Tirer des traits sur le passé [Harald]

1ère ennéade de Verimios, premier mois d'été
Loge Crin-d'Acier

Je ne m’étais pas encore bien remis de la nouvelle que j’appris quelques jours plus tôt. Ma femme était encore en vie. Je déambulais dans les couloirs de la Loge, résistant à l’envie de prendre mon marteau et d’aller la retrouver dans les montagnes hostiles. Il fallait être patient, mais les perspectives qui s’offraient à moi me donnaient le sourire aux lèvres. Avec un peu de chances, si les recherches avançaient vite et qu’on arrivait à inverser la transformation, elle serait de nouveau dans mes bras. Mais il ne fallait pas s’emballer. Je m’étais quelque peu renseigné sur l’état actuel des recherches, et pour le moment, rien ne semblait indiquer que c’était possible. Je gardais tout de même cet espoir fin.

Pour ne pas trop me perdre dans mes pensées et mes réflexions, le mieux restait encore de s’écrouler d’épuisement, et pour ça, il y avait de quoi faire. J’avais donc pris la direction du terrain d’entraînement, là où se retrouvaient quotidiennement les soldats qui n’étaient pas en mission. Je croisais la route de deux Dawis qui s’épaulaient, ayant un peu trop forcé sur l’exercice, et leur adressai un sourire narquois. Je fis signe à un autre, qui s’était assis sur un banc et semblait attendre une opportunité. C’était un vétéran qui devait avoir à peu près mon âge.

« Lâche donc ton arme, mon vieux, » me lança-t-il en s’exécutant. « Sur le champ de bataille, il peut t’arriver de la perdre. On va voir ce que tu vaux au combat à main nues. »

Je l’imitais et attrapai au vol le casque et les gants qu’il m’envoya, avant de les enfiler. Après tout, pourquoi pas ? À part à la taverne, je n’avais pas vraiment eu l’occasion de me battre ainsi. À peine après avoir fini de m’équipe, je le vis me foncer dessus. Il esquiva facilement mon coup maladroit, m’agrippa par le bassin et m’envoya valser au sol. Je grognai de rage, et lui rendis un deuxième coup de poing, qui lui, fit mouche. Il ne sembla même pas le sentir passer. Il éclata de rire, et me tendit une main salvatrice.

Pendant une bonne vingtaine de minutes, nous échangeâmes coups et prises. Il avait clairement l’avantage sur moi, mais je réussis tout de même à le mettre à terre une ou deux fois. Il m’apprit quelques ruses pour retourner la force d’un adversaire contre lui, et me montra des techniques qui pourraient peut-être un jour me sauver la vie, si je m’entraînais à les utiliser convenablement. Ces vingt minutes furent assez éprouvantes, et je demandais une pause. Lui en avait terminé. Il devait partir en patrouille. Je le remerciai avant de m’arroser le visage pour retirer la poussière et la terre, et but avidement de grosses gorgées d’eau, attendant que mon ou ma prochaine partenaire d’entraînement se montre.

Des patrouilles, encore des patrouilles. Celles-ci s’enchaînaient, encore et encore, sans que rien ne change pour autant. D’aucun devrait être soulagé : autant de reconnaissance des secteurs environnants devraient permettre de connaître le moindre recoin par cœur, d’anticiper la moindre menace, de préparer les moindres opérations. Mais, tout aussi méticuleux que soient les Nains, lorsque les missions s’éloignent de leurs cœurs d’arts… L’ennuie vient toujours poindre le bout de son nez, accompagné, généralement, de la déception.

Hilda devait faire figure d’exception. Elle détestait cet endroit depuis le premier instant où elle posa ses mires dessus. Certes, elle connaissait les enjeux de cette ancienne loge clanique, et oui, elle pouvait voir les nombreux travaux qui, sans cesse, renforçaient l’endroit pour rendre ce lieu prompt à la capture et l’étude des engeances. Ces créatures, violentes, ravageuses, maudites, magiques, pouvaient faire des dégâts ô combien impressionnants au cœur d’une troupe naine… S’en éloigner semblait judicieux. Vouloir les étudier requérait, donc, d’autant plus de précautions.

Aussi Hilda passait son temps en patrouille. Le moins de temps elle passait dans l’enceinte de ce lieu où fut tué son frère, moins elle se sentait oppressait par cette disparition violente et soudaine. Oh, elle ne pu s’empêcher de succomber à la curiosité et au besoin de rendre hommage à son grand-frère… Elle s’était rendue dans ce sous-sol, où débarquèrent, depuis des grottes inconnues, d’immondes Kerkands. Elle avait vu les traces du combat, peu voilées par les travaux des artisans et par les patrouilles des combattants, lesquels eurent tôt fait de fondre sur ces souterrains abandonnés par les créatures des profondeurs, pour en assurer l’innocuité.

Elle avait pu sentir, aussi, l’odeur de la terre maculée de sang. Ici, les eaux de pluies ne tombent ni ne ruissellent jamais. Ici, pelleter la terre maculée pour la rejeter au dehors, n’était jamais réellement suffisant. Le sang des Nains reste là où il coule, et, s’il disparaît en effet tôt ou tard, le lieu où il fut recueilli ne redeviens jamais réellement pur, jamais réellement immaculé, jamais réellement vierge.

Elle s’était tenue dans cette caverne. Elle avait pu sentir l’odeur des monstres, quand bien même leur existence fut massacrée voilà des mois. Elle avait aussi pu reconnaître les traces de haches dans les murs de terres, les empreintes de pieds et de pas, les poils des créatures, laissés dans quelques interstices de rocs trop étroits pour eux.

Elle avait pu se tenir là où il se tenait. Elle avait pu se recueillir là où fut rendu son dernier souffle. Elle avait pu voir, presque toucher du doigt, les derniers évènements qui marquèrent la vie de Thorald. Elle voulut pleurer… Mais se l’était interdit. Car Thorald, de toute la fratrie, était le plus à même de s’épanouir dans les combats mortels. De tous temps, il l’avait dit, telle une prophétie : jamais il ne verrait les âges vénérables où l’ancienneté prend le pas sur la force physique et le courage des cœurs. Jamais il ne serait un ancien, que l’on protège et que l’on écoute. Toujours, il serait un soldat, hargneux, violent et téméraire, jusqu’à-ce qu’un jour un adversaire plus fort que lui ne vienne le mettre à terre, une bonne fois pour toute. Ainsi avait-il vécu selon ses propres préceptes… Et avait-il fini, selon sa propre vision.

De retour de patrouille, encore, Hilda ne désirait qu’une chose : repartir. Elle vit Braähm, vénérable Gromtrommi à la réputation sulfureuse depuis quelques années. Il avait l’air… Epuisé, mais prompt à redemander ce qu’il venait d’avoir : un bon combat. L’esprit d’Hilda entra alors en ébullition, et, telle la guerrière qu’elle était, voulut en découdre à son tour avec celui qui, depuis les terribles évènements de Langehack, avait tout tenter pour aller contre la parole du Roi, son paternel. Oui, elle voulait en découdre, et exorciser un peu ces sentiments contradictoires qui existent en son poitrail depuis son arrivée ici. Engoncée dans son armure, elle plante sa hache au sol et entame de se défaire de ces plaques de plate qui rendraient le combat inégal.
« Braähm ! Blanche barbe du clan Main-Ferme ! » Dit-elle, hélant le Nain en question tout en retirant d’abord gantelets et cuissardes. « Tu sembles être aux aguets ! Si tu veux t’entraîner au combat, j’suis ta tresse ! »

Tresse ou poilus, bavette ou barbes, tous le savaient : Naines et Nains étaient égales en termes de puissances, et une Naine entraînée valait bien deux nains bourrus ! De plus, Hilda ne venait point de n’importe où… Elle était issue, comme son paternel et ses frères, des rangs de l’infanterie lourde Lantaise…

Je ne l’avais pas vue arriver, sans quoi je me serais probablement tiré de là plus tôt. La fille du Groman-Rik se tenait non loin, prête au combat, et m’attendait. Ah, il n’était pas difficile de la reconnaître : elle avait les traits de son père – bien que bien plus jeune, et dans son caractère, on retrouvait les traces de la hargne de Harald. Je soupirai en me massant les tempes. J’aurais préféré éviter ce conflit. Après tout, je savais que certains n’avaient pas du tout apprécié mes élans de l’an passé. Le conflit qui avait séparé deux camps chez les nains, et opposé son père et moi, avait fini par devenir un sujet de discussion dans tout Kirgan. Fort heureusement, tout s’était finalement décousu correctement, et même si j’en gardais un souvenir amer, j’étais heureux de ne pas avoir assisté à quelque chose qui aurait pu prendre d’autres proportions.

Et voilà que Hilda me choisissait comme partenaire d’entraînement. Était-ce un hasard, ou bien avait-elle cherché à me retrouver ici ? À vrai dire, depuis notre départ de Kirgan, j’avais tout fait pour essayer de ne pas lui adresser la parole. Lors du voyage, ce n’était pas bien difficile, il me suffisait de rester avec les autres civils ou juste afficher une mine désagréable quand je voulais rester seul. En revanche, depuis notre arrivée à la Grand-Loge, j’avais dû faire profil bas, et bien qu’il me fût difficile de rester à me tourner les pouces, j’avais pu éviter toute confrontation avec elle, ou discussion, avec elle. J’hésitais. Sa venue ravivait des souvenirs et des pensées que je préférais éviter. Toutefois, il était trop tard pour se décourager maintenant. Alors que je me levai pour aller à sa rencontre, je me demandais encore si je ne devais pas plutôt prendre mes jambes à cou.

Au moins, je n’aurais pas besoin de faire exprès de perdre, me dis-je en remarquant ses muscles gonflés. Elle avait la force de l’âge et la carrure typique d’une soldate en pleine croissance. En m’approchant, je remarquais également sur son visage une envie d’en découdre, qui allait au-delà de l’entraînement. Je n’étais pas sans savoir que son frère avait disparu entre ces mêmes murs qui nous hébergeaient en attendant que les circonstances soient plus propices pour le départ. Il était évident qu’un Dawi comme moi pourrait être un bon défouloir, d’autant que pour elle, je méritais certainement les baffes que j’allais recevoir dans peu de temps.

« Avec plaisir, Hilda ! » m’exclamai-je tout de même en lui faisant un sourire provocateur. « J’ai certainement beaucoup de choses à t’apprendre ! »

Je m’esclaffais en préparant une pose que le vétéran venait tout juste de m’apprendre. Ce masque de provocation et d’assurance n’était pas seulement une illusion : je ne comptais pas perdre ce premier affrontement. Mes muscles étaient encore chauds, et ma longue expérience valait peut-être mieux que sa force brute. En usant de ruse et d’intelligence, je parviendrais peut-être à la mettre à terre, au moins une fois ? Ma confiance en moi s’effritait déjà. Sans perdre mon sourire, je me tins prêt.

« Viens, je t’attends, » lui lançais-je en lui faisant signe de la main.

Continuant à se départir des épaisses plaques d’armures, la bavette, bien jeune en comparaison au vénérable Braähm et sa barbe blanche, dardait un regard ardant sur celui qui, pourtant, aurait tous les droits d’être protégé par l’ensemble de la population Naine. Après tout, le culte des anciens ne valait point uniquement pour ceux décédés, ou ceux dépassant les trois siècles d’existence. Tous les Nains, dépassant les deux siècles de vie, et arborant une barbe blanche, bénéficiaient des avantages de ce culte : on les écoute, on cherche leurs conseils, on cherche leurs aides, et leurs paroles font presque valeurs de lois, surtout au sein des clans.

Bien au courant de tout cela – comme tous les Nains du Zagazorn – Hilda était néanmoins déjà trop loin dans ses pensées guerrières, et ses ressentiments dramatiques. Ici, son frère ainé avait péri. Ici, il avait combattu, et, comme il l’avait toujours promis, il était mort, les armes à la main. Ici aussi, se trouvait un des seuls Nains qui pourrait aider son paternel à trouver le pourquoi du comment derrière la disparition de cette montagne… Mais cet être, aussi importante était-il, était celui qui, à peu de choses prêts, aurait pu créer une guerre civile, ou aller à l’encontre des ordres royaux en provoquant une guerre ouverte contre les Humains.

Car les pires rumeurs couraient autour de Braähm. On dit qu’il aurait rencontré les plus influents thanes combattant du côté de Lante, dans le but d’obtenir leurs soutiens afin de faire fléchir Harald, par la force. On dit aussi qu’il aurait eu comme projet de lancer une guerre, via Thanor, jusqu’aux côtes Péninsulaires, par des actions éclaires et dotées d’une grande capacité de destruction. Des rumeurs… Toujours des rumeurs, que Harald n’avait jamais voulu punir. Car Braähm ne demeurait point n’importe qui, et ce, quoi que fussent ses idées et ses projets.

Hilda, elle, ne possédait point encore l’expérience d’une longue vie, pour pouvoir comprendre les positions de son paternel. Elle disposait aujourd’hui d’une façon normale, et tout à fait innocente, de laisser libre cours à sa colère et sa frustration. Alors… Elle ne refuserait pas un bon combat.
« C’est moi qui vais t’apprendre deux ou trois petites choses. » Dit-elle, furieuse. Un sourire carnassier illumina alors son visage, avant qu’elle ne prenne une posture de défense. « Tu vas apprendre d’où vient le nom de notre clan, et pourquoi les Brise-Os sont toujours en première ligne. »

Et, sans chercher son reste, elle se lança à l’assaut.

Je m’apprête à répliquer mais elle attaque sans crier garde. Le tas de muscles qui me fonce dessus me fait perdre toute l’assurance que j’ai essayé de construire jusque-là. Il faut dire qu’il m’est assez difficile de rester calme face à un tel danger. Ma posture en pâtit, et je ne me sens affreusement pas prêt lorsqu’elle arrive sur moi. Le choc fut brutal et soudain. Je perds pied dès sa première attaque : elle me soulève avec facilité et me plaque contre le sol. Sonné, je me relève alors qu’elle se frotte les mains, visiblement satisfaite. Grognant malgré moi, je tente la même approche, mais sans succès. Elle me tient facilement à distance, et en quelques secondes, me maîtrise une seconde fois avec aisance.

Reprenant mon calme et me relevant de nouveau, je réfléchis un peu. Elle est plus vive que son aîné que j’affrontais précédemment, et plus forte aussi. Déjà que je n’étais pas à la taille du vétéran, là c’est carrément la cheville que je n’atteignais pas. Je commence à marcher vers la droite, en la regardant dans les yeux. Elle m’imite, tournant ainsi en cercle. Et puis, de nouveau, elle attaque, mais cette fois, je suis mieux préparé.

Je m’attends à une feinte, je sais qu’elle ne tentera pas de nouveau de me plaquer. C’est un peu un pari, mais aussi parce que je la vois un peu moins penchée quand elle me court dessus. Je vois son coup venir, qui m’aurait probablement fêlé une côte, si je ne l’avais pas contrôlé. Utilisant la technique que m’avait apprise le vétéran, que j’arrive partiellement à exécuter, la soldate perd l’équilibre et tombe pour la première fois. Je lui fais un grand sourire, alors qu’elle semble visiblement choquée de s’être fait avoir.

Le reste de l’entraînement fut moins glorieux pour ma part. Je ne réussissais pas une seconde fois à la mettre par terre, tandis que mes vieux os se faisaient doucement maltraiter par la fille du Grand-Roi. Elle retenait ses coups, évidemment, et moi aussi – nous ne voulions pas non plus nous blesser. Toutefois, je me rendais bien compte du ravin qui séparait le niveau d’une soldate de l’armée à un civil qui ne faisait pas que ça de son temps. Après une bonne dizaine de minutes à s’échanger des politesses, et me retrouvant une fois de plus sur le sol, je fis signe d’abandonner.

« Je suis bien content de ne pas avoir à affronter des Brise-Os pour de vrai. » J’haletais, le dos contre la terre humide. « Vous êtes tous comme ça, ou bien tu fais simplement partie de l’élite ? »

Un entraînement pour Hilda, un combat pour Braähm ? Ou serait-ce l’inverse ? Il n’y a aucun doute dans l’esprit de la jeune bavette, que cette occasion martiale possédait un aspect de revanche, et une aura guerrière. Elle voulait mettre ses pognes sur Braähm. Elle voulait saisir cette barbe pour l’arracher, agripper son bras pour le plaquer au sol, fermer le poing pour venir l’écraser sur l’arrête de sa mâchoire. Oui, elle voulait se battre et venger son père…

Mais elle ne fit point tout cela, non. L’entraînement visait à améliorer les capacités et les compétences, obtenir de nouvelles tactiques, de nouvelles techniques… Pas se faire battre à mort, encore moins par une jeune bavette qui devait le respect à l’ancien, comme les traditions l’exigent.

Le fait de se trouver au sol, toutefois, fut un choc pour la jeune combattante. Elle ne s’attendait pas à cela, non. Peut-être que sa rage n’était point si contenue que cela, se demandait-elle… Ou peut-être avait-elle sous-estimée son adversaire. En tous les cas, un enseignement qu’elle tâcherait de retenir pour le reste de sa vie.

Une fois l’entraînement terminé, la jeune bavette adressa un regard brûlant au thane des Mains-Fermes, lequel avait signalé l’abandon. Dos contre terre, il prit la parole alors qu’Hilda se saisissait de sa gourde de bière. Descendant quelques traits – tant pour la soif que pour le côté revigorant de la chose – elle prit un petit temps avant de proposer sa pogne pour aider Braähm à se relever. Puis, une fois chose faite…
« Mon père est plus fort encore que moi. » Dit-il, se plantant face à Braähm, haletant, à peine redressé sur ses pieds. « Et mon frère… Par Ikthor, il était plus puissant encore. » Rajoutait-elle. « Mais il était moins réfléchit que mon père. Moins patient, moins expérimenté… Et trop enhardis dès que la colère l’animait. C’est pour cela qu’il s’est jeté face à ces Kerkands, ici-même. Dans le sous-sol de cette maisonnée là-bas. » Désigne-t-elle, d’un signe de tête. « Parfois, foncer tête baisser fait faire de sacrées conneries… »

J'agrippai le bras de la cognarde en la remerciant. Je l’écoutais en dépoussiérant mes vêtements bien sales à présent. Mes muscles et ma peau me faisaient mal, j’avais moi aussi grand-soif. Dans ma propre gourde, il n’y avait que l’eau, ô combien rafraîchissante et désaltérante. La bière viendrait après. Alors que le liquide tiède coulait dans ma gorge, je perçus dans la voix de la fille du Roi une pointe de tristesse. La petite portait encore le deuil de son frère dans son cœur. Je soupirais après m’avoir essuyé la bouche avec mon bras tout aussi poussiéreux que mes vêtements.

« Je ne t’apprends sûrement rien, mais dans le feu de l’action, un Dawi au grand honneur mettra sa vie en péril pour celle des autres. Je suis certain que l’acte de ton frère n’avait rien d’irréfléchi. » Je lui fis signe de me suivre pour aller nous asseoir sur un banc en continuant mes paroles qui se voulaient réconfortantes. « S’il était comme Harald, il aura lui aussi abandonné le Père et voué son culte, et sa vie, à Ikthor. Les enseignements du premier Fils prônent l’honneur et le courage. Il les a très certainement suivis en allant affronter ces Kerkands. » Je posai ma main sur son épaule et lui fis un pâle sourire. « Mais je suis sûr que tout ça, tu le sais déjà. »

L’abnégation que les Dawis savaient faire part ne m’étonnait plus. Le souvenir de l’annonce que ma femme avait quitté la sécurité de la Loge pour tenter de retrouver les membres de notre clan coincés dans les mines, pendant le Voile, était toujours aussi clair que s’il avait eu lieu hier. Je m’étais senti coupable de ne pas y avoir été lorsqu’on s’était rendus compte qu’elle ne reviendrait jamais, et plus que de la tristesse, c’est la colère qui m’avait envahi. C’était cet événement qui avait brisé ma foi en Mogar, plus que tous les autres. Mais voici que ma femme ressurgissait d’entre les morts, comme une Engeance de Brissea. Devais-je la haïr pour me l’avoir caché ? Ou bien l’adorer pour l’avoir gardée en vie ? J’étais pris de doute. Ces quelques derniers jours avaient été source de nombre de réflexions et d’introspection, mais rien n’avait changé à ce niveau là : ma foi était ébranlée de tous les côtés.

« J’ai vu ton père se battre, une fois, entre les couloirs souterrains d’une mine très profonde. On s’en est sortis de justesse, d’ailleurs. Peut-être était-il plus fort que toi dans la force de l’âge, mais aujourd’hui, je doute que tu ne le maîtrises pas en combat loyal ! »

Les propos de Braähm concernant l’honneur Dawi et la propension que ces derniers ont pour mettre leurs vies en danger, dès lors que la chose est requise, ou que l’honneur le demande, touchèrent Hilda en plein cœur. Evidemment, les Brise-Os se considéraient comme des Nains à l’honneur fier et fort. Et cela, depuis des siècles. Mais la chose était aisée pour eux : depuis toujours, le clan de guerrier dédiait leurs vies à la défense de Lante, du Brissalion et du Lörn. Grandir au milieu des terrains d’entraînements, se battre pour le Zagazorn, et mourir dans ses forêts, ses champs, ses montagnes, voilà sans doute la façon la plus simple d’obtenir l’honneur escompté. Oui, sans doute était-il plus facile pour un clan de guerrier d’obtenir la réputation et l’honneur désiré, que pour n’importe quel autre clan du Zagazorn… Sauf, pour les clans de runistes, évidemment.
« Notre clan a toujours prié le Père, et de manière très fervente. Mon père n’a pas obtenu son surnom pour rien : il trempait sa barbe dans les entrailles de ses ennemis, avant de repartir au combat. Il savait être violent, au point de massacrer quiconque se trouvait face à lui… Comme son père avant lui… Et son aïeul encore avant eux… » Partageait-elle, le faciès encore fermé, le cœur se déchirant en imaginant le passé qu’elle avait peu connu, et la mort que son frère avait dû connaître ici. « En l’an XVII, d’ailleurs, il a suivi l’ordre donné par le grand Hardrek, dans les Wandres, et a massacré le village Wandrais qui avait attaqué Ongrumthrong d’un clan Lantais, quelques jours avant. Oui, aujourd’hui, le Premier Fils remplace l’influence du Père… Mais je sais que mon frère gardait toujours une part de cette impulsivité violente en lui… Je suis certaine que lorsqu’il s’est retrouvé coincé dans ce sous-sol, face aux Kerkands… Il a préféré se battre, plutôt que d’attendre une issue pour revenir se battre plus tard. Mais je suis fière de lui. »

Braähm était-il manipulateur ? Ou très intelligent ? Ou tout simplement doté d’une certaine grandeur de Braise qu’Hilda n’avait point décelé ? Car le voici qui reparlait de Harald, du combat dans les profondeurs que les deux Nains menèrent contre une créature abominable… Suivi, ensuite, d’un compliment qui semblait sincère.
« Je m’en souviens. Il en parlait tous les jours, fut un temps… De ce combat revigorant. Il me semble que c’est à partir de ce jour-là qu’il te plaça en haute estime. Et plus encore après l’aventure du Mogarium… » Dit-elle, donnant alors quelques informations sur les pensées de son paternel, bien que celle-ci n’avaient rien de secret. Harald l’avait déjà dit à plusieurs reprises, y compris dans de grands discours, au cours des dernières années. « Pas encore ! » Dit-elle, en riant cette fois. « Rien que le mois dernier, il est venu assister à l’entraînement des gardes royaux… Il m’a battu à plate couture… Il a encore bien des réserves ! » Dit-elle ensuite, en riant. « Mais tu te débrouilles pas mal non plus. Espérons juste que nos attaquants soient de dos, quand il te faudra te battre ! »

Elle ria à nouveau franchement, donnant une claque dans le dos du vénérable ancien Au moins, pendant un temps, avait-elle oublié la dette psychologique qu’un tel endroit faisant peser sur ses épaules, et son esprit endolori.

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