Quand chutent les étoiles... [Théophanie]

C'est cela donc. Cours, cours et vole, tends tes ailes mais jamais ne décolle.

Nombreux furent ceux qui approchèrent le grand Loup-Mage, le fauve habillé de jais, l'entité qu'enfanta la Nature. Rares ceux qui survécurent.
Son âme tigrée demeurait marquée, contrainte mais non brisée. Elle portait en son sein une cicatrice innervée, laquelle trop souvent enflait. Tel le monstrueux nourrisson qui dévore son père.

Que tes griffes raclent le sol, brisent la nuque des vivants aux craquements des branches.

Cheilan aurait dû fuir les hommes, ou peut-être les traquer jusqu'au dernier. Cependant, les hommes eux-même lui avait inculqué, à l'âge où l'on ne peut refuser, leur faible force et la chaleur de leur bonté. Le Loup-Mage ne pouvait vivre seul que s'il parvenait à scinder son esprit, de sorte qu'il devienne, non pas deux, mais une incommensurable multitude. Mais l'hiver avait durci l'esprit du Loup.
Ses semblables le rejetèrent car lui-même les exécrait.

Où ? Où trouver-retrouver ce qui se fait de moi chercher ?

Ainsi se mouvait-il, ombre furtive, dans un éclair plus fulgurant encore que celui de l'aigle qui fond sur l'épervier. Derrière lui une traînée de poussière d'étoile constituait son cortège. La lumière le vêtait comme la soie vêt l'humain. Les rais de soleil éclaboussaient sa fourrure affamée, d'un noir d'onyx.
Cheilan était devenu puissamment adulte. Une créature mâle au plus fort de sa vie. Deux yeux pourpres luisaient au-devant d'un crâne tranchant.

Jamais je ne déclinerai. Je ne veillerai pas, car n'existent ni passé ni futur. Que de mots vides de sens qui se mêlent en un seul ; être.

Il cherchait. Depuis la prime partie de la course du soleil, il avait crevé de ses crocs l'orée des bois. Il s'était envolé au-delà des murailles et des toits et enfin il déposait au sol ses serres d'aigrette. Une rafale de vent souple fit ployer ses longues plumes blanches. A pas lents, il parcourut les rues. Alentour, invisible, sa magie crépitait.
Il faisait terriblement nuit, et de sa clarté blafarde la lune inondait la cité.

Tous. Ils sont tout autour de moi.

Cheilan, ayant dépassé une arche, fit halte dans un petite cour. Celle-ci, cernée par quatre haut murs de maisons, abritait un jardin commun aux habitants du lieu. Une fontaine fleurissait en son centre, aux environs de laquelle, en cercles concentriques, l'on cultivait quantité de fruitiers et de buissons colorés. Le parfum de l'eau pure flottait parmi les volutes de vent.
Surtout, il croissait là un hêtre magnifique, comme n'en contient aucune forêt de Soltariel. L'arbre se tenait tout au centre, juste à côté de la margelle de pierre de la fontaine. Ses branches ivres de liberté se déployaient vers le ciel étoilé, dépassant les toits.
Cheilan s'installa à son pied, entre deux racines. Il serra ses ailes blanches contre son frêle corps, puis clôt une paupière.
Dans un maëlstrom de magie, il retrouva sa forme originelle. Noir au cœur de la nuit, plongé au cœur de la ville hostile, il attendait. Et, seuls dans l'obscurité, ses yeux brillaient.

Elles étaient des milliers, que dis-je, des dizaines ou des centaines de milliers, ces âmes somnolentes. Elles se comptaient par brassées, formaient une multitude. Non pas une fourmilière car rien ne bougeait. L'air était ténèbres et la nuit parfum de folle liberté.
Cheilan attendait.

Au plus profond de leur antre, ils sont là mais je ne puis les voir.

Qu'espérait-il ? Rien. Il attendait pour disparaître, non pas que l'aube se lève, mais qu'une aube se lève. Disparaître... Du moins pour apparaître à cette aube. A ses lumières hésitantes.
Cette aurore, ce tumulte léger, froissement d'aile au cœur de la nuit, ce fut une jeune fille, une demoiselle humaine. Terriblement imprudente et ingénument intrigante. Le Loup leva sa puissante tête. Ses yeux ne cillaient pas. Rien n'entachait la brillance de ses pupilles de nacre. Il voulut regarder le ciel et fut prit d'un désir nouveau, celui de hurler, d'entreprendre ce dialogue ancestral avec la Lune.

Papillon.

Quelque perception modifia le flux de ses pensées. Peut-être s'était-il agit de ce fumet de pain si léger que seul un odorat de fauve eut pu le distinguer. Le Loup-Mage n'avait pas faim, cependant. Seulement, les nourritures humaines avait le pouvoir de réveiller en lui de profonds souvenirs.
Il entrouvrit légèrement la gueule et son souffle chaud forma un léger nuage de vapeur. La demoiselle s'était alors arrêtée, à quelques pas de lui. Sa noirceur, probablement, le dissimulait à se vue. Il tergiversa une seconde à peine. Puis il se redressa, s'avança. Un pas seulement. Puis un second. Le rai de lune illuminait d'autant plus puissamment ses yeux d'un clair obscur.

J'ouvre ma gueule et ma langue parcourt mes crocs mais je ne saurais blesser ni tuer, pas en cet instant. Plus tard, je l'ignore. Le futur n'a pas de consistance.

Ses canines scintillèrent elles aussi ; bientôt, ce fut le pelage de son museau d'onyx, de sa tête. L'aurait-il voulu, il se serait métamorphosé en oiseau. Mais il ne craignait pas d'effrayer la jeune créature humaine. Si elle avait bravé la nuit et sa solitude, ce ne serait pas pour reculer déjà, n'est-ce pas ?... Quoique, peut-être se trompait-il.
Quelques pas les séparait et il ne bougeait plus.
Tous ses sens en éveil, Cheilan ferma les yeux.