Ce qui succéda à ton désir

Rien. Et pourtant dans ce rien, tu parviens à distinguer un tout. Un grand tout qui se veut rien, ou qui du moins, essaye de l'être à tes yeux. Mais ce que tu peux y ressentir n'a rien d'anodin, un écho, une marque puissante laissée dans la Trame déformée très exactement en cet endroit, le grand tout. C'est pourtant parfaitement immobile que s'avère être l’éther alors que ta voix en frôle les fils, le rien.

Quelque chose d'ancien dont tu ignores la fonction, d'une forme trop parfaite pour être naturelle et d'une conception trop peu raffinée pour qu'elle puisse provenir des Taledhels, en tout cas, pas de ceux d'aujourd'hui. Abandonnée à l’œuvre, ou plutôt oubliée ? Le temps, implacable qu'il est envers l'inanimé, a fait disparaître les traces et les mémoires d'une époque qui surpasse certainement jusqu'aux contes eux même.

La mousse et le lierre l'ont recouverte depuis longtemps, mais tu peux toujours sentir la pierre à travers eux. Le sol s'y est également essayé, mais il n'a pour l'instant réussi à engloutir que la moitié basse du disque rocheux. Perchée à son sommet, tes bras et tes jambes retombant de chaque côté comme le ferait un fauve, tu ne peux que laisser vagabonder ton esprit aux hypothèses face à ce tombeau arcanique que la magie a délaissé. Car si trouver de tels édifices ne t'est pas étranger, il t'est d'ordinaire bien plus aisé d'en saisir le sens.

Tu n'as cependant guère le loisir de t'y attarder. C'est presque imperceptiblement que tu sens tes oreilles se dresser, trahissant la tension qui monte en ton sein. Car dans le silence le plus impeccable, à l'extrême périphérie de ta vision, se dresse la Matriarche. Ses huit énormes pattes font avancer son corps et son abdomen colossaux sans produire le moindre son. Et tu dois bien avouer que la vision de cette créature mortelle, dont la taille surpasse même la tienne lorsque tu revêt ta peau d'écailles, évoluant dans un parfait silence dégage quelque chose de macabre.

Mais tu connais la Matriarche. Et ô combien elle te connaît aussi. Car si par le passé elle n'a jamais réellement eu à craindre de tes crocs, tu ne peux en dire autant de ses enfants. Tu te souviens de sa toile, de leur toile, si épaisse, recouvrant une telle surface qu'elle en était devenue une nouvelle canopée. Ses fils sont désormais dénué de leur puissance d'antan, son règne pareil à une civilisation, s'éteignant lentement au rythme de son âge avançant. Mais cette mère aux nombreux enfants n'en a pourtant pas perdu ses penchants.

La Chasse tu y participes en permanence et comme tous les autres, tu y es autant le prédateur que la proie. Et en cet instant, ce n'est pas l'elfe qui apparaît à ses yeux, mais la créature ailée qui s'est faite ta sœur de souffle. Rien qui ne puisse cependant décourager celle chassant bien plus gros qu'elle, elle s'aventure d'ailleurs en lisière de sa toile, frôlant l'aveuglement pour l'opportunité d'attraper une telle proie. La prudence en revanche, est de mise.

La Sylve en ces lieux, particulièrement puissante et bavarde, semble se retenir juste le temps d'assister à la scène. Les arbres bien trop imposants pour s'intéresser à une scène si dérisoire à leur pieds, il s'agit bien évidemment de fougères et de lierres, incapables de perpétrer la moindre sottise sans être accompagnées de leur camarade fuyant la terre.

Quand à toi, bien des questions te traverse l'esprit en cet instant. Car en ce qui concerne la chair arachnide, tu en as oublié le goût. Non pas que la Faim t'enserre, mais tu te sais une excellente mémoire sur les saveurs. Si tu ne t'en souviens pas, c'est qu'elle n'a pas dû te marquer. Mais comme tu l'as oublié, la curiosité quémande de la regoûter. Hors, il est fort possible que tu sois déçu et que tu l'oublies à nouveau. Cruel paradoxe que celui que t'impose la Matriarche. D'autant plus que la paresse t'engourdit. Avachie, ton visage à moitié collé contre la pierre, tu te met à faire la moue.

L'araignée géante elle, s'est figée. Prête à bondir, penses-tu alors. Mais soudainement, tu n'es plus celle qui accapare son attention. Quelque chose a dû toucher l'un de ses fils ou se prendre dedans, la Matriarche rebroussant chemin et fonçant dans une direction qui t'étais hors de vue. Pour la première fois alors depuis plusieurs minutes, tu t'autorises à bouger. Ta tête tout comme tes oreilles se dressent avant de légèrement s'incliner sur le côté.

Et les fougères de plus belle, reprirent leurs palabres habituelles.

-Alors.. c'est vraiment là que ça s'est passé?
- Ben je suppose.

Les deux soldats observaient le manège de leur troisième camarade. Celui-ci avait posé sa main sur l'écorce du grand Tàvëlfirin. Il avait fermé les yeux, cherchant à se plonger dans la symphonie mélancolique de ses branches, mais la pointe de ses oreilles qui s’étaient incliné dans la direction  des soldats indiquait qu’il avait entendu leurs chuchotement peu discrets.

-Oui. Répondit-il simplement.

Et il rouvrit les yeux pour mieux observer le colosse végétal devant lui. C’était là que Erca était tombé, des cycles en arrière. En tout cas, c'est ainsi qu'il l'avait vu en rêve.  Là, le destin de l’Anaëh s’était un jour joué, alors que celui d’Aduram était dores et déjà scellé.
Il n’avait pu, une fois Porte-la-Peste tombé, s’empêcher du errer quelques temps au milieux des ruines de ce qui autrefois avait dû être une des splendeurs du Linoïn. A ce moment là il avait eut à nouveau une pensée pour ces défenseurs malheureux, dont il avait quelques mois durant cherché à découvrir l’histoire véritable. Qu’auraient-ils pensé de voir à nouveau fleurir l’espoir sur ce foyer perdu ? Peut-être auraient-il ressentit de la fierté. Peut-être auraient-ils tristement ris de cette tentative encore bien dérisoire. Aegden n’avait pas la réponse, mais de nombreux jours, l’histoire de Cëlebren revenait à sa mémoire. Aussi avait-il voulu se rendre sur ces lieux lorsqu'il en eut à nouveau la possibilité.

Mais, même à relativement faible distance des murs de la capitale, il ne faisait pas bon de rester seul au sein de la forêt. D’autant qu’il avait beau être rétablit, Aegden n’avait qu’à peine repris ses fonctions militaires. Il avait donc préféré profiter d’un chemin de ronde de la milice pour les accompagner.

Mais en parlant de danger…

-Hé ! lança un quatrième elfe un peu plus loin, la voix inquiète. C’est quoi ce truc ?
-Nan attend touche…pas !

Mais a peine avait-il crié que son camarade avait tendu sa main vers un étrange fil tendu entre deux arbres. Le fil vibra...et la vibration se répercuta sur d'autres fils, et de petite vibration en petite vibration, on eut dit une seconde qu'une partie entière de la forêt fut agiter par cet infime geste.

Il y eut un flottement durant lequel ils s’échangèrent tous les quatre un regard, absolument conscients qu’ils ne leur restaient plus qu’un chose à faire.

-Partons d’ici !

-Faethurin derrière toi !

L’archer s’était mis à courir vers sa monture, alors que dans les ombre de la végétation dense, une forme immense s’approchait à toute vitesse. Elle lui aurait sauté dessus si un mur de vent ne s’était pas soudain érigé entre la bête et sa proie.

Évaporée la paresse, disparue l'engourdissement, ou peut être l'inverse, les deux à la fois, qui aurait bien pu le savoir réellement ? La présence de l'araignée ne t'a guère éveillée, mais son absence chasse soudainement la torpeur, ton lit de pierre et de lierre désormais bien loin de ta peau à qui il manque déjà cruellement. La Matriarche avait joué à un jeu dangereux en ouvrant celui de la Prime Chasse. Intervenir n'était pas dans tes habitudes, mais lorsque l'on te considérait proie, il fallait être prêt à en assumer les conséquences.

Tes pieds nus s’enfoncent légèrement dans la terre molle dont l'humidité étouffante ne s'est pas encore vu réellement impactée par le froid mordant venu des montagnes. Tu y places bientôt tes mains également, arquée dans une position bien peu confortable mais dont tu as pourtant terriblement l'habitude. L'angle de tes articulations n'est pas correct, pas encore, mais déjà ta peau d'écailles se met à remplacer la tienne. Ton squelette craque alors que tes os se brisent et se reforment, ta chair se déchire et pourtant tu n'en ressens pas la moindre douleur, bien au contraire. Ton crâne s'allonge et tes yeux s'enfoncent dans leur orbites, tes bras se déchirent en deux, dévoilant un voile sanguinolent qui se solidifie lui aussi. Tes mains... Vos mains se font pattes, les griffes perforant votre peau bien molle. Votre corps bien plus imposant désormais. Tu n'es plus, vous êtes. Et la Faim, la Faim déjà vous enserre dans sa cruelle et éternelle étreinte.

D'un bond suivi d'un battement puissant, vous vous envolez. Votre cible, nulle autre que la Matriarche. L'air vous porte, le vent glisse sur votre corps. Vous foncez. Et bien avant de la voir, vous la sentez. Vous les sentez eux. Des Taledhels. Proies de votre proie. N'en devenaient-ils pas ainsi la vôtre également ? La Faim déciderait sans doute pour vous. Comme elle l'avait toujours fait.

Vos puissants battements d'ailes annoncent votre présence. Un profond rugissement s'ensuit. Mais le temps n'attends pas. Vous foncez. Griffes et crocs, votre corps percute violemment celui de la Matriarche. Votre mâchoire se referme sur sa chair. Déchirer. Broyer. Consommer. Le sang coule. Le sien. Peut être le vôtre. Vous ne le sentez pas. Vous en êtes incapables pour le moment. Vous vous en fichez éperdument.

Une énorme patte de la Matriarche se voit soudainement arrachée. Vous avez déjà gagné. Vous vous envolez à nouveau. Préparant une nouvelle charge. La dernière. Ce ne fut qu'à cet instant que vous le remarquez. En périphérie de votre vision. Le vent s'était levé, mais de façon bien inhabituelle. Un mage. Un danger à ne pas sous estimer. Votre regard oscille alors soudainement. Une proie puis les autres. Un rugissement menaçant s'échappe de votre gorge. Vous n'appréciez pas l'Art. Vous n'appréciez pas lorsqu'il menace d'être utilisé sur vous.

Mais la rage étouffe les craintes. La Faim n'a toujours pas trouvée satiété. La Matriarche blessée n'est toujours pas achevée. Alors, une fois encore, vous chargez.

-Wyvern !

L’animal charge à toute vitesse l’araignée. Les elfes jusque-là aux prises avec la bête se lancent sur le côté. De justesse ils évitent le coup de l'énorme corps qui fonce sur eux.
Heureusement, elle semble focaliser plutôt sur la créature qui crisse et se débat entre ses mâchoires. Alors ils reprennent contenance. Une lame de vent vient s'abattre sur une mandibule prêtre à percer la peau de son adversaire. Une épée tranche une patte. Les flèches pleuvent et rendent la défense de la créature difficile.

-Ne la touchez pas tant qu’elle nous aide !L’archer s’époumone dans l’espoir de se faire entendre au-dessus des cris de rages des deux créatures.

D’ailleurs l’une de ses flèches, accompagnée de quelques autres viennent percer les yeux trop nombreux de l'Araignée. Elle crisse encore, aveuglée et pétrie de douleur, en se débattant péniblement entre les mâchoires de la Wyvern, mais rapidement ses mouvements erratiques faiblissent avant de cesser tout à fait.

Alors les soldats reculent de plus belle, leurs yeux guettant le nouveau mouvement de la créature draconnique en face d’eux. Leurs corps cherchent à fuir tout en restant en alerte car s’attendant à devoir lutter contre cette nouvelle menace dont ils se refusaient pourtant encore à vouloir ôter la vie.

-Ce n’est pas normal. Fait remarquer l’un d’entre eux, un accent contrarié et perplexe dans la voix. On en trouve dans les montagnes normalement, pas ici.
-Si tu veux mon avis, tu peux essayer de le lui faire remarquer je ne pense pas qu'elle t'écoute. Partons et allons prévenir la cité.

La chair emplit le vide, déchiquetée, arrachée par la force de sa prime fonction, elle n'a désormais pour autre but que celui de satisfaire la Faim. Vorace, avide, lui faire atteindre la satiété ne s'avère pas réellement chose aisée. Mais l'alternative n'existe pas. Alors, la gueule ensanglantée, vos crocs creusent et déchirent la chair de la perdante, car vous savez ce qu'il vous en coûte de lutter contre sa volonté.

Ce n'est que lorsque le poids de la viande en votre sein commence à se faire sentir que vous consentez à ralentir. La douleur résonne dans votre mâchoire, provenant de la lutte ou du festin ça, vous êtes bien incapables de le dire. Des mots vous parviennent, les voix des Taledhels bien loin de leurs murs de pierre, mais la frénésie vorace passée, vous êtes conscientes qu'ils ne représentent aucune menace.

Alors, votre attention se porte entièrement sur le cadavre vous faisant face. Le chant de la Mère semble déjà avoir commencé et il n'est pas dans votre habitude de manquer à y ajouter votre voix. A nouveau, lentement cette fois, votre squelette se brise pour se reformer, une nouvelle peau se formant sous celle faite d'écailles. La Faim s'il lui restait un tant soi peu d'emprise sur votre volonté, s'évapore entièrement. Ta chevelure d'ivoire perce la croûte cornée et retombe sur tes épaules. Tu te retrouves entièrement seule. Ou pour être plus exact, tu es celle qui exerce un contrôle dominant sur ton corps. En réalité, c'est toujours le cas, même lorsque tu fends les cieux de tes ailes, mais la présence étouffante de ta moitié sauvage dans tes jeunes années t'as appris à la respecter et à la considérer comme une partie de toi à part entière.

Tes yeux se posent sur le cadavre de la Matriarche, son esprit s'évaporant au sein de l’œuvre après l'avoir tant marquée de sa présence. Après un long règne, elle avait fini par connaître le même sort que ses enfants, succombant à son tour à la Prime chasse. Il n'existe en elle ni vainqueurs ni perdants, seulement prédateurs et proies, et après tant de siècles passés à y participer, tu sais à quel point la frontière entre les deux peut s'avérer fine.

L'une de tes mains vient se poser sur ce qui reste de son abdomen et tu te met soudainement à chanter. Ta voix claire s’élève dans les airs, douce, harmonieuse, enserrant le corps de son étreinte éthérée. Et très rapidement, tu peux déjà les voir, ceux qui naissent du sang et de l'humidité, la vie donnant la vie à travers la mort. Une jeune colonie d'Hertis émerge, leur chapeau recouverts de tracés semblables à des runes arcaniques. Un futur foyer à n'en point douter, ton Art assurant à leur égard une croissance solide et rapide.

Satisfaite, tu cesses alors ton chant. Et dans le silence soudain, tu constates à quelle point la Sylve d'ordinaire bavarde s'avère silencieuse. Elle chuchote, toussote sans jamais élever la voix, discrète même jusqu'à la fougère la plus sotte. Tu te souviens alors que tu n'es pas seule en ces lieux. Tu te tournes vers ceux qui transpirent de perplexité. Les Taledhels sont toujours là, armes en mains. Sans doute ne comprennent-ils pas.

Tes lèvres toujours ensanglantées du festin, tu leur adresses un sourire, tes yeux s'ouvrant en grand, ta tête se penchant sur le côté presque à l'horizontal.

-Eh bien, finalement, il semble que tu aies eut tort... Elle peut bel et bien t'écouter. Fit Remarquer Aegden à son camarade.

La vue de cette femme, à la place de l’immense créature, sembla, si ce n’est tout à fait rassurer le petit groupe, les convaincre au moins de baisser leurs armes. Bien que leur volonté soit souvent bien obscures pour le commun des elfes, les hérauts de la Mère, n'étaient après tout pas sensés attaquer leurs frères sans raison. Aussi les soldats ne s'attendaient plus à un nouveau conflit.

Aegden eut un regard vers les frondaisons au-dessus d’eux, ses oreilles se dressant comme à la recherche de quelque chose. Il s'était soudain  trouvé perturbé par le presque silence de la symphonie qui d’habitude en ce lieux était un chant serein. Son regard s’en revint ensuite vers la grande ornedhelle, non sans une forme de curiosité quant à la raison de sa présence.

-Salutations Tercano. Lui adressa-t-il, dans l’espoir d’un premier contact et ne sachant pas vraiment à quoi s’attendre derrière ce sourire ensanglanté.