verra. Dit-elle en commençant à tresser deux mèches ensemble sur la gauche, juste avant l’oreille de l’elfe. Et si nous avons une chance de sortir, tu arriveras à faire une brèche. J’ai confiance.

De sa main libre, la noiraude alla s’emparer d’un mouchoir de tissu perdu dans les tréfonds de son sac, qu’elle vint coincer entre se dents afin d’en déchirer un bout long et fin. De quoi attacher solidement la queue de cette tresse qu’elle laissa retomber sur le torse de son ami.

- Mon père à moi ne sera pas surpris de me voir avec un elfe… Il faut dire que je connais ton Aran, Virin, le fairä qui l’accompagne et le commandant de ses armées, qui doit toujours avoir ma dague. Et ce n’était pas les premiers elfes que j’ai pu rencontrer. Par contre, ton père à toi, il va faire une drôle de tête si il me voit avec toi. Fit la drow dans un léger rire trahissant l’envie de réellement vivre pareille situation, alors qu’elle s’attaquait à une tresse pareille à la première de l’autre côté cependant. « Oh mon petit, mais où est-ce que tu es allé trouver une amie drow mal foutue comme celle-là ? » Avait-elle scandé en forçant un ton un peu plus grave.

Elle vint mordre une nouvelle fois dans son mouchoir de tissu pour en déchirer une seconde lanière aussi grossière que la précédente.

- Et pour ton… « Expérience » ratée, est-ce que tu sais ce qui a raté ?

T’sisra laissa la tresse reposer sur l’épaule d’Ithìliur. Ses lèvres virent souffler à ses oreilles : « Des tresses de guerrier pour affronter le seul ennemi qui compte : le désespoir. »
Et tandis qu’il perfectionnait son dessin, la noiraude vint se rasseoir à ses côtés.

- Tu dessines bien. Déclara-t-elle en avisant le très peu de fusain qu’il restait désormais. Un peu trop. Son index s'en alla tapoter la page où il avait expressément détaillé ses mèches blanches. Tu me surveilles très fort quand je médite ?

Un regard accusateur coula vers l’elfe, un regard qui ne dura qu’une maigre seconde avant qu’il ne fut chassé par un rire franc, désamorçant tout l'effet dramatique qu'elle avait vainement tenté d'installer.

Garder espoir. Garder espoir. C’était toujours la même rengaine. Tu avais fini par t’y faire. Et comme elle le disait, au moins vous n’étiez plus seuls, vous étiez tous les deux, alors garder espoir était plus aisé… parce que l’idée de vivre l’éternité à deux était finalement quelque chose que vous aviez tous les deux appris plus qu’à envisager, à presque accepter. Dans ton cas, à presque… embrasser ?
Ta famille. Sa famille. Son père. Ton père. Rencontrer vos familles respectives. Tu souriais toujours, mais l’idée d’amener T’sisra à rencontrer ta famille était un nuage noir dans tes rêves de ciel bleu. T’sisra était importante pour toi, à tel point que tu avais failli oublier qu’elle était Eldéenne. Non, pire que failli l’oublier, tu ne t’étais simplement jamais posé la question. Seulement à parler de vos vies d’avant, de vos vies d’au-dessus, tu t’étais rappelé de la guerre, de la haine, de la peur, de la terreur, du deuil, de tout ce qui séparait vos deux peuples. À parler de vos vies d’avant, tu avais été forcé de considérer l’idée d’un choix à faire. D’un terrible Choix. Si vous vous en sortiez, il te faudrait peut-être choisir entre T’sisra et ta famille. Entre ton amie et tes Frères. Et juste pour ne pas avoir à faire ce Choix, quelque chose en toi souhaitait ne jamais trouver de solution à votre calvaire. La même pulsion qui éteignait ton regard et t’enfermait dans le mutisme chaque fois que T’sisra parlait de ton père.

Parler d’I Mentië i fuinënna était plus facile. Parler de science était de toute façon toujours plus facile que de parler de sentiments. Surtout s’il te fallait parler des tiens. Les sentiments des autres tu pouvais en faire une science. Les tiens… les comprendre était une chose, les expliquer en était une autre. Tu… tu rougis. Tu rougis et baisses le regard, l’éloignant autant que possible de ce dernier dessin, cherchant désespérément à tourner les pages du grimoire jusqu’aussi loin que tu le pouvais malgré le doigt de l’elfe noire posé à l’endroit fatidique.

- En même temps t’es le seul truc à peu près en couleurs ici... ta voix est plus étouffée, moins assertive que tu ne l’aurais voulu Mais sinon oui, j’ai une idée de ce qui a raté. Du moins je crois. tu arrêtes de te battre contre le grimoire pour essuyer tes larmes du revers d’une main J’étais censé explorer le corridor reliant I Mentië i fuinënna, le… le… puits (?) d’Ombres du Relicarium de notre académie ce qui avait bien pu se passer, tu y avais longuement réfléchi, et tu t’étais longtemps blâmé, avant que cela ne finisse par devenir qu’un état de fait auquel tu n’accordais plus grande valeur émotionnelle mais je me suis trop éloigné après être arrivé au bout du corridor. Les ombres m’ont rattrapé, et en essayant de sauver ma peau j’ai fragilisé le sortilège qui maintenait mon échappatoire ouvert. tes doigts en étaient venus à jouer avec tes nouvelles tresses, alors qu’un petit sourire presque enfantin se dessinait sur ton visage Du coup les mages qui le maintenaient ont du m’abandonner. Pour eux c’était probablement ça ou mourir soit d’épuisement, soit écharpés par une incursion d’ombres. tu te tournes vers elle, et rougis à nouveau… interrompant par la même occasion le contact visuel avant de reprendre Toi par contre on t’a carrément jeté ici ? C’est bien ça?

La noirelfe ne put cacher bien longtemps son sourire en coin, alors qu’Ithìliur tournait frénétiquement les pages en rougissant. Un sourire qui s’étira bien trop. Assez pour qu’il se transformât un léger rire moqueur. Et si elle crevait d’envie de l’embêter encore un peu, elle n’en fit rien et l’écouta parler de son « accident scientifique ». Le genre d’accident auquel s’exposaient les mages qui tentaient par tous les moyens de repousser les limites du connu.

- Le « puits » ? Qu’est-ce que ça signifie ? C’est une… Chose qui relie là d’où nous venons à l’endroit où nous sommes maintenant ?

La noiraude resta perplexe quelques instants. Elle avait vu des ombres se manifester autour d’un artefact extraordinaire et unique en son genre à Almis et les runistes y avait conduit maintes expériences sans succès. Mais c'était justement unique.

- Mais… Oui. Soupira la daedhelle en se renfrognant. On m’a jetée ici. J’ai cherché des connaissances dans les bâtiments des anciens temps au… Sud de Thaar. Dans le désert. Le désert, répéta-t-elle en soulevant une poignée de cendre avant de désigner l’étendue vide devant eux, avec du sable. Et j’ai eu des ennuis après ça. Des gens m’ont cherchée moi et je suis tombée dans un piège. Ils m’attendaient. Je me suis faite jetée dans un portail et l’homme qui m’a jetée ici est tombé avec moi. Je l’ai laissé derrière moi quand je suis partie explorer ce monde, mais je suis restée très longtemps avec lui. Jusqu’à ce qu’il devienne fou.

T’sisra fit tourner son index au niveau de sa tempe pour imager son propos, puis vint tourner des pages de son grimoire encore sur les genoux de l’elfe. Elle lui fit découvrir des pages entières de petits traits. Des pages et des pages, des milliers et des milliers de traits serrés, presques collés les uns aux autres.

- Au bout d’un moment, il répétait toujours la même histoire. Encore, encore et encore. Et ça me rendait folle, alors je suis partie. Il est mon ennemi, mais je l’ai laissé en vie dans cette salle où je suis tombée. J’espère pour lui que quelqu’un viendra le chercher, mais je pense que son esprit est brisé.

La noirelfe haussa les épaules. C’était ainsi, cet homme était déjà mort, quand bien même son corps fonctionnait toujours.

- Et quand on m’a jetée ici, un homme est sorti. Un homme très vieux, très dangereux et pas sympathique. C’est un nécromancien qui se prend pour un dieu vivant et les autres le prient. Expliqua-t-elle en joignant les mains à la manière des Hommes. J’aimerais retourner dans notre monde avant qu’il ne fasse trop de mal atour de lui. Cet homme est un monstre, je sais ce qu’il a fait et ce qu’il fera. Alors je vais le traquer, le trouver et le massacrer.

Le regard de la noiraude s’était fait grave et dur. Pas haineux, ni méprisant car elle respectait trop son ennemi pour un tel affront. Elle savait ô combien il était menaçant et que lui tenir tête ne serait pas tâche aisée. Mais elle brûlait d’une détermination inébranlable.

- Ce qu’il sait faire, je sais le faire aussi. J’ai été élevée pour la guerre et je la porte chez ceux qui n’ont pas de respect pour la vie. J'oppose l’horreur à la cruauté, je lève ma lame pour défendre ceux qui ne le peuvent pas et je tends la main à ceux qui en ont besoin. Elle laissa un silence plané, ses pensées allèrent une jeune humaine aux cheveux roux qu'elle n'avait plus revue depuis bien longtemps. Ce n’est pas le premier nécromancien que j’affronterai, il ne sera pas non plus le dernier. Et il faut bien un mal pour en affronter un autre.

- On dirait ma mère. tu lâches plus sèchement qu’escompté Si tu veux qu’on traque un nécromancien je te suis tu ajoutes d’un ton un peu plus enjoué mais après tu sais, dans la vie il y a déjà assez de trucs moches pour ne pas qu’on ait à aller les poursuivre.

Cette dernière réplique, on pourrait facilement te la renvoyer. Après tout, c’était en poursuivant des « trucs moches » que tu t’étais retrouvé ici, et tu l’avais regretté… ou le regrettais-tu vraiment ? Maintenant que vous étiez deux… qu’elle te le demande et tu lui dirais que tu était heureux de l’avoir rencontrée, seulement tu n’étais pas bien heureux d’être piégé ici, et puisque les deux allaient main dans la main…
Peut-être qu’elle avait raison. Qui sait ? Peut-être que poursuivre la justice plutôt que de simplement l’exercer là où l’on se trouvait était louable. De la même manière que vous poursuiviez le savoir plutôt que de passivement l’absorber. Seulement… seulement dans la poursuite de la « justice » il y avait toujours du ressentiment. Du ressentiment qui finissait par rejaillir sur vous-mêmes… ou sur vos enfants.

- Sinon, pour répondre à ce que tu me demandais avant de te la jouer Hiril Lothren, tu te retournes vers elle, le nez retroussé en un rictus rieur oui, le « Puits » est un vieil artefact qui relie là d’où je viens avec là où nous sommes. Pour peu qu’il ne soit pas scellé, les Créatures d’ici peuvent le traverser librement pour rejoindre notre monde, mais si des mages le manipulent correctement, il permet de les éloigner et d’ouvrir un passage sûr… enfin, sûr quand on ne s’appelle pas Ithìliur Telperiën.

Tu soupires, et d’un bond, tu te relèves. Ton regard scrute l’horizon comme à la recherche de quelque chose, quand tu sais très bien qu’il n’y a que le vide. Tu souffles, presque déçu. Si seulement tu étais capable de te repérer ici, de retrouver l’envers du Puits, alors tu es sûr et certain que tu serais maintenant capable d’en forcer le sceau. L’Archimage du Chapitre Blanc avait beau être un mage extrêmement puissant, le sommeil finirait bien par le rattraper, et au moins, ici le temps jouait en votre faveur. Et puis… le sceau était construit pour stopper des créatures apparemment dirigées par leurs seuls instincts primaires, pas un mage capable d’analyser son construct, et encore moins un mage ayant contribué à sa construction.

- C’est pour ça que je suis les Ombres. Le Puits les attire. D’ailleurs pendant un moment, j’ai presque cru qu’on y était. tu donnes un coup de pied dans la cendre Mais on y a juste gagné une flamme noire en bocal. ton sourcil se relève D’ailleurs ! Elle s’est toujours pas éteinte ? Tu l’as toujours ?

Si seulement elle avait pu les oublier, car ce jeu du chat et de la souris, ce fut bien eux qui le commencèrent en premier lieu. Peut-être aurait-elle dû jouer autrement, ça, elle voulait bien l’entendre. Mais ce qu’elle avait laissé s’échapper de ce monde ce jour-là, comment se résigner à l’ignorer ? T’sisra se contenta d’inspirer profondément et de soupirer avec lourdeur. Ses mains vinrent frotter ses tempes tandis que ses sourcils se fronçaient. Elle avait toujours couru après les conflits, jusqu’à se retrouver dans des guerres qui n’étaient, à l’origine, pas les siennes. Elle avait probablement plus de sang de puysard sur les mains que bien des elfes de la Prime Forêt, et tout ceci ne lui avait apporté que des tourments. Elle qui rêvait d’aventures, de découvertes et de rencontres, elle n'avait jamais abandonné son rôle : celui du soldat.

- Qu’est-ce que je suis sinon un soldat ? Demanda platement la noirelfe dont le regard s’était perdu dans le vide.

L’index de la daedhelle vint frotter le creux de son œil, puis elle finit par s’amuser des péripéties magiques de son ami, qui, au moins, semblait garder le moral, assez pour se permettre d’ironiser de son propre malheur. Un sourire vint illuminer son visage et chasser ce brin de morosité tandis qu’elle glissait un regard en coin à Ithìliur tout en lui donnant un léger coup de coude trahissant son amusement.

- Toujours pas, elle brûle encore. Répondit la noirelfe en plongeant la main dans son sac. Je suis désolée de contrarier tes plans, mais j’ai vu des ombres se rassembler des dizaines et des dizaines de fois au milieu de rien.

Ses doigts vinrent se refermer sur ladite fiole. Et ce froid dérangeant la saisissait à chaque fois, alors qu’en ces lieux, il n’avait jusque-là simplement jamais existé. Pourtant, à chaque fois, une sensation glaciale lui brûlait les doigts, et ce, sans même laisser une quelconque trace.

- C’est tellement… Froid. Avait-elle lâché sans sortir la fiole de son sac, préférant tirer sa lame et sommairement déchirer à l’aide de son tranchant une lanière de cuir provenant du bas de son pantalon. Bref. Je pense que les ombres vont simplement là où la barrière entre les mondes est… Petite ? Fine ?

Plongeant à nouveau la main dans son sac pour, cette fois, en tirer la fiole, elle vint enrouler et nouer solidement la lanière de cuir sous le goulot, qu’on puisse aisément manipuler la fiole comme un pendule sans avoir à la prendre à pleine main. Et sur ce, elle lui tendit l’objet de ses désirs, un sourire sur les lèvres.

- En théorie, il suffit d’une… Fluctuation. Son regard se fit interrogateur. Une fluctuation, répéta-t-elle en imitant le mouvement des vagues d’une main, dans la Trame. Pour que l’espace entre les mondes soit… Plus épais ou bien plus fin. Non ? Et je pense qu’on à beaucoup plus de chance de trouver un endroit comme ça où la barrière est fine, plutôt que de retrouver l’endroit où tu es arrivé.

Non pas que tu n’aies pas apprécié l’idée de pouvoir l’aider à traverser cet épisode de sa vie, et à répondre aux questions existentielles qui la taraudaient… mais quitter le sujet pour en venir à un que tu maîtrisais un peu mieux t’avait été d’un grand soulagement. Au moins la magie était quelque chose que tu comprenais, quelque chose que tu pouvais observer ou même manipuler, un objet face auquel tu pouvais arriver face à une quelconque forme de conclusion. Les états d’âme d’une Daedhelle en revanche… même après autant de temps avec elle, ce qu’elle avait vécu t’était bien trop étranger pour que tu ne te sentes assez confortable pour t’avancer à lui proposer le moindre élément de réponse.

Il semblerait cependant que ton amie, elle, soit moins hésitante à empiéter sur tes plates-bandes. Parce que si tu te retenais de commenter de ce que tu ne jugeais pas assez bien comprendre en ce qui la concernait, elle ne s’était pas gênée pour avancer ce qui te paraissait la plus grande évidence au monde concernant tes ombres. Une information d’une profonde platitude énoncée avec toute la confiance du monde. Un long soupir t’échappe, et tes deux mains viennent offrir un peu de réconfort à ton visage consterné. En réalité, tu comprends. Tu comprends en quoi à ses yeux cette hypothèse pourrait être considérée une « trouvaille ». Du moins tu comprendrais si…

- C’est plus ou moins la première chose que j’aie essayé de te faire comprendre tu siffles, agacé Ce à quoi tu as répondu – parce que je m’en rappelle très bien – je cite, pardonne mon accent : tu essaies de reprendre la pose et l’attitude qu’avait T’sisra ce jour-là Fantastique. On va aller loin avec ça.

Tu laisses passer un instant, observes la réaction de la Noiraude, mais avant qu’elle ne puisse répondre, tu reprends, abandonnant ta véhémence au passé.

- Mais oui, les ombres cherchent les points de faiblesse de la barrière entre les mondes. Le Puits semble juste être le point le plus faible. tes sourcils s’écrasent l’un contre l’autre au milieu de ton front Et le problème au final, c’est justement que trouver un point de faiblesse n’est pas beaucoup plus facile que de retrouver l’endroit d’où je viens. La barrière fluctue tout le temps. Ses faiblesses, que ce soit en suivant les ombres ou en prenant moi-même la forme d’une ombre, je suis plus ou moins capable de les traquer... tu baisses la tête Mais une fois arrivé sur place, rien ne dit qu’un caprice de la trame ne viendra pas tout ruiner. Le Puits au moins semble fixe. ton regard va à tes mains, et l’angoisse gagne ton visage Je pourrais aussi simplement tenter de brutaliser la trame jusqu’à en arriver à bout, faiblesse ou pas tu déglutis mais plus que du temps que ça prendrait, j’ai peur de ce qu’il me faudrait devenir pour réussir.

Jusqu’où te faudrait-il te plonger dans les Ombres ? Jusqu’où te faudrait-il t’abandonner à la trame ? Ici la fatigue physique n’était plus. Tu pourrais techniquement te pousser jusqu’à tes limites, et les limites de ta magie seraient naturellement repoussées avant que ne soient atteintes celles de ton corps… mais si ton corps n’avait pas l’occasion de ressentir, et si ton corps n’avait pas l’occasion de s’adapter, alors qu’adviendrait-il de ton Souffle ? Car ici le corps ne fatigue pas, mais tu le sens, tu le vis, l’âme et l’esprit sont chaque seconde durement éprouvés.

Et le voilà qu’il l’imitait jusqu’à reprendre, ou du moins tenter de reprendre, ses mimiques et son accent. Son sourire s’était effacé aussi vite qu’il était apparu et la daedhelle plongea son visage dans ses mains, laissant un souffle lui échapper, entre le rire avorté et le soupir de fatigue, tandis qu’Ithìliur enchaînait sur ses théories quant à leurs options de sortie, qu’il leur faille trouver un lieu propice ou en créer un afin de déchirer une échappatoire dans le construct de cette réalité.

Lorsqu’il en eut fini, elle n’avait pas bougé un cil, le visage toujours plongé au creux de ses mains, les paupières closes et clouées d’une fatigue spirituelle, les oreilles affaissées sous le coup de la peine mêlée à l’exaspération alors que ses mâchoires serrées laissèrent s’installer un silence aussi pesant qu’assassin. En son for intérieur, elle hésitait entre s’en vouloir à elle-même ou bien à lui. Ou peut-être à tous les deux ? Et le temps, pourtant si relatif ici-bas, sembla s’étirer.

Jusqu’à ce qu’enfin, elle daigne laisser ses mains aller reposer sur ses cuisses, tandis qu’elle levait les yeux vers son camarade

- Tu es vraiment un abruti.

La noiraude referma lentement les doigts sur son grimoire gisant dans la cendre et le rangea sans plus de cérémonie dans son sac de cuir sans décrocher un mot de plus. À peine avait-il repris du poil de la bête et le voilà devenu désagréable au possible, alors que, pour une fois dans sa vie de prédation, elle avait osé vouloir montrer plus encore que le flanc.

- Je me suis perdue dans mes pensées, je voulais simplement reprendre le fil de la conversation. Lâcha-t-elle en se redressant sans un regard pour son comparse. Quant à la meilleure solution, c’est celle qui comporte le moins de risques pour ta vie, alors oublie l’idée de brutaliser la Trame par toi-même.

La noirelfe se mit en marche, passant à côté de l’elfe, elle lui colla sèchement la fiole entre les mains, celle qu’il avait ignoré, trop agacé qu’il fut pour préférer l’imiter, avant de le dépasser et jeter son dévolu sur une direction au hasard. De toute manière, peu lui importait. Immobile ou à l’arrêt, qu’est-ce que cela pouvait bien changer de toute façon ?

- En route. Tu n’auras qu’à trouver quoi faire avec la flamme pendant qu’on marche.

T’sisra étendit ses sens jusqu’à lui, à l’écoute des battements de son cœur et attentive à la contraction de ses muscles. Elle voulait s’assurer qu’il ne resterait pas planté là à ne rien faire, mais ne voulait pas non plus se retourner et croiser son regard.

Le front plissé, tu passes machinalement ta main libre au-dessus de l’opercule de la fiole que venait – de force plus que de gré – de t’offrir la Noirelfe. Pas la moindre chaleur. Pas le moindre froid. Rien. Absolument rien. Seulement une flamme dansant mollement, piégée au sein d’un contenant semblant avoir plus de pouvoir sur elle qu’il ne devrait en avoir sur quelque chose d’aussi destructeur. Et parce que tu te sentais en sécurité, face à cette flamme ainsi domptée, ton esprit s’amusait à la provoquer. Tu la tirais dans un sens, puis dans l’autre, la faisais tour à tour vaciller puis légèrement gonfler, protégé par le verre qui l’emprisonnait. Mais il te fallut quelques longues dizaines de seconde – s’il on peut seulement parler de secondes dans ce monde où le temps n’est pas – pour te rendre compte de ce qui venait de se jouer sous tes yeux.

- Tu avais oublié de me dire que tu étais susceptible! tu lui lances, amusé, la rattrapant à grands pas Je t’imaginais plutôt du genre « qui n’en a rien à faire de l’avis de personne ». tu poses ton front contre son épaule et accélère le pas pour la pousser un peu À moins que tu n’aies quelque chose à faire de mon avis en particulier ?

Tu te redresses et te postes à côté d’elle, imprimant la cadence de ton pas sur la sienne. Tu ne sais pas plus qu’elle où aller, alors quitte à attendre, pourquoi ne pas attendre en mouvement ? Les Ombres semblaient de toute façon bien calmes en ce moment. Pas moyen de les utiliser comme bâton de sourcier cette fois-ci, mais au moins vous jouissiez du semblant de paix et de tranquillité que voulait bien vous offrir ce monde d’horreurs.

- Bon... tu murmures entre tes dents ...je fais quoi de ce truc moi maintenant?.

Trop dangereux pour être libéré, trop précieux pour être gaspillé, mais impossible à véritablement étudier sans se donner les moyens d’expérimenter. Se saisir de la flamme était une chose, mais maintenant tu te trouvais face à une impasse. Vous n’en sauriez peut-être pas plus avant de sortir d’ici. Raison de plus pour trouver une solution à votre enfermement.

Le poids de son front contre son épaule convainquit la noirelfe d’accélérer le pas plus rapidement qu’elle ne l’aurait voulu. Ses oreilles se dressèrent, elle jeta un rapide regard vers l’arrière pour revenir contempler droit devant elle ce vide sans fin. Celui-là même qui les emprisonnait et s’étendait sur des distances impossibles, des mesures que l’esprit ne pouvaient qu’à peine concevoir ou appréhender. Pestant intérieurement sur la capacité de son camarade à l’agacer, la noiraude fit claquer sa langue.

- Évidemment que j’en ai quelque chose à faire. Rétorqua la daedhelle en lui coulant un regard entendu tout en levant les mains dans un haussement d’épaules avec l’air d’énoncer d’une évidence.

T’sisra laissa échapper un marmonnement mêlé d’un soupir et secoua la tête, pressant encore un peu plus le pas pour rejoindre ce nul part qu’était leur destination indéfinie. Quelques pas et elle ne pu s’empêcher de jeter des regards à la fois curieux et inquiets à la fiole. Cette ombre piégée à l’intérieur de la fiole et n'y subsistant que faiblement, cette entité à l’étrange et unique nature fondamentalement liée à ce plan. Dangereuse et imprévisible, méconnue et pourtant si intrigante.
Quelques pas de plus lui firent réaliser qu’elle avançait beaucoup trop vite malgré elle, à tel point que ce devait en être ridicule. La noirelfe inspira longuement et ralentit l’allure jusqu’à ce que sa marche ne ressemble qu’à une simple et innocente balade.

- Je ne sais pas ce qu’on peut faire de cette... Essence d’Ombre et… qu’il n’y a qu’en essayant qu’on trouvera. Mais s’il te plaît, prends-le moins de risques possible Ithìliur. Son regard vint se planter dans le sien. Vraiment. Je souhaite plus que tout de quitter cet endroit, mais pas à n’importe quel prix.

Il était plus que temps de faire usage de ce qui, elle l’espérait tout du moins, pourrait se révéler être leur porte de sortie. Une porte seul son comparse avait la clef. Sa main vint chercher l’avant-bras de l’elfe et dans ses yeux, il pouvait y lire toute la méfiance qu’elle accordait à l’objet qu’ils pensaient tous deux être leur salut.

- Fais attention.