Ainsi en emporte la marée

9e ennéade de Karfïas
21e année du Onzième Cycle
Port de pêche d’Ydril
Début d’après-midi

- Woo ! Tu soupires, satisfait, jetant un énorme poisson par-dessus ton épaule, dans la carriole déjà pleine à craquer Combien il t’en reste encore Pedro ?

- Juste deux !

- C’est les derniers qu’on a pêché non ?

- Ouais !

- T’embête pas alors, je m’en occupe !

Vous aviez fait de belles prises, et les deux dernières étaient de loin les plus belles du lot. Quelques secondes de plus et il se serait probablement essayé à en prendre une sur son dos, prétextant qu’il fait ça « depuis qu’il est tout petiot » et « qu’y a pas de raison qu’il s’arrête en si bon chemin » mais même toi qui est pourtant loin d’être une demie-portion, tu arrivais à bout de force. Pedro commençait à se faire vieux, et la mer – dure maîtresse – l’avait autant bâti qu’elle l’avait abîmé. S’il s’entêtait trop, son pauvre dos abandonnerait avant qu’il ait pu faire un pas.

- Va pas écourter les jours de pêche qu’il te reste.

Tu enlaces maladroitement l’énorme bête, priant les Cinq qu’elle ne te glisse pas entre les bras, et un pas après l’autre, tu la ramènes où de droit. Le pêcheur peste en te regardant faire, lorgnant au passage sur la brouette que tu refuses d’utiliser. Te voir te démener de cette manière l’amuse, car même connaissant ta réputation, il ne t’imaginait pas pousser le vice si loin.

La pêche avait été plus tranquille qu’il ne le pensait. Lui en est heureux. Mais il te sait déçu. Ce n’était pas simplement pour ramener du poisson frais que tu les avais suivi en haute mer. Tu étais venu affronter la brume qui depuis près d’un an terrifiait les matelots. Tu étais venu découvrir quels monstres se cachaient derrière le voile de brouillard, et emportaient les bateaux qui se risquent à le pénétrer. Seulement ni monstre ni créature mystérieuse ne s’était présentée à l’appel. Seulement du poisson. De gros poisson. Des pêches miraculeuses comme en font régulièrement les courageux qui se donnent la peine de harponner au large, maintenant que le souffle de Tyra a chassé les couards.

- Tiens. le vieux pêcheur te jette une grassouillette bourse entre les mains T’as bien bossé alors t’as une prime. De toute façon avec ce qu’on a sorti de l’eau j’ai la belle vie pour au moins un mois.

- Si jamais je suis dans le coin, tu tires la tunique attachée à tes hanches pour éponger un peu le mélange de sueur et d’eau de poisson qui te colle ensemble les poils du torse on se refait la même. Partant ?

- Tant que la Vengeresse ne nous a pas dans le collimateur pourquoi pas. Prends pas trop la confiance par contre. Le Guerrier te protège, mais Elle l’a mis sous terre une fois. il saute sur un cheval, et lance son attelage lourdement chargé au pas Va pas croire qu’il pourra quoi que se soit pour toi si Elle prend la mouche contre toi. Alors promets-moi que tu feras quand même gaffe. il s’en va, te faisant signe de la main, et commence son marché POISSON ! Il est tout frais mon poisson ! Y’en a pas de pareil dans tous le comté c’est moi qui vous l’dit…

Tu ris dans ta barbe en regardant le vieil homme s’éloigner, et lorsque ses cris ne sont plus qu’un écho lointain, tu reviens à toi-même. Tu n’auras pas obtenu ce que tu voulais de cette journée, et tu doutes fort qu’il soit encore temps de la rattraper. Il ne te restait plus maintenant qu’à trouver de quoi en occuper le reste, et chercher à faire pour le lendemain.
À défaut d’avoir mieux à faire, tu lances tes pas en direction du port de plaisance, curieux de savoir si de nouveaux bateaux y étaient amarrés, ou au contraire, si d’autres l’avaient quitté. Qui vient, qui part, qui reste. À qui cherche un nouveau défi, l’information était précieuse. Tu ne comptes plus le nombre de gredins à qui ce jeu t’a permis de faire avaler des phalanges, et le nombre de contrats juteux que tu aurais raté en laissant les vaisseaux de bourges en détresse te filer sous le nez.

Si l’automne est censé venir, il n’a pas l’air pressé. Ta peau a encore son teint bruni du fort de l’été. Le soleil pèse lourd sur ta nuque, et le frottement de ton baudrier contre ta peau commence à t’irriter. Cherchant un point à l’ombre où te poser et observer les va-et-viens du monde, tu amènes ta tunique trempée à ton nez, qui se plisse instantanément de dégoût. Tu sens probablement déjà pas bon, mais tu préfères encore les boutons plutôt que de renfiler ça. Une bonne bouffe et un bon bain, de quoi dépenser ta prime. Une fois que tu aurais terminé de guetter le passant, voilà tout ce que tu méritais.

Rien de bien intéressant. Les pêcheurs qui revenaient de leurs habituelles balades infructueuses en eaux peu profondes. Les marchands qui arrivaient de leurs habituels voyages en eaux peu profondes. Les bourgeois qui arrivaient de leurs excursions en eaux peu profondes… et pas grand-chose d’autre finalement. Si toute cette brume était un moyen pour Tyra de chasser les Hommes de l’Eris, alors elle avait brillamment réussi son coup. Tout le monde n’avait que ça à la bouche. Les brumes, le Wagyl, les brumes, le Wagyl, les disparus… et personne pour chercher à faire face au problème. Les lâches. Peut-être faudrait-il que tu te désignes volontaire un jour. En espérant qu’il y ait bien quelque navigateur fou qui accepte de te suivre.

Tu souffles, et t’avachis sur le dos du banc, tes jambes tendus vers l’avant. Tout ça pour que ta position te paraisse toujours aussi inconfortable. Tes pectoraux te démangent, ton dos te démangent, et avec un soleil pareil, tu ne risquais pas d’arrêter de suer… autant dire que tu n’étais pas prêt d’en voir la fin. Tu te redresses, agacé, et tu finis par craquer. Tu retires ton baudrier pour mieux fondre dans ton assise à nouveau. Zenith et Eclipse contre toi comme s’il s’agissait de tes enfants, tu lèves la tête vers le ciel, et enfin tu profites d’un peu de répit.

- Qu’est-ce que…

Tu soulèves une paire de sourcils agacés en direction de celui dont les tibias s’étaient accrochés aux tiens, et c’est un grognement agacé qui suit lorsqu’il te fait ses « excuses ». Tu as croisé assez de bandits de pacotille pour te rendre compte que le gamin n’est pas net. Ses « excuses » d’ailleurs, ou même le fait qu’il ne t’ait « pas vu », à moins qu’il soit tout bonnement aveugle, tu n’y crois pas une seule seconde.

- Du travail c’est pas ce qui manque dans le coin. tu retrousses ton nez Maintenant trouver un travail qui soit pas ennuyeux à mourir c’est autre chose.

Et pour le coup, tu es prêt à parier que s’il s’était arrêté pour demander, c’est qu’il en avait très certainement un à refourguer à un pauvre Souffle qui n’avait rien demandé, le gamin. Un jeunot qui se balade avec deux cabots qui semblent lui lécher dans la main de cette manière, ça ne court pas les rues. Normalement, c’est plutôt de la part des moins âgés qu’on attend des courbettes. À moins qu’ils n’aient – ou qu’ils ne connaissent quelqu’un qui ait – beaucoup d’argent.

- Du coup gamin… tu lèves le nez en sa direction, toujours avachi dans ton siège Tu cherches un molosse pour remplacer tes deux roquets, c’est ça l’histoire ?

Tu laisses le cabot en colère s’approcher sans broncher, toujours avachi dans ton siège. S’il croit que ses menaces t’impressionneront alors il se trompe lourdement. Au contraire, petit à petit, il t’offre exactement ce que tu veux. Le deux bonshommes sont bel et bien à la botte du gamin. Au point de la quasi servitude. « Messire » n’est pas un simple bourgeois, ou même un riche marchand. « Messire » est un noble dont le rang est assez élevé pour que ses pauvres tâcherons soient prêts à faire fi d’une insulte dirigée vers eux pour défendre son honneur à lui.

La situation devient instantanément plus intéressante. Assez en tout cas pour que tu daignes te lever, et leur offrir de te regarder le menton. Il n’y a jamais que deux raisons qui poussent les nobles à aller à la rencontre de mercenaires : soit ils préparent une guerre, soit ils ont besoin de quelqu’un pour faire leur sale boulot. Quelque chose en tout cas qu’ils ne peuvent pas confier à leurs « preux » chevaliers ou à leurs miliciens sans que leur réputation ne risque d’en être ternie. L’odeur du linge sale de la noblesse… quel délicieux parfum !

- Dis-moi qui, dis moi où , dis moi quand et je te dirai si ça m’intéresse. tu croises les bras sous ta poitrine J’ai autre chose à faire que de m’occuper de la base besogne d’un petit prince qui joue les caïd.

Tu fais un pas vers le jeune homme, et défiant ses gardiens du regard, poses une grande main sur son épaule. Ton regard s’en revient ensuite à ton interlocuteur premier.

- Mais avant tout… tu penches légèrement la tête sur le côté, et resserres ta poigne ...à qui ai-je l’honneur ?

- Ha ! après une taloche amusée contre l’épaule du gamin, tu lui chiffonnes les cheveux Si c’est pas mignon ça !

Louis d’Ydril, frère de Norbert d’Ydril. Deux noms qui couraient de lèvres en lèvres, à travers rues et tavernes depuis quelques temps déjà. Deux noms sur lesquels personne n’avait encore eu l’occasion de poser de visage. Et voilà que le cadet de la fratrie comtale se présentait face à toi, l’air de rien, sur le port, dans son plus beau déguisement de gueux, mais tout de même entouré de sa garde ! Ces gens vivaient vraiment dans un autre monde, mais au moins leurs frasques étaient-elles parfois assez risibles pour oublier que ces mêmes gens contrôlaient votre petit monde.

- C’est extrêmement généreux de ta part de bien vouloir faire de moi quelqu’un, cher Louis d’Ydril, tu croises les bras sous ta poitrine mais je ne t’ai pas attendu pour ça.

Tu te recules de deux pas, et ironiquement plus que part respect, te penches en avant avec moult fioritures, en une exagérée révérence.

- Michail, Celui-Qui-Traversât-Les-Ténèbres, du Temple de Soltariel. tu te redresses et reprends ta position précédente Hérault béni du Coléreux pour vous servir. Si toutefois vous le méritez.

Tu n’as rien d’un Ydrilote, et finalement peu de choses – si ce n’est l’accent – d’un Soltarii. Tu as tout du bâtard que tu es, au sang partagé entre celui de cette noblesse déchue, prête à abandonner ses enfants pour s’accrocher au peu de pouvoir qui lui reste et de ces étrangers rendus charmants par le mystère qui les entoure, et l’odeur d’épices exotiques leur collant à la peau.
Tu n’as rien d’un Ydrilote, et peu de choses d’un Soltarii, mais partout en Péninsule ton nom est connu, et d’Ydril à Sybrondil ta silhouette, si ce n’est ton visage, sont familiers à la populace. En particulier chez ceux qui défient les lois et bafouent les Cinq on se méfie du géant à la peau d’ocre, quand il se met à la recherche de son prochain dragon.

- Je n’ai pas grand-chose à faire d’une récompense, mais je ne fais pas dans le menu fretin. ton nez se retrousse en un rictus suffisant Je n’irai pas perdre mon temps après un homme qui ne vaut pas la peine d’être chassé.