Un soleil parmi les Mille | Dante

2ème jour de la première ennéade de Favrius, Premier mois du printemps
20ème année du onzième Cycle

Diantra
Quartier des Mille Soleils
Hôtel particulier d’Erac
Fin de l’après-midi

Il y a tellement de choses à préparer, à penser, à toucher aussi, comme ces merveilleuses étoffes qui glissent entre ses mains à toutes heures du jour depuis son arrivée en la capitale, ces satins et ces soies fabuleuses qui feraient pâmer d’envie tant de femmes et pour lesquelles elle ne ressent pourtant qu’un attrait tout relatif, tout entier dédié aux différentes cérémonies qui vont jalonner les prochaines ennéades. Elle sait depuis longtemps que l’habit ne fait guère le prêtre, tout comme un air n’est point une chanson, aussi se contente-t-elle de passer distraitement ses doigts sur les tissus d’un air tout à fait impassible sous le regard presque offensé des meilleurs tailleurs de la Cour et de la capitale. Afficher son statut est, semble-t-il, absolument indispensable aussi se plie-t-elle à la nécessité mais sans y apporter la moindre bonne grâce ou même la bonne humeur émerveillée que l’on prête aux dames devant objet convoité ou un caprice inassouvi. L’un de ces tailleurs, gros bonhomme vêtu d’un manteau hors de prix et bordé de fourrures, la toque de velours débordant de plumes, le menton débordant de ce gras conféré par l’âge, sort précisément des appartements de la future Duchesse d’Erac, deux gros rouleaux de tissus brillant sous le bras, l’œil luisant d’une colère qu’il serait tout à fait malséant d’afficher en ces lieux et qu’il contient de son mieux. Dehors, le mollet rond se tend sous un bas d’un blanc immaculé, actionnant ce mouvement rageur de l’enfant qui n’a pas eu ce qu’il souhaitait. Ou de l’artiste dont l’œuvre demeurera à jamais incomprise des simples d’esprit.

- La peste soit de ces femmes…, grommelle-t-il sous le regard des soldats de l’Ordre du Merle.

A l’intérieur, une camériste, vive et pétillante jeune fille du Médian, habillée à la dernière mode de tissus simples aux couleurs vives, observe le tailleur qui descend la splendide route menant à l’extérieur du quartier des Mille Soleils avant de cacher un rire derrière ses doigts. Une fossette adorable creuse sa joue droite, les yeux se plissent, un peu moqueurs, avant que sa voix ne s’élève dans le grand salon rempli de jeunes femmes.

- Dame Louise, je crois que Messire Léger n’a pas beaucoup apprécié votre manque d’enthousiasme. Elles étaient pourtant magnifiques, ces soies.
- Oh oui !, s’exclame une autre alors qu’elle plie avec soin une étoffe pourpre parsemée de fils d’or avant de la ranger dans un coffre de chêne embelli par de larges appliques de fer forgé. Imaginez-vous ? Le moindre pas vous annonce, c’est comme si vous avanciez sur un nuage de douceur qui bruisse à chaque mouvement….Quelle merveille !, précise-t-elle encore en soupirant.
- Et avez-vous vu cette dentelle ? La finesse du point de Diantra !, surenchérit une autre occupée à jouer aux dés avec une autre dame de la Cour d’Erac.

Et au milieu de ce piaillement de poulailler, d’exclamations féminines contestant chaque détail soulevé par  d’autres en prétendant leurs arguments plus pertinents, Louise est là, assise à son bureau, la tête en feu, le visage fermé, les yeux peinant à rester ouvert…ce que remarque la camériste qui accourt aussitôt auprès d’elle.

- Ma Dame ? Vous sentez-vous bien ?, s’inquiète Mirella, soucieuse.

Louise rouvre les yeux et se lève. Elle porte une confortable tenue d’intérieur, longue robe de tissu léger d’un blanc immaculé surmontée d’une robe de chambre de velours pourpre. Les longs cheveux bouclés de la châtelaine, objet des soins attentifs de Mirella qui ne cesse de s’émerveiller à propos de leur brillance et de leur souplesse, tombent en cascade sur son dos, caressant ses reins. Les yeux noisettes, eux, quelque peu rougis par la fatigue et par l’exaspération, trahissent un sentiment de frustration qu’il lui est particulièrement difficile de réprimer.

- J’irais beaucoup mieux si vous consentiez à faire silence, Mes Dames, lance-t-elle de cette voix gravée d’un rude accent du Nord. Les soies et les velours, les dés et les cartes, tout cela n’a aucun intérêt pour moi. Et si vous l’ignoriez, maintenant vous ne pourrez plus feindre l'ignorance, ajoute-t-elle en se dirigeant vers une carafe de vin. Une suivante s’apprête déjà à la servir. La main est sèchement repoussée. Je peux le faire moi-même, je ne suis pas indigente.

Elle verse donc une petite quantité de vin dans un joli verre à pied, puis se dirige vers les fenêtres qu’elle ouvre en grand, dans une exclamation choquée de toute l’assemblée. Une bouffée d’air frais vient aussitôt caresser son front moite, ce qui amène un sourire sur les lèvres de la châtelaine. Les suivantes se regardent, ne sachant pas comment réagir. Seule Mirella approche.

- Nous ne voulions pas être désagréables, ma Dame…Nous sommes vos suivantes…Nous sommes là pour que vous soyez choyée en tout temps…C’est notre devoir.

Louise ne répond rien, elle boit une gorgée de vin, pensive, avant de dire, le regard posé sur la cité qui s’étend à ses pieds :

- Je n’ai pas besoin d’être choyée, Mirella. Pas plus que je n’ai besoin d’une compagnie quand je ne la demande pas…Mais j’ai eu tort de m’emporter, vous ne faites que tenir le rôle pour lequel l’on vous a engagée.
- Ho non, ma Dame, j’aime beaucoup être à vos côtés !, sourit Mirella.

La conversation s’arrête là. Un soldat d’Erac vient de s’annoncer, s’inclinant avant de prendre la parole.

- Ma Dame, un homme demande audience.
- Son nom?
- Il dit s’appeler Monsieur Claude, il n’a pas voulu préciser davantage son identité ni le motif de sa visite. Il a juste demandé de l’annoncer sous ce nom.

Un bruit de chuchotement se répand dans la pièce, Louise dépose son verre sur le bord de la fenêtre avant de simplement demander :

- Mes Dames, je vous remercie pour vos bons soins, je souhaite m’entretenir avec cet homme en privé.

Une à une les suivantes quittent la pièce, libérant un espace considérable dans l'appartement qui redevient silencieux. Le soldat, lui, attend.

- Faites le entrer sans attendre, que l’on ne nous dérange pas, dit-elle simplement.

La porte se ferme et un sourire heureux commence à éclairer le visage de Louise. Un sourire qu’elle cache sous sa main en attendant de recevoir une confirmation. Est-ce bien lui ? Est-ce possible ?

Il a prit son temps pour arpenter les routes de la Péninsule, sur laquelle il n'est pas revenu depuis un moment, de nouveau sur le dos d'un Melkor proprement ravi de retrouver les pavés de son royaume dont il connait chaque sentier.

Mais putain qu'il déteste l'hivers Péninsulaire. Du nord au sud, c'est du tout pareil, on se les caille en permanence. Pour le Thaari, il fait toujours trop froid à la mauvaise saison. Mais avec son pragmatisme habituel, il a enduré le tout. Il y a ca de bien à être riche. On peut avoir de la bonne fourrure et lui donner l'air miteux juste ce qu'il faut. Masi les routes ont été calmes et le voyage s'est bien passé. Il a pris le temps de se poser à sa ferme deux trois jours, histoire de changer de statut.

Un quatrième pour prendre une chambre d'auberge et trouver Louise à qui il va rendre visite à la cinquième.

L'air de Diantra est loin d'être aussi chaud que celui de Thaar. Aussi Dante est il habillé jusqu'au cou, le coté ravagé de son sombre visage d'étranger caché sous son chapeau à large rebord posé crânement sur sa tête. Avec une placidité et une patience digne de mention, attendant qu'on vienne le chercher pour le mener à la dame des lieux.

Bordel de merde. Après tout ce qu'elle a traversé, Louise s'est résignée au mariage. Aussi droit et régalien que lui a jadis appris Elazar, il évolue le long des corridors, silhouette élancée se mouvant silencieusement au milieu des dames et des hommes de la cours, jusqu'au salon privé de la châtelaine.

Putain qu'il n'a jamais compris l'utilité de tout ces salamalecs. Dante préfère le confort relatif des choses simples et utilitaires. La preuve? Il dort encore au sol, ne condescendant à utiliser un lit que quand sa femme y est.

E t le voilà l'herboriste, cassette au dos et s'avancant dans la pièce en enlevant son couvre-chef pour faire une révérence impeccable à la Dame de Fernel. Et quand il se relève, elle peut voir le visage de l'assassin impassible, aux yeux dépareillés aux teintes riches et forestières.

-Dame de Fernel, vous avez demandé un Claude? Dit la voix grave à l'accent chantant d'outre-mer.

Evidemment qu'il ne dira rien de plus avant que la porte ne se soit refermée sur la soldatesque, avant qu'il ne se mette silencieusement en mouvement, examinant les lieux pour les sécuriser, sans un mot. Louise sait que c'est inutile de protester sur ce point chez lui. Alors une fois seulement rassuré revient t'il pour la prendre spontanément dans ses bras dans une étreinte raide comme une barre de fer.

Cécilie te fait passer le bonjour. Et me fait te dire de ne pas m'esquinter pendant le prêt de ma personne. Tu as recu notre cadeau de mariage?

Dans les couloirs, à la démarche et à la haute stature de Dante, les dames de la Cour ont ressenti des choses intenses. Qui est cet homme ? Quel est cet accoutrement ? Il vient rendre visite à la fiancée du Duc ? Sans qu’il ne soit présent ?? D’autres, elles, observent les longues jambes, la démarche souple, l’indéfinissable air de danger qu’il dégage naturellement même en se drapant des meilleurs masques. Des sourires se sont affichés derrière les éventails, les prunelles ont brillé un peu plus fort. L’on ne voit guère de semblables mâles en Péninsule, et encore moins dans les salons de Diantra. Quelques soupirs se font entendre à son passage, sans qu’aucune n’ait le moindre geste à son encontre. Les quelques hommes, eux, jaugent de la tête aux pieds puis des pieds à la tête, avant de discourir, moqueurs, sur l’impérieuse nécessité d’être à tout le moins présentable quand on se montre en pareil endroit. Assis dans l’antichambre des appartement de la châtelaine, tout au plus peut-il entendre le bruit insistant d’une rumeur dont il est l’origine avant qu’un soldat ne vienne le chercher et ne le conduise auprès de Louise.

La châtelaine est absolument imperturbable lorsqu’il entre enfin, après de si longs mois de séparation, inclinant sa tête avec élégance pour le saluer tant que le soldat est là. Pourtant, une fois la porte close, elle sourit, largement, les deux mains nouées devant sa bouche.

- J’ai demandé mon frère, avant toute chose, répond-t-elle de sa voix douce alors qu’il effectue son inspection des lieux, en long en large et en travers, s’assurant que personne n’espionne ou ne se tapisse derrière les meubles.

L’occasion est là pour elle de le regarder comme elle le fait toujours. Ce grand dadais d’Estreventin…Un tueur implacable. Un esprit fort. Un cœur qui l’est plus encore. Son double de ténèbres.

Elle ferme les fenêtres pour s’assurer que personne ne puisse les entendre de l’extérieur puis elle se contient. Du moins jusqu’à ce qu’il vienne de lui-même la prendre dans ses bras, fait rarissime. En soit, recevoir une accolade de Dante, c’est un peu comme recevoir un câlin d’un tronc d’arbre mais Louise sait à quel point ce geste est précieux…parce qu’en dehors de ses habitudes. La châtelaine, elle, enfouit avec joie son visage dans les habits de l’assassin, inspirant profondément cette odeur qui est la sienne et qu’elle reconnaitrait entre mille avant de littéralement tressauter de joie entre les longs bras raides, comme une enfant qui reçoit le plus beau cadeau du monde.

- Tu es là, enfin, maintenant mon bonheur est complet !, murmure-t-elle, très émue, tout en le serrant à son tour. J’ai bien reçu en effet…Je vous remercie infiniment tous les deux…

Elle se défait de l’étreinte, libérant Dante de ses petits bras tout en souriant d’un air presque niais, totalement inhabituel. Le bonheur à l’état pur brille dans les grands yeux de Louise.

- Je suis heureuse de te voir. Viens, viens t’asseoir près du feu, il fait moins chaud ici que chez toi…, dit-elle en lui montrant les petits fauteuils disposés dans un grand feu ronflant et en s’asseyant comme elle le ferait à Fernel, agissant en sa compagnie avec la plus grande familiarité. Diantra est comme un oeuf prêt à exploser ces jours-ci…Il se passe tellement de choses mais je t’en parlerai après. Toi d’abord !, dit-elle en riant un peu. Quelles sont les nouvelles ? Comme vous portez-vous tous les deux ? Et…Comment va Thaar ?

Louise a une passion pour cette cité, une passion dès la première seconde, le premier instant où elle y a posé le pieds.

- As-tu mangé ? Veux-tu que je demande un plat de viande sans sauce ? Ou…Une petite soupe avec du pain ?, dit-elle en souriant derrière ses petits doigts blancs.