Toutes griffes dehors [Lynn]

A peine rentrée, elle devait déjà repartir. Le Mainyth lui avait demandé de les accompagner, lui et deux autres soldats. Lynn n’avait pas hésité. Vu l’expression sur le visage d’Aegden, il valait mieux ne pas traîner. Elle avait pris l’encolure de sa monture qui l’avait accompagnée pendant tout son voyage, et ni une ni deux, les voilà déjà sur la route.

« Ne prenons pas de conclusion hâtive… » dit-elle doucement lorsqu’il leur expliqua la situation.

Ces mots sonnaient creux. Elle-même n’y croyait pas. Rien n’aurait pu justifier la mort d’un tailleur de pierre, et d’un soldat, hormis la rumeur qui courait déjà entre eux. Quelle bavure avaient-ils pu commettre pour justifier un tel acte des Ornedhels ? Ou bien était-ce seulement une nouvelle folie des elfes sauvages ? Son regard s’assombrit.

Elle avait entendu parler des bêtes devenues sauvages au Nord d’Anaëh. Elle n’en avait pas croisé, mais en ville, on lui avait parlé de ce mal qui rongeait la Sylve. Se pourrait-il qu’il se soit répandu dans certains clans Noss ? Que certains Souffles l’aient contracté ? Non, ne pas tirer de conclusion hâtive. Il fallait déjà arriver. Elle regarda son camarade à sa gauche, qui lui adressa une grimace. Son masque cacha son sourire, qu’elle essaya de contenir. Elle leva les yeux au ciel avant de se concentrer sur la route. Lui, au moins, n’était pas inquiet.

« On a eu des problèmes récemment avec les Noss du coin ? » demanda-t-elle à la petite troupe qu’ils formaient.

Ils ne tarderaient pas à arriver. Mieux valait avoir un maximum d’informations avant d’entendre ce que les survivants auraient à dire.

Son regard fusa vers le mouvement aperçu juste après le cri. Son geste était fluide. Lynn avait pris d’instinct son arc, encoché une flèche, et avant même que les corps des deux elfes ne se rencontrent dans un choc, sa corde était tendue. Une hésitation, une seule. Elle reconnut les marques et les tatouages de cet Ornedhel. Un Min’Nolwë. De sa vie de citadine, elle n’avait jamais eu l’occasion d’en rencontrer. Toutefois, elle avait pu voir son ancien clan troquer avec eux. Sans se rappeler des détails, elle se souvenait qu’ils se racontaient des histoires épiques et pleines d’aventures. Ils étaient considérés comme des héros, chez eux.

Elle ne voulait pas le tuer, ni le blesser. Mais son commandant avait besoin d’elle.

Elle lâcha sa flèche…
                                      qui passa juste au-dessus de l’assaillant, et alla se perdre dans les feuillages.

Était-ce volontaire ? Son subconscient avait-il sauvé l’Ornedhel ? Ou peut-être voulait-elle simplement l’intimider ? Elle n’aurait pas dû le rater.

Ses pensées se bousculèrent dans sa tête, et elle se sentit trembler. Elle souffla un grand coup et encocha une autre flèche, imitant les deux autres soldats. Aegden leur ordonna de retenir leurs flèches, et ils obéirent tous trois.

« Vous allez le payer ! » hurlait pourtant le noss, la voix déformée, presque brisée. « Vous allez le payer tous autant que vous êtes. Vermines nuisibles des pierres !
- Qu’est-ce qui te prend, Min’Nolwë ? Cesse cette folie, je t’en prie ! »

La voix de Lynn tremblait. Elle n’était pas dans son assiette. Les Noss n’étaient pas des ennemis, non. Elle pensait avoir fait tant de chemin vers eux, mais la dure réalité s’imposait à elle, moins d’une ennéade après son retour.

Elle le vit serrer les dents. Il s’apprêtait à bondir.

« Mainyth ! » le prévint-elle. S’il l’ordonnait, elle tirerait de nouveau. Mais elle ne raterait pas une seconde fois.

Lynn baissa son arme et détendit son bras. Elle mit pied à terre et déposa son arc.

« Lynn… » prévint un autre soldat.

Mais elle l’ignora.
L’atmosphère n’était plus tendue. Ils avaient tous compris.

Un accident. Un bête accident.

Elle leva les mains, signe universel de paix, et le fixa du regard. En l’observant ainsi, elle put entrevoir sa peine, qu’elle estima très neuve. Sans le quitter des yeux, elle s’accroupit, et prit l’arc brisé entre ses mains avant de se relever. Il était facile de remarquer que cet arc était destiné à un enfant. Lynn sentit une vague de chagrin s’emparer d’elle, et ses yeux s’embuèrent. La perte d’un Souffle était douloureuse, mais quand la victime était si jeune, la peine touchait tous ceux qui l’apprenaient.

« Ta fille… Qu’est-il arrivé ? »

Elle parlait très bas, comme si l’évoquer trop fort pourrait intensifier la douleur. Le Noss la regarda, et sa détermination sembla s’ébranler.

« Lùcia… Elle est morte, par votre faute ! » cria-t-il. « Réparation, j’exige réparation !
- Rien ne la ramènera, et tu le sais. Et certainement pas la mort d’autres Souffles. » coupa-t-elle sèchement.

Mauvais choix de mots, se dit-elle après coup. Le Noss hurla, enragé, mais ne bougea pas. Elle n’osa pas s’approcher, et resta près de sa monture. Il était bien plus grand qu’elle, et vu son physique, seul le Mainyth avait une chance de le maîtriser, s’il fallait en arriver là. Et encore. Les Min’Nolwë savaient tous très bien se battre, et lui arborait les tatouages d’un soldat. Sur son flanc, une seule croix, signe de son unique défaite au combat. S’il fallait en arriver aux mains, il serait un adversaire redoutable. Il fallait à tout prix le calmer.

« Parle-nous, Min’Nolwë. Qu’est-il arrivé, exactement ? »

L’aveu de l’énergumène titilla les pointes des oreilles de Lynn, qui ne cacha pas sa surprise. S’il n’avait tué personne, mais que deux des leurs avaient bien été massacrés, aussi bien que la petite Lùcia, alors qui ? Ou quoi ? D’instinct, l’archère lâcha le Noss des yeux et scruta les alentours.

Une nouvelle menace planait.

Si seulement elle avait pu voir les corps… Peut-être aurait-elle pu au moins identifier de quoi ces trois Souffles étaient morts, que la cause soit une morsure, une griffure, ou bien une arme elfique. Pourquoi le message ne contenait-elle pas cette information cruciale ?

« Je vous l’ai dit, » réagit le Min’Nolwë, « il n’y a personne d’autre que moi ici. » Un sourire triste s’afficha sur son visage. « Vous seriez déjà morts depuis longtemps, sinon.
- Ce n’est pas ça qui m’inquiète. » rétorqua Lynn. « Mainyth. Quelque chose cloche. On est encore loin de la carrière ? Il faut qu’on parle à ceux qui ont trouvé les corps.
- Moi, je n’y crois pas. » Le soldat d’ordinaire léger dans ses paroles semblait crispé sur sa monture. Il regardait le Noss d’un air mauvais, et avait la main sur la poigne de sa dague. Il cracha par terre avant de reprendre : « ce sauvage les a tués, c’est toujours la même chose. »

Lynn lui lança un regard noir. Elle bouillonnait. Beaucoup de Taledhels gardaient une rancœur, presque haineuse, envers les Ornedhels. Peu d’entre eux connaissaient les origines de l’archère, grâce au savoir-faire des prêtres de Tari, et à la discrétion des quelques personnes qui gardaient son secret.

« Garde ton venin pour toi » siffla le Noss, méprisant.

Lynn fit la moue, marmonnant dans son masque que sa jument risquerait de toute façon de le faire tomber, et puis c’est elle qui choisit en général. Après le ton inflexible d’Aegden, le Noss hésita une petite seconde, pour finalement abdiquer et s’approcher de Lynn. Elle souffla avant de remonter sur son dos. Elle se pencha pour lui chuchoter à l’oreille de ne pas s’inquiéter, que ça ne durerait pas longtemps, tandis que l’intrus s’installait confortablement derrière elle. Alors que la jument s’ébrouait de mécontentement, pour mieux se tenir, il osa poser ses mains sur ses hanches. Pas longtemps. Elle lui tapa le poignet en se retournant.

« Bas les pattes. Tu te tiens à sa croupe. »

Il opina sans mot dire. Aegden fit partir son cheval au galop, elle le suivit, afin que les deux autres soldats puissent fermer la marche.

Le trajet fut plus atrocement long, pour elle. La présence du Noss juste derrière la mettait mal à l’aise, et elle se crispait minute après minute. Ils allaient plutôt vite, et après deux chutes – vraisemblablement voulues par la jument, elle fut obligée de se résoudre à le laisser se tenir à elle, ce qui n’arrangea rien. Elle pria Kÿria de faire en sorte qu’ils arrivent très vite. La Symphonie chuchotait à ses oreilles, et l’espace d’un instant, elle revit le visage No’th, son défunt amant. Elle eût du mal à se contrôler, mais ils parvinrent enfin à cette maudite carrière. Sans plus attendre, elle sauta de son cheval et marcha bien plus vite que nécessaire vers les quelques soldats qui se réunissaient autour d’eux.

Derrière, l’activité de la carrière avait visiblement repris. On voyait un peu plus loin un drap recouvrant présumablement les corps des deux victimes de la matinée.

« De quoi sont-ils morts ? » dit-elle plus sèchement qu’elle ne l’aurait voulu.

Deux des gardes se regardèrent, confus. Ils venaient d’apercevoir l’Ornedhel. Un autre s’approcha, les yeux plissés. Il jeta un coup d’œil vers le Mainyth.

« Alors ? » insista-t-elle, impatiente. « Laissez tomber. Poussez-vous. »

Elle voulait à tout prix s’écarter de ce monde, en fait. Elle avait besoin de solitude le plus vite possible, même un court instant. Lynn se dirigea donc du même pas rapide vers les corps, qu’elle découvrit d’un geste ample. Ce qu’elle vit la soulagea, et elle put fermer les yeux et souffler un grand coup. Une autre qu’elle aurait probablement prit panique. Aucune bête des environs n’aurait pu laisser de telles traces.

Les mots du soldat tirèrent la grimace à Lynn, et eurent l’effet d’une douche froide. Qu’est-ce qui avait bien pu faire ces quatre entailles si profondes ? Elle détourna le regard lorsque Arodiar les alerta d’un mouvement. Elle scruta l’endroit en relevant, prête à bondir, mais ne voyant rien, se détendit un peu. Et la magie opéra. Les pierres se métamorphosaient. Une ombre surgissait d’un amas de roches, qui laissait entrevoir la peau d’une bête qui ne se contrôlait plus.

La créature mi-ours, mi-roche, se tenait devant eux, menaçante. Elle les dévorait littéralement de ses yeux pleins de lumière. Les civils reculaient lentement, sans vouloir la quitter du regard. Un reniflement, et la chose tourna vivement la tête pour se jeter sur l’un d’entre eux. L’instant fut trop rapide. D’un bond unique, elle s’envola presque, pour atteindre sa cible et la couper en deux en lui arrachant d’un coup de dents la partie haute de son corps. Le reste s’affaissa dans un bruit sourd, déclenchant enfin la panique.

Les soldats hésitants tremblaient, elle comprise, devant cette bête surnaturelle. Lynn entendit des ordres, des cris, qui se mêlaient à la Symphonie tourbillonnante. Elle avait du mal à réfléchir. D’où venait cette espèce d’ours mutant en armure, et pourquoi était-il venu ici ? Était-ce simplement une magie qui l’avait fait naître en ce lieu ? Elle n’aurait sans doute jamais de réponse à ses questions. Elle se sépara du soldat et du Mainyth pour finalement agir. Les flèches seraient inefficaces contre cette créature, et fallait-il vraiment l’abattre ? Personne n’avait tiré, mais beaucoup pointaient leurs arcs sur le monstre. Lynn imita les autres, tenant en joue le seul danger, avant d’apercevoir, du coin de l’œil, un mouvement rapide.

Le Min’Nolwë courait, une dague à la main, affronter son adversaire.

« Quel inconscient ! » jura-t-elle.

Le monstre l’avait remarqué, et semblait préparé à courir à sa rencontre. L’archère ne lui en laissa pas le temps. Son trait fila, précis, droit sur le muscle dégagé de l’une de ses pattes arrière. Son bassin tomba, et la bête hurla, et le ciel s’embrasa. Arodiar stoppa net sa course, subjugué. De sa gueule béante, des flammes démoniaques surgissaient dans un éclat vif. D’autres flèches partirent droit sur elle, passant juste au-dessus de la tête du Noss abasourdi. La plupart rebondirent sur sa carapace, mais quelques-unes firent mouche, sans pour autant sembler la blesser. Elle redressa son bassin, et tenta de bondir de nouveau, mais s’en trouva incapable. Alors elle commença à courir, droit sur Arodiar, et quelques mètres plus loin, les soldats en panique.

Le dos de la créature était complètement protégé. Il n’avait pas la moindre faille de ce côté. Aegden était aux prises avec l’animal et venait d’éviter de justesse un coup. Il ne tiendrait pas longtemps, il fallait agir.

« Neldion ! » cria-t-elle à son camarade. « Épinglons-le ! »

Le soldat de l’autre côté lui fit un signe de tête. Les flèches des deux archers vinrent se planter dans les pattes arrière de la bête, transperçant le cuir pour s’enfoncer dans la terre. Elle hurla de nouveau en frappant en aveugle devant elle, essayant de sortir du sol. Lynn espérait que son commandant saurait s’en sortir. Il en avait vu d’autres, après tout. Et puis, avec sa nouvelle arme aux effets très magiques, il ne ferait qu’une bouchée de la bête. Elle ne voulait pas sa mort, sans d’abord comprendre ce qu’il se passait. Mais puisqu’elle se métamorphosait à volonté, il fallait être réaliste : ils n’avaient pas le choix. Le danger était trop grand. Lynn prépara une seconde flèche.

« Mainyth ! Prépare-toi ! »

Elle n’attendit pas de vérifier qu’il l’avait comprise pour tirer. Sa flèche fila droit vers le flanc de la créature. Elle espérait lui faire ainsi lever la tête et dévoiler son cou non protégé, permettre à Aegden de lui trancher la gorge et ainsi en finir. Mais tout ne se passa pas comme prévu. La créature bougea son « bras » et para la flèche, qui rebondit inutilement contre la carapace. Elle se métamorphosa de nouveau et disparût. Un tas de pierre près de Lynn commença immédiatement à bouger.

« Oh-oh. »

Le bruit sourd qui précédait l’apparition de la bête retentit. L’elfe commença à courir vers son commandant, déjà poursuivie. Elle se retourna en se jetant en arrière, et tira une nouvelle flèche. Celle-ci fit mouche et transperça la poitrine de l’animal… qui continua sa course. Il n’était plus qu’à quelques mètres. L’archère tenta de se relever, mais c’était déjà trop tard. Il était sur elle. Elle ferma les yeux et tendit ses bras inutiles pour tenter de se protéger du coup qui arrivait.

Lynn entrouvrit les yeux en sentant la vague d’air au-dessus d’elle. Le Mainyth la protégeait. Quelle étrange sensation, de faire partie de nouveau d’un bloc uni. De pouvoir faire confiance. Mornàndur l’avait certes accompagnée et protégée de maints dangers, mais là, c’était différent. Les soldats d’une armée avaient un devoir envers leurs frères d’armes, et Aegden montrait l’exemple.

La lame de vent atteignit la gueule de la bête, qui lui ouvrit la mâchoire dans une giclée de sang. Elle émit un cri semblant mêler haine et douleur. Une volée de flèches fut tirée et la plupart s’enfoncèrent avec succès dans sa chair. Dans un dernier effort, la créature tenta de se redresser, mais ses forces l’abandonnèrent. Elle s’effondra de tout son poids. Son souffle rauque continuait, mais visiblement, elle n’était plus en état de se battre. Lynn se redressa, rajusta sa tenue et se rapprocha d’elle. En l’observant de plus près, sa vie ne tenait plus à grand-chose. Son sang s’écoulait des nombreux trous causés par les flèches des elfes, qui criaient déjà victoire. La Symphonie continuait de crier, pourtant.

L’archère posa sa main sur son museau ensanglanté.

« Qu’es-tu donc ? » demanda-t-elle dans un murmure.

Son corps était très chaud. Lynn prit le manche de sa dague entre ses doigts, et posa la pointe de sa lame au coin de sa gorge. Le métal s’enfonça sans un bruit, la bête rendit l’âme dans un dernier soupir, et le silence s’imposa. L’elfe murmura une prière à Tari, lui implorant de laisser une place à cette âme torturée. Elle se tourna ensuite vers son commandant, et lui adressa un petit sourire des yeux.

« Merci. Une idée de la nature de cette… chose ? »

Les mots du Noss vibraient au même timbre que la Symphonie aux oreilles de Lynn. La tristesse, la douleur, la violence et l’incompréhension se chamaillaient sans qu’une n’arrive à prendre le dessus sur les autres. Elle regarda tour à tour le Min’Nolwë et le Mainyth, et ne savait quoi répondre. Au fond d’elle-même, elle ne pouvait pas en vouloir à l’Ornedhel. Sur certains aspects, elle était même d’accord avec lui. Mais l’elfe savait également que le peuple sylvain ne pouvait survivre sans utiliser, même modérément comme ils le faisaient déjà, les ressources de la Sylve.

Elle préféra donc rester à l’écart, et se dirigea droit vers le chef du petit groupe de soldats. Elle voulait des explications. Mais les discussions houleuses ne donnèrent rien. Aucun d’entre eux n’avaient pas la moindre idée d’où venait ce monstre, et aucun ne prétendait connaître son but ultime. Pourquoi s’était-elle attaquée à un Souffle si jeune ? Lynn prit son arc et inspecta plus en détail la carrière, mais ce monde ne lui était pas familier. Elle ne voyait rien, mise à part la pierre blanche qu’elle connaissait bien : celle qui avait servi à bâtir Alëandir. Sur le sol un peu plus loin, il n’y avait pas de trace de pas solitaire. Elle reconnut la piste de la petite qui avait visiblement été attirée par l’activité des Taledhels, et qui était sortie des frondaisons pour se perdre ici.

Lynn soupira et serra le poing. La Sylve n’allait pas bien. Mornàndur l’avait ressenti, lui aussi, ces dernières ennéades. Quelque chose sortait de l’ordinaire, mais il ne savait pas exactement quoi. Les bêtes sauvages du Nord avaient-elles un rapport avec ce qu’ils avaient combattu aujourd’hui ? Et si Kÿria avait finalement décidé d’agir pour que la Forêt retrouve son état d’antan, les Elfes avaient-ils la moindre de chance de survivre ?

Plongée dans ses pensées, elle sursauta en entendant un bruit tout près d’elle. Ses yeux se figèrent sur l’endroit désespérément calme. Et le bruit se répéta, derrière elle, un peu plus loin. Et un autre, à sa droite. Un grognement sourd, terrifiant. L’archère fit un pas en arrière, incrédule.

« Kÿria... Qu’avons-nous fait ? » murmura-t-elle.

Un deuxième pas en arrière, avant de se mettre à courir en gesticulant, et de hurler à tous de s’enfuir. Car derrière elle, la carrière toute entière s’était mise à bouger.

Au milieu du brouhaha, l’elfe prenait ses jambes à son cou. Se protéger. Il la faisait rire, son commandant. Visiblement, il n’avait pas remarqué ce qu’il se passait. Lynn vit à quelques mètres d’elle, droit sur le chemin de sa course, un tas de pierres qui commençait à bouger. Elle prit la tangente, changea de trajectoire pour bifurquer vers les frondaisons. Elle remarqua un civil tétanisé par la peur. Elle encocha une flèche et tira à ses pieds pour le sortir de sa torpeur.

« Cours, imbécile ! » lui lança-t-elle.

Il s’exécuta, filant droit vers un autre groupe déjà plus ou moins à l’abri. Elle jeta un regard en arrière pour contempler le désastre, alors qu’à ses oreilles, la Symphonie criait.

La carrière entière s’animait. Çà-et-là, des dizaines de monstres de toutes tailles s’extirpaient de la roche, animés par une magie inconnue. L’un d’eux sortait quand même du lot : il était bien trois fois plus gros que le plus gros d’entre eux. On aurait dit que la colline entière s’était mise à bouger. Il ne fallait pas rester là, le petit groupe de soldats qu’ils étaient n’avaient aucune chance. Elle voyait certains d’entre eux tirer des flèches désespérées qui firent parfois mouche, mais les dégâts causés restaient minimes.

La carrière avançait, pas si lentement que ça. Certains des monstres se dirigeaient sur les Taledhels encore présents, mais la grosse majorité les ignorait, et marchait droit vers une destination qu’elle craignait connaître. À cette allure, la horde gagnerait Alëandir dans moins de deux jours.

Lynn rejoignit enfin le Mainyth, dont la lame givrée étincelait.

« Qu’est-ce qu’on va faire, Aegden ? » demanda-t-elle, inquiète. « On ne peut pas rester là. »

Ils pouvaient peut-être avoir une chance de régler le danger imminent des quelques monstres à leur poursuite, mais arrêter la carrière, c’était un tout autre défi.

-On ne doit pas les laisser partir !

Il en avait de belles, Aegden. Qu’est-ce que leurs corps fragiles et si petits pouvaient faire face à ces monstres de pierre ? Déjà qu’ils avaient eu tant de mal à se débarrasser du premier… Lynn se sentait totalement impuissante. Toutefois, l’impressionnante démonstration de force du Mainyth, et la témérité folle de Arodiar lui redonnèrent espoir, même face la défaite rapide de l’Ornedhel. Le commandant se rua vers son corps inconscient pour tenir tête à trois monstres bien plus petits qui voulaient visiblement terminer le travail.

Lynn, quant à elle, ne savait pas trop quoi faire. Les flèches dans son carquois ne lui étaient d’aucune utilité. Les quelques archers qui s’étaient déjà mis à couvert et qui tiraient sans relâche ne faisaient rien aux bêtes de pierre. Elle vit Aegden se battre sans relâche, et il s’en sortait plutôt bien. Elle ne ferait que le gêner. Le tumulte de la bataille se mêlait à la cacophonie de la Symphonie. Elle se tourna vers un groupe de civils pris au piège entre deux des créatures. L’un d’entre eux faisait des grands gestes avec sa pioche pour les tenir en retrait, mais il semblait exténué. L’elfe serra des dents et couru à leur aide. Sa première flèche rebondit vainement sur la carapace d’un des deux monstres. La deuxième, en revanche vint se loger sous son aisselle droite, ce qui le fit réagir. Il tourna instantanément la tête vers elle et cracha une langue de flammes. Lynn bondit in-extremis de côté pour l’esquiver et sentit un morceau de sa tunique partir en fumée. Sans s’arrêter de courir vers le monstre, elle jeta son arc, prit son poignard, déchira le pan qui s’enflammait, et, imitant la folie du Noss, bondit sur le dos de son agresseur.

Il était presque deux fois plus grand qu’elle. Elle planta sa lame dans son épaule, tout près de sa flèche, en sentit quelque chose rompre. Le bras de la créature s’affaissa. Elle perdit appui et s’écrasa sur le sol, emportant avec elle l’elfe surprise qui étouffa un cri. Lynn, horrifiée, vit son autre patte griffue se lever pour s’abattre sur elle. Elle ferma les yeux et leva les bras inutilement pour se protéger… Mais le choc ne vint jamais. Elle entendit les cris de courage des civils qui s’étaient jetés sur la créature avec des outils ou des grosses pierres, et le martelaient de coups.

Elle reprit ses esprits et alla prêter main forte à l’autre civil qui arrivait toujours à tenir à distance la bête enragée. Une chose était étrange : ils n’utilisaient pas le feu, et semblaient moins vivaces que la première créature qu’ils avaient affrontée. C’est au bout d’une longue minute de combat et d’un geste chanceux du civil que la créature tomba, la pioche bien enfoncée dans son crâne. Lynn était essoufflée, mais ils ne pouvaient pas s’arrêter. Ramassant ses armes, elle les guida hors de danger, et retrouva l’un des soldats avec lesquels elle était partie d’Alëandir.

« Toujours en vie ? Le Mainyth va bien ?
- Je l’espère. Ramène ces civils à Alëandir, et dis-leur de se préparer. On ne va pas pouvoir les arrêter ici seuls, et ils se dirigent droit vers la cité. Vous serez plus rapides qu’eux, mais vous n’aurez pas beaucoup de temps…
- Mon mirage vient de partir. Dans quelques heures on aura des renforts. Tu penses qu’on peut tenir d’ici là ? »

Le regard de Lynn en disait long. Les amas de pierres bougeaient lentement, mais dès que l’un d’entre eux se scindait du groupe principal, ses mouvements devenaient plus fluides, plus rapides, plus meurtriers.

« Pas de front. Ton carquois est vide, et je n’ai presque plus de flèches non plus. La plupart se sont brisées sur ces monstres. J’ai entendu parler de ruche. Si on détruit le plus gros golem, je ne suis même pas sûre que la situation s’arrange… Il va falloir être- »

Elle ne termina pas sa phrase. Cinq silhouettes sortaient du bois. Quatre d’entre eux, des Ornedhels tatoués, les tenaient en joue. Un peu devant eux, un elfe ridé les regardait intensément. À voir les signes sur leurs corps et leur posture, aucun doute : ils avaient de nouveau affaire à des Min’Nolwë.

« Vous nous expliquez ? » dit l’un des archers.
« Il n’y a rien à expliquer. Les Taledhels ne sont pas nos ennemis, cette fois. »

Ces deux mots lourds de sens sonnaient comme un glas aux oreilles de Lynn. La situation entre les deux peuples était-elle si désespérée pour qu’un druide d’une Noss si honorable emploie ces termes ?

« Nous allons régler ce problème. Restez ici, vous en avez fait assez. »

Non sans un regard dédaigneux aux Taledhels désemparés, le clan s’avança vers la horde. Lynn ne pouvait s’empêcher de ressentir une pointe d’excitation. Sous ses yeux allait se dérouler l’un des instants héroïques des Min’Nolwë.

Lynn observa le groupe d’Ornedhels médusés. Visiblement, leur druide n’était pour rien dans le chaos paisible qui venait de se dérouler sous leurs yeux. Elle reprenait à peine ses esprits quand le Mainyth leur cria aux oreilles. Elle ne l’avait même pas vu approcher. En terminer. Il en avait de belles, tiens. Elle regarda son carquois presque vide, puis ses mains. Ses mouvements ne lui seraient d’aucune utilité, ici. Restait son poignard, qui lui demandait de se mettre en grand danger en se battant au plus près de ces monstres. Mais ce n’est pas comme elle avait le choix.

La horde leur fonçait dessus.

Elle vit ses frères aux côtés d’Aegden se mettre en formation pour les réceptionner. Les Ornedhels, eux, se dispersaient. Chacun avait choisi sa cible. Tous étaient armés de lances ou d’épées. Lynn grinça des dents. Elle se sentait inutile, si inutile. L’archère pourrait peut-être tirer une flèche miraculeuse, mais elle en doutait. Elle s’écarta donc, laissant le combat aux mains de ceux qui s’en sortiraient mieux qu’elle, tout en restant aux aguets.

Quelques secondes avant le fracas des rencontres, elle sentit, comme tous les autres soldats, ses muscles se tendre. Elle se savait plus forte, plus rapide. Le druide était en transe. Un sourire carnassier s’affichait sur le visage des guerriers Noss, qui fondirent comme un seul homme sur leurs cibles, tandis qu’un autre groupe vint affronter la formation Taledhelle. Lynn n’hésita plus. Elle se rua vers eux en criant. L’elfe encocha une flèche et tendit la corde de son arc, sans effort. Le trait partit moins d’une seconde plus tard et vint se ficher à la jointure entre la pierre et la peau d’une des bêtes en première ligne. Sa pierre s’effrita et ses yeux s’éteignirent. Elle tomba en avant, s’écrasant sur le sol en continuant sa course.

Lynn profita de son élan et de ce tremplin pour bondir dans les airs, son poignard à la main. Le monstre derrière sa première victime tenta un coup maladroit, mais il rencontra la lance d’un des soldats, qui avait rattrapé l’archère. Lynn retomba sur le bras figé et se jeta sur la tête de la créature, la pointe de sa lame en avant. Un craquement sinistre retentit dans le brouhaha de la bataille qui se déroulait autour d’elle. Elle tenta de déloger son arme qui s’était coincée dans le crâne du monstre, et entendit un cri d’alerte. Elle bondit sur le côté, alors même qu’une flamme vint lécher l’endroit où elle se trouvait quelques instants auparavant.

Un nouveau cri de rage vers son assaillant, qui tenta de souffler une nouvelle fois. Il n’en eut pas le temps. L’un des Min’Nolwë avait déjà enfoncé sa lance au fond de sa mâchoire. La lame en était ressortie par la nuque. En se redressant, elle lui adressa un signe de tête, auquel il répondit par un sourire, avant d’afficher une expression d’effroi. Lynn n’eut pas le temps de réagir. Elle sentit un coup violent sur son flanc nu, et ses pieds quitter le sol alors qu’une douleur terrible se répandait dans tout son corps.

Elle n’avait pas retouché le sol qu’elle avait déjà perdu connaissance.