[Citadelle d'Assar] Assar mon amour

Citadelle d'Assar, Odélian
8ème jour de la 7ème ennéade de Karfias

Solange d'Escault était tendue. Très tendue.

Sa venue dans la cité d'Assar, avec l'enjeu de s'imposer face à une vassale puissante et rancunière, avait profondément perturbée la jeune comtesse douairière. Supportant mal ses profondes angoisses, son traumatisme profond lié au voyage en lui-même, devoir affronter la sœur du Comte Gaubert la terrifiait.
Aussi, le voyage pour arriver fut silencieux, bien que la jeune femme appréciât ses deux suivantes - Coline, mais également la fille du seigneur d'Isgaard, Isobel, qui était devenue, de fait, sa dame de compagnie. Ses nuits étaient profondément agitées, emplies de cauchemars et d'insomnies intermittentes ; et, si elle sentait que son état d'anxiété empirait à l'arrivée à la forteresse d'Assar, la jeune femme tenta de ne rien en montrer.

Elle se fit la plus polie possible devant l’accueil plutôt froid de sa vassale, et s'installa dans la large chambre qu'on lui accorda avec un certain soulagement. Mais c'était la présence d'Aurel, par dessus tout, qui lui procurait le plus de réconfort ; alors, en prenant soin de garder Coline à ses côtés, elle le fit mander dès lors qu'elle pensa qu'il avait pu s'être changé et lavé.

En réalité, elle se savait fragile et inexpérimentée, et la noble péninsulaire reconnaissait l'importance de ses conseils judicieux et de son infinie patience. Elle savait qu'elle pouvait lui accorder une confiance pleine et entière - et c'était sans doute ce qui comptait le plus.

Vêtue d'une robe d'apparat pour impressionner Dame Orphane de Prademont, elle offrit un pauvre sourire à son conseiller militaire et bientôt époux, avant de contempler un parchemin sur lequel elle avait ébauché les points principaux qu'elle devait aborder avec son hôtesse.

- "Bonsoir, Aurel. Vous êtes-vous bien reposé ? Dame Orphane donne un banquet en notre honneur demain soir, mais elle désire me voir auparavant pour me faire goûter un dessert de son maitre-queue dans quelques heures.Je ne sais pas si nous n'aurions pas dû lui rendre visite au retour de notre épopée jusqu'à Diantra."

Dans sa voix fleurait l'inquiétude de ne pas être à la hauteur, mêlée à la peur irraisonnée d'être assassinée là, dans un château étranger. Dans celui qui s'apparentait le plus à celui de son ennemie. Que faire, sinon devoir subir, et faire face en tentant de paraitre au moins assurée, noble et altière ?

C'est un voyage de plus pour Aurel. Un voyage qui pourrait presque être comme un autre si on oublie le fait qu'il a plus l'habitude de rester chez lui... Finalement, le nombre de voyages qu'il a accompli dans sa vie se comptent sur les doigts de ses mains. Mais il devra sans doute s'y faire s'il devient l'époux de la Régente d'Odélian et, de ce fait, le Commandant des armées du Comté.
En fait, ce qui l'ennuie le plus n'est pas tant la route que la diplomatie qui va découler de tout ce périple. Et cela commence déjà, dès leur première escale. Une escale qui a rendu Solange de plus en plus nerveuse à mesure qu'ils s'en approchaient. C'est donc sans véritable surprise qu'il a appris qu'elle le faisait mander. Et il n'a pas tardé à la rejoindre dans sa chambre, tel qu'il le faisait déjà à Diantra et que les rumeurs ont eu tôt fait de l'apprendre à leur entourage. Une chance qu'ils soient déjà fiancés ou on les y aurait contraints...

-Davantage que vous, je suppose. Répond-il à sa question.

Ses mots n'ont rien d'accusateur ou de malveillant. Il commence tout simplement à bien la connaître. S'il ne sait plus vraiment comment se déroulent ses nuits, il s'imagine que la dernière n'a pas dû être de tout repos lorsqu'il la trouve aussi anxieuse. Il l'écoute puis, après un silence, il soupire, un peu démuni dans une situation dans laquelle il n'est absolument pas à son aise. Que cette Orphane soit un monstre tout droit sorti de la bouche d'Othar, il saurait comment réagir. Mais là... C'est tout au mieux une mégère qu'il leur faut amadouer afin qu'elle ne se fasse pas leur ennemi.
Conscient qu'ils ne sont pas seuls mais que la seule présence qui les observe est celle de Colline, il s'approche de Solange et lui prend la main.

-Cela aurait été reculer pour mieux sauter. Mieux vaut avoir réglé cette affaire avant notre départ plutôt que de laisser le trône vide avec votre rivale bien présente.

Il serait mal avisé pour la veuve de Prademont de s'en prendre directement à celle qui a été nommée en tant que régente. Elle risquerait de perdre le peu qu'elle a pu obtenir avec la punition de Charles. Mais elle aurait eu tout le temps de se trouver quelques alliés et de réfléchir à un stratagème pour nuire à Solange.

-Et si je ne suis pas invité, j'ai bien l'intention de profiter des ragots sur mes mauvaises manières pour m'inviter si vous me voulez à vos côtés.

Si le ton est légèrement désinvolte au début, il est parfaitement sérieux. Il n'a pas peur de forcer un peu la main à Orphane pour lui montrer que Solange n'est pas seule et qu'elle bénéficie de l'appui d'un homme de caractère. Un homme qui sait autant faire preuve de compassion que d'un esprit impitoyable.

- "Aurel, je vous veux toujours à mes côtés. Vous avez prouvé de si nombreuses fois que je pouvais vous faire confiance, et que vous êtes un homme solide, bienveillant et fiable, que votre présence me rassurerait, c'est vrai. Dame Orphane est la soeur de Gaubert, et la tante du fiancé de ma fille, et si je ne veux pas un soulèvement, au pire, ou "simplement" que le garçon me déteste et me chasse d'Odélian, je dois la convaincre que je ne suis pas son ennemie. Nous avons plus à gagner en nous comportant en bonne intelligence plutôt qu'en s'empêtrant dans des conflits inutiles. Seulement... J'ai peur de ne pas trouver les mots pour... désamorcer... la mort de son frère."

En vérité, cela semblait impossible à la jeune femme. Elle n'était pas sans comprendre l'importance du motif qui la poussait à la haïr, car elle était la veuve de son meurtrier ; de plus, cette dernière était persuadée qu'elle-même aurait fait une excellente Régente. A la place, le Duc avait mis une enfant inexpérimentée, tout juste mère, et dont le mari avait été exécuté.

Mais il allait du devoir de Dame Solange d'Escault d'essayer d'arrondir les angles, de tenter d'abord la voie diplomatique, bien que cela s'avérait à la fois angoissant et presque insurmontable à ses yeux.

Alors la noble péninsulaire se frotta le front, en soupirant soucieusement. Puis elle chercha sa main, la saisissant d'un geste timide, pour la serrer doucement et avec pudeur.

- "Comme je suis chanceuse de me trouver en votre compagnie... Rassurez-vous, j'accomplirai mon devoir, et ensemble, nous bâtirons un beau futur pour Odélian. J'aimerai juste savoir comment faire. Je me suis ignorante parfois, et c'est un peu frustrant. Avez-vous déjà connu ce sentiment ?"

-Pour commencer, vous n'êtes pas responsable des actes de votre mari. L'enquête l'a révélé. Je suis certain que vous trouverez une façon plus diplomatique que moi de le rappeler à Orphane. Ensuite, vous devrez essayer de trouver ce qu'elle veut et comment la satisfaire pour qu'elle renonce à s'en prendre à vous et vous voit comme une alliée plutôt que comme une ennemie. Car vous ne l'avez jamais été. Vous êtes victime dans cette histoire, tout autant qu'elle.

Voilà les principaux éléments qui doivent régir l'entretien à venir. Ne jamais partir sans avoir une stratégie, c'est une base. Aurel n'est pas diplomate et plutôt asocial mais cela ne l'a pas empêché de réfléchir à la problématique qui les a mené ici et de trouver comment il aborderait la chose si ce devait être à lui de mener le jeu. Le faire était à la fois un bon exercice pour l'avenir mais aussi un moyen de se tenir prêt dans l'éventualité où Solange se retrouverait dans l'état dans lequel elle est à présent. Comme quoi, il a bien fait d'anticiper...

Ce que lui dit ensuite sa fiancée le laisse silencieux. L'air à la fois grave et triste, il la regarde sans rien dire alors que ses mots crient son désir d'une vie paisible, loin de tous ces tracas. Elle parle certes de l'avenir du Comté qu'elle veut constituer avec lui mais il l'a déjà entendu parler de ce futur où elle cèdera le trône à sa fille et son nouvel époux et où ils pourront se retirer de tout cela. Aurel, quant à lui, ne subit tout cela que pour elle... Lui aussi se serait parfaitement contenter de gérer une petite seigneurie, qu'il s'agisse de Lantenes ou d'Escault. Être sur le devant de la scène ne l'a intéressé qu'une fois dans sa vie et dans un but très altruiste. La façon dont il a été traité l'en a dégoûté. C'était d'ailleurs un des points en défaveur de ce mariage qui surviendrait dans un peu plus d'un mois. S'il n'avait pas ce lien si particulier avec Solange, cela aurait pu suffire à lui refuser sa main. Mais ils partagent en eux ce désir sourd de quiétude... même si c'est pour des raisons très différentes.

-Oui. Lorsque j'étais Lieutenant dans l'armée de Sainte Berthilde. Olyssea est entré en guerre contre le marquisat et a attaqué Cantharel. Tout le monde a pensé que je n'ai pas hésité un instant entre mon serment et mon pays mais c'est faux. Et, même après avoir pris ma décision, j'ai douté plus d'une fois et c'était irritant, comme vous pouvez l'imaginer. Aujourd'hui, je suis réputé pour être un homme de parole et j'ai reconquit le cœur de ma patrie. Comme quoi on peut être indécis mais réussir malgré tout.

L'ancien Général lâche un soupir et s'approche un peu plus, plantant son regard dans celui de la jeune femme.

-Ressentez avec votre cœur mais réfléchissez avec votre tête. Cela vous a assez bien réussi jusque là. Et s'il faut faire preuve de plus de fermeté, je serai là pour cela.

Ils ont depuis longtemps fait le constat qu'ils se complètent sur plusieurs points et celui-ci en fait partie. Elle est douce, il est sec, voire brutal. Elle sait user des mots, les siens ne font pas de détours. Cependant, menacer la veuve de Prademont ne sera une bonne idée que si elle en fait de même la première. Autrement, mieux vaudra éviter cette éventualité. Mais la simple présence d'Aurel sera sans doute dissuasif de ce point de vue.
La main dans celle de Solange, il se tient à moins d'un pas de sa fiancée. Ses yeux fixent ses iris sans ciller. Cette proximité dans une cadre semi intime ne semble pas le déranger alors qu'il en a presque oublié Colline qui s'est faite la plus discrète du monde.

Tandis que Solange se rapproche de lui, Aurel s'attend à une confidence ou à une requête plutôt intime. Il est un peu surpris de voir qu'il n'en est rien et qu'elle aborde un sujet bien plus banal qui aurait pu l'être à un tout autre moment. C'est une démarche qu'il ne comprend pas et qu'il ne parvient pas à interpréter tandis que le corps et la bouche de sa fiancée expriment des choses tout à fait contradictoires.
Dans son coin, Coline ne perçoit la scène que du coin de l’œil et grâce aux bruits qui lui parviennent. Ils pourraient bien s'embrasser dans un silence parfait, elle n'en saurait rien... Cependant, elle doute que ce soit ce qu'ils font tandis que l'ancien Général prend quelques instants pour répondre et elle imagine sans mal l'incompréhension de son Seigneur tandis qu'il reçoit des signes de la Régente qui lui sont parfaitement inintelligibles.

-Ce peut être une bonne idée. Répond-il finalement alors qu'il connaît assez mal ce qu'il est advenu de Jérôme de Clairsac. Tout ce qu'il s'est passé après sa blessure est plutôt méconnu du militaire reclus sur ses propres terres. Je crois qu'il faudra que vous preniez le temps de me remettre à jour sur les activités mondaines. Je crains de ne pas m'être beaucoup renseigné ces dix dernières années. Il faut dire que je n'avais guère prévu de me mêler de nouveau au monde. Fait-il avec un certain sarcasme néanmoins dénué de reproches.

Après tout, il a choisi d'accepter d'épouser Solange, elle ne l'a pas forcé. Mais c'est malgré tout "à cause d'elle" qu'il doit revoir tout cela.
Alors qu'il allait demander si elle avait besoin de lui pour autre chose, il se souvient qu'elle lui a déjà exprimé sa tristesse de ne pouvoir passer davantage de temps avec lui. Ici, ils sont un peu plus loin de leurs obligations habituelles et leur emploi du temps risque d'être chargé Diantra. Donc...

-Que diriez-vous d'aller faire un tour ? Cela vous changera les idées en attendant le dîner.

La proposition surprit la jeune femme. Mais l'idée n'était pas mauvaise, bien au contraire, et elle offrit un regard plus détendu à sa suivante, où se dessinait un sourire sincère.

- "C'est une excellente idée. Prendre l'air me permettra d'avoir les idées plus claires."

Et elle avait eu raison. Les jardins de la citadelle d'Assar étaient plutôt agréables en cette fin d'hiver, où le fond de l'air se faisait plus doux, et où elle avait pris grand plaisir à suivre les allées et à admirer la vue sur la ville ; et bien que leur conversation fut restée neutre et banale, Solange en retirait un grand sentiment de paix. C'était bien comme cela qu'elle avait toujours rêvé la vie maritale : une suite de jours paisibles où elle pouvait, sans crainte de se trouvée moquée ou trompée, partager un quotidien fait de confiance. Il n'y avait pas besoin de s'étaler sur ses sentiments ou se répandre en confidence - elle avait l'impression qu'il pouvait la deviner jusque dans le langage de son corps.

Pour l'heure, il leur fallait déjà remonter. Un serviteur de leur hôtesse les conduisit dans le salon d'apparat de la maisonnée, où on leur proposa du vin chaud aux épices ou du lait à la cannelle. Quant à Dame Orphane, cette dernière se tenait droite, hiératique sur une chaise de bois sculpté, les lèvres pincés et les yeux inquisiteurs. Sans adresser la parole à la Régente, elle tourna ses yeux bleus sur le seigneur de Lantenes, le considérant avec sévérité et froideur.

- "Bienvenue dans mon château. Vous venez de Lantenes, à ce qu'il parait ? ...Comme c'est étonnant, un vassal de la couronne à Odélian... je n'aurai pas imaginé une alliance aussi inhabituelle. Notre Régente ne fait rien comme tout le monde, vraiment..."

Aurel n'a guère été bavard durant toute la durée de la sortie, comme à son habitude, mais il est resté courtois et aussi agréable que possible envers la jeune femme. Et cela ne s'avère pas être un exercice très difficile en fin de compte. Il ne peut pas dire qu'il comprend parfaitement Solange, loin de là, il pense en avoir une vision assez juste. C'est une femme douce mais aussi pleine de courage. Elle est fragile mais elle a la force de combattre face à l'adversité. Elle fait preuve de coquetterie mais c'est aussi une personne qui aime la simplicité parfois. Elle est complexe et pleine d'ambivalence. Elle aiguise de plus en plus la curiosité du lantenois qui se surprend à apprécier sa compagnie. A plus d'un titre.
Lorsqu'on les fait mander, l'ancien Général échange un regard avec sa fiancé qui se veut rassurant. Puis il lui offre son bras afin qu'ils se rendent ensemble auprès de la maîtresse de maison. Sur place, l'ambiance est bien plus froide que lorsqu'Aurel seul met l'animation... Orphane lui fait concurrence en terme de regard noir et de distance mais celui-ci ne s'en montre nullement perturbé. Et lorsque la Dame s'adresse à lui en ignorant totalement Solange, il la dévisage un instant avant de lui répondre.

-On m'a souvent reproché d'être rustre, mais jamais de faire preuve d'impolitesse. Ou en tout cas, pas le premier. Répond-il avec rudesse.

Elle les a à peine accueilli à leur arrivée la veille. Elle n'a pas répondu à leurs salutations en entrant dans la pièce. Elle fait fi de la présence de la personne la plus importante à cette table et, pire encore, elle parle d'elle comme si elle n'était pas là. Aurel n'a jamais eu un tel comportement, même avec Louis de Saint-Aimé qu'il déteste au plus haut point. Mais si elle veut jouer à ce jeu, il préfère autant l'avertir par ses derniers mots qu'il peut y jouer aussi et il n'est pas garanti qu'elle gagne... Après tout, il n'est pas connu pour être quelqu'un de très apprécié étant donné sa franchise habituelle. Ceci n'est qu'un avertissement...

Les pires cauchemars de Solange se réalisaient sous ses yeux. Devant elle, ce n'était pas sa vassale qui s'exprimait, la vassale loyale de son enfant ; il s'agissait d'une vieille femme aigrie qui la tenait en grand mépris - suffisamment même pour l'humilier devant son fiancé.

Cependant, il lui fallait garder son calme. Malgré sa timidité qui grandissait, son anxiété qui montait, et les battements de son cœur qui tambourinait si fort dans sa poitrine que la jeune femme avait l'impression nette qu'il allait s'échapper de sa poitrine, elle tenta de déglutir discrètement, tandis que le regard froid de son interlocutrice se posait sur elle.
Le silence fut pesant, la tension palpable se fit glacée ; puis, finalement, la Régente reprit la parole, en tâchant de garder ses mains presque nonchalamment posées sur le tissu coûteux de sa robe.

- "Je ne suis pas là par hasard, Dame Orphane. Votre citadelle n'est pas qu'une des étapes de la route qui me mènera à nouveau à Diantra.
- Où vous ferez votre cour au nouveau Roy ?"

A nouveau, la sœur de Gaubert la coupa. Le nouveau reproche sous-entendu lui fit monter le rouge aux joues, et, malgré elle, Solange se redressa un peu, arrêta brusquement de réfléchir, pour répondre, presque du tac au tac, comme si un petit ressort se rompait en elle.

- "Où je vais prêter serment de fidélité, tout comme vous devriez le faire. Tout comme vous le ferez à ma fille, par mon entremise. La Comtesse est l'enfant de votre ennemi, oui. Feu mon époux a fait tuer votre frère, et a commis des péchés qu'il n'aurait pas dû commettre ! Mais il a été puni par le Duc de Serramire. Je l'ai vu mourir sous mes yeux, dans d'atroces souffrances que personne ne devrait jamais connaitre. Alors n'avez pas obtenu justice désormais ? N'êtes-vous pas satisfaite du sang versé en échange de celui de votre famille ? Nous serons bientôt parentes, car le petit-fils ainé du Comte Gaubert sera également mon fils.
- J'aurai dû devenir comtesse, et non pas une misérable petite fille qui n'a jamais touché qu'à ses franfreluches et à ses poupées ! Elle est du sang d'un meurtrier infâme, et ne devrait même pas hériter de quoi que ce soit."

Vibrante de colère et d'indignation, la noble s'était redressée, fixant de ses yeux gris la jeune femme encore assise aux côtés d'Aurel.
Les narines écartées et comme tremblant, les poings serrés, elle ressemblait davantage à une femme d'expérience et d'autorité que sa suzeraine qui semblait choquée de la crudité de ses propos.

- "Son Altesse le Duc de Serramire a rendu sa justice. Bien que vous soyez la sœur de Gaubert, son sang, et le vôtre, règnera sur le comté. Quant à ma fille, elle est tout aussi légitime dans ses droits que le jeune seigneur qu'elle épousera... car mon époux était comte. Voilà la réalité."

Aurel écoute et choisit de ne pas intervenir alors que les deux femmes ont des mots assez forts et, d'une certaine manière, violents l'une pour l'autre. Mais ce n'est pas son combat. Orphane en veut à Solange et la Régente doit obtenir son allégeance par elle-même. Prendre la main sur les débats ne serait pas lui rendre service. Cependant, il est attentif et veille. Un geste de trop de la part de leur hôtesse, une menace proférée, un signe de Solange... Et il n'hésiterait pas à agir dans la seconde. Il n'est pas Comte et n'a pas à jouer d'autorité ici mais il reste le fiancé et protecteur de la jeune veuve et il entend bien à ce qu'on le respecte en tant que tel, voire qu'on le craigne. Dans l'intérêt de la sécurité de sa future épouse et de sa fille.
Aussi, le Seigneur de Lantenes suit les échanges avec le plus grand des sérieux et même sévérité. Orphane se montre vaniteuse. Tant qu'elle en devient puérile aux yeux du militaire qui la regarde debout, ses poids serrés comme une enfant en colère. Si elle impressionne Solange, ce n'est nullement son cas.

-La Comtesse douairière n'a pas demandé à occuper cette place. Ni à ce que sa fille obtienne ce titre et soit fiancée à peine sortie du berceau. La décision a été prise par le Duc et aucune de vous n'y peut rien. Je suppose que le fait que votre neveu soit destiné à prendre place aux côtés d'Elisabeth est une façon pour Arnaud de Brochant de ne pas avoir à choisir entre les deux prétendants au trône. Ni de reconnaître ses erreurs passées.

Charles n'était pas forcément le descendant le plus direct pour accéder au trône comtal après la mort de Gaubert et ils le savent tous les trois. Destituer Elisabeth serait revenu à admettre qu'il s'était trompé et donc à affaiblir sa propre autorité. Tout cela n'était que politique et les deux femmes qui se tenaient autour de cette table n'étaient que de malencontreuses victimes. Aurel sait que Solange se serait parfaitement satisfaite d'une vie plus paisible que celle qu'elle a acquise depuis la mort de son mari. Il trouve cela d'autant plus injuste qu'on lui en fasse le reproche alors que son seul souhait a toujours été que sa fille et elle soient épargnées.

-Dame Solange n'est pas responsable de ce que vous percevez comme une injustice. Et Elisabeth ne peut être considérée comme responsable des actions de son père dont elle a d'ailleurs fait les frais elle aussi. Partout où je regarde, je ne vois que de malheureuses victimes de Charles. Pas vous ? Demande-t-il en fixant Orphane alors qu'il a parlé tout du long avec un calme plutôt déroutant. Il parle avec raison, détaché de toute émotion, une posture diamétralement opposée à celle des deux femmes.

- "Vous n’avez pas tout à fait tort, sans doute…"

Orphane ne pouvait qu’acquiescer devant les propos diplomatiques de son interlocuteur. Le conflit trouvait une issue possible - bien qu’elle ne fut pas encore sure de désirer réellement le régler. Mais pouvait-elle nuire à son petit-neveu ? Et à une fillette à peine sortie du berceau?
Quant à la comtesse douairière, l’intervention intelligente de son futur époux fit briller, juste un instant, les yeux de la jeune Régente. Elle admira son intelligence et son sang-froid, dont elle venait de se montrer dépourvue, juste à cet instant ; et s’obligea à respirer plus paisiblement, pour se calmer également. Elle était fermement déterminée à se comporter le mieux possible, aussi dignement que son futur mari. A cheminer sur le sentier qu’il lui montrait, par son calme et la dignité dont il faisait preuve.

Quelques inspirations plus tard, Solange se redressait dans un bruit d’étoffe, se rapprochait de celle qu’elle avait vu comme une ennemie, quelques secondes plus tôt encore.

- "Je comprends la colère qui couve dans votre cœur. Moi-même, j’ai failli périr des complots de mon défunt époux. Ce furent des épreuves terribles, mais aujourd’hui, nous avons enfin l’occasion d’éclaircir les malentendus et de nous entretenir de nos préoccupations.J’ai conscience de mon inexpérience ainsi que de la fragilité présente de ma fille. C’est un point que vous faites bien de soulever, et dont je vous invite à discuter maintenant."

D’un geste gracieux, assorti d’un sourire empli de bonne volonté Solange d’Escault invita son hôtesse à se rasseoir, avant de faire de même.

- "Que diriez-vous si nous trouvions un accord ? Reconnaissez, je vous prie, la place de ma fille, et comportez-vous en vassale loyale. En échange, vous continuerez à garder une des positions les plus importantes du comté, et si vous me permettez de garder votre fille cadette à mes côtés, vous assurerez à votre descendance une place de choix à ma cour. Elle sera bien informée, ce qui vous assurera un regard sur Odelian."

Orphane fixe silencieusement sa jeune interlocutrice, semblant méditer sur sa proposition, bien qu'elle soit toujours habitée par la rancœur qu'elle lui nourrissait jusqu'à il y a à peine un instant. Elle ne peut s'empêcher de bifurquer légèrement vers le lantenois qui est parvenu à calmer le jeu par la seule aura qui l'entoure. Il est un curieux mélange de force et de tranquillité. De puissance et d'intelligence. De colère et de calme. Elle voit tout cela dans son regard noir, ses traits fermés et sa posture inhabituelle et détendue.

-Vous l'auriez mérité, votre couronne. Ils ont tous été idiots, permettez-moi de vous le dire.

Aurel ne dit rien mais relève légèrement le menton aux propos d'Orphane. C'est une chose dont il n'a jamais parlé à Solange et elle était trop jeune à l'époque. La Dame d'Assar est bien renseignée pour en savoir autant sur lui alors que toutes les parties de cette affaire ne sont pas forcément très connues. Elle lui a donc porté une certaine attention, sans doute pour comprendre qui se tenait désormais aux côtés de celle qu'elle ne pouvait envisager que comme son ennemi.
Mais Orphane se satisfait de son silence et revient sur Solange.

-Je ne suis pas dupe, Madame. J'ai parfaitement conscience des enjeux. Je suis la plus grande menace qui pèse pour le trône comtal et Assar est le rempart d'Odélian. Je n'ai pas besoin de vous. C'est vous qui avez besoin de moi. Elle marque une pause, semblant peser la suite de ses mots. Cependant... Vous m'avez fait comprendre que nous faire la guerre n'était pas dans l'intérêt de Thibault, ni dans celle de ma famille qui a déjà tant perdue. Confie-t-elle enfin.

Les épaules de la matriarche semble soudain se détendre alors qu'elle se libère d'un soupir. Ses traits se détendent légèrement avant de poursuivre.

-Nous sommes des femmes devant évoluer dans un monde d'hommes. Pour le bien des enfants que nous cherchons à protéger, la meilleure stratégie est de nous allier. Vous aurez désormais mon soutien et ma fille vous accompagnera pour le montrer à tous.

La concession est visiblement difficile à faire mais elle en semble d'autant plus sincère. Même si Aurel restera sur ses gardes, il se serait davantage méfié si elle avait totalement viré de bord et concédé à rejoindre leur partie trop facilement. Là, il est clair qu'elle a encore du mal avec cette idée mais qu'elle fait son chemin dans son esprit. Accepter que sa fille accompagne Solange est une preuve de sa bonne foi à ne pas négliger et le Conseiller pose un regard sur sa fiancée qui traduit un certain encouragement.

Les propos de Dame Orphane fige la mince ligne carmine des lèvres de Solange d'Escault. Aux yeux de son ennemie, elle a conscience de n'être qu'une usurpatrice ; mais la présence seule de son fiancé semble contribuer à apaiser les tensions de sa vassale, qui reconnait même qu'Aurel aurait mérité une position de pouvoir plus éminente. 
Bien que cela fut un peu vexant de se voir mépriser, la régente avait conscience qu'elle avait de profondes failles, et que seul son précédent mariage l'avait catapulté à cette place. Au fond, il était rassurant de voir qu'elle avait choisi un homme que ses vassaux respecteraient - elle afficha ainsi un sourire pâle, presque encourageant, qui s'effaça aussitôt devant les allégations de la sœur de feu Gaubert. 

Bien qu'il s'agisse d'une partie de la vérité, Solange avait d'autres armes, ce que son interlocutrice semblait choisir d'ignorer. Elle avait le droit de donner la forteresse à ses alliés et de la destituer, ce qui était compliqué et difficile à mettre en œuvre, mais possible ; et elle allait répondre d'une voix froide, lorsque son interlocutrice reprit la parole. 

Les mots de la discorde moururent aussitôt sur les lèvres de la Comtesse douairière devant ceux, pacifiques et apaisants de celle qui reconnaissait enfin une issue à leur conflit. S'entendre et se faire confiance comme dans une famille unie semblait impossible, mais se focaliser sur leurs intérêts, celles de leurs familles mais aussi du comté, semblait la meilleure solution. 
Ainsi, Solange esquissa un sourire plus chaleureux, hocha la tête après avoir jeté un dernier regard à son protecteur. 

Lorsqu'elle reprit la parole, sa voix était s'était faite plus douce, moins tendue ; presque amicale. 

- "Dame Orphane, je rejoins votre décision avec plaisir. Nous serons un jour unies par des liens familiaux plus forts encore, car deux êtres chers à nos coeur sont destinés à se marier. Je suis heureuse de voir que nous sommes toutes les deux capables de faire passer nos familles et notre belle terre en premier. Cependant, j'aimerai vous assurer d'une chose. Protéger votre fille, ainsi que votre neveu Thibault sera ma priorité. Sans pouvoir remplacer leurs parents, ce qui est une évidence, je tâcherai d'être une bonne tutrice pour eux, tout comme je suis la mère attentive de la Comtesse Elisabeth."

Orphane esquissa une grimace qui ressemblait à une moue d'approbation, avant de hocher lentement la tête. 

- "S'il leur arrive un incident, vous en serez responsable. Quoi qu'il en soit, nous avancerons ensemble, en attendant que mon neveu ne monte sur le trône d'Odélian, si je suis satisfaite de la manière dont vous gérez le Comté, bien sûr. D'ailleurs, je suppose que vous avez des projets particuliers ? Comment voyez-vous l'avenir ? Nous pourrions en discuter au souper. J'ai grand-hâte de tout connaitre de la direction que votre père et votre fiancé vous ont insufflé. En attendant, je vous propose de vous reposer, afin de reprendre votre route plus sereinement dans quelques jours..."

La comtesse douairière faillit émettre un soupir de lassitude. Cette femme revêche était aussi agréable qu'un hiver froid et rigoureux ; mais le plus difficile était fait. Le reste serait toujours à aviser plus tard. 

L'entretien était terminé. La jeune femme se redressa avec soulagement, bien que sa physionomie restât neutre, tendit sa main, que sa vassale baisa avec orgueil, ses yeux fixant ceux de sa dame. Puis cette dernière hocha la tête, en tâchant de sauver les apparences.

- "Cela me laissera l'occasion de rencontrer votre intendant. J'ai grand-hâte de connaitre comment cette forteresse fonctionne. A tout à l'heure, dame Orphane."