La Paix du Roi n’était plus. Partout, des osts populeux se mettaient en marche, traçant des sillons sanglants au sein de la Péninsule. Pareils aux charognards, les brigands ravageaient les hameaux désormais sans défense, rançonnaient les villages et razziaient les troupeaux. Profitant du chaos qui s’était abattu sur le royaume des Hommes, d’antiques rancunes remontèrent à la surface où se mêlaient les velléités des puissants comme des plus modestes. Des troupes de lansquenets, employés tantôt par un parti, tantôt par un autre, hantaient les campagnes. On allait même jusqu’à craindre le retour du Fléau des Cinq, ou une contamination des sources par les esprits malins.
L’impétueuse baronnie d’Olyssea n’était pas épargnée. De tous les conflits, ayant même initié, avec ses alliés de ce que l’on désigna par l’Axe Oësgardo-ancenois, le mouvement de résistance au Roi de Vélin, sa bourgeoisie avait été, en conséquence, écrasée par de lourds impôts de guerre tandis que la taxe sur le sel doublait. Dans les vallées des Monts-Corbeaux, certains clans, d’une vélocité de réaction rare et condamnant fermement la hausse des prix future, car c’était des gens forts éveillés et au fait de ces choses là (ils tenaient ces connaissances, selon la mythologie locale, d’un demi-elfe errant qui leur avait enseigné cela dans le village de Clair, dont on pouvait encore apercevoir les ruines sur le Mont-Ferrand), retrouvaient des aspirations indépendantistes. Conflit dormant, ce fut l’assassinat d’un collecteur des taxes qui mit le feu aux poudres. Les Östmar de la fière cité de Kahark, secondés par des Pyk d’Erdhleim, tentèrent d’étouffer, par les armes, une rébellion qu’ils pensaient désorganisée. Néanmoins, un chef de clan, aussi charismatique que fougueux, répondant au nom de Jhen, parvint à réunir toutes les tribus du Jhiskan (région au climat rude, sur les Marches olysséennes) sous sa perfide bannière.
Celui qu’on surnomma bientôt Jhen-le-sans-Âme, tant comme explication de son teint cireux que pour sa propension, selon les racontars, à « Goubeter des enfanteaux au verjus à gran fuisson » attira à lui les pires engeances des vallées voisines, après l’anéantissement total d’une colonne ennemie (en UNE heure !) dans le val des clans dathus ( suite à quoi, Rikho, le fraichement promu sénéchal des troupes civilisées, déclara « pour combattre le barbare, il faut connaître le barbare »). Aussi, dès qu’il eut dérobé plus de dix demi-douzaines de vaches (ces nobles créatures à la croupe fière dont on tirait la Double-Crème de Kahark) il devint, pour le nord du pays tout entier, une menace sérieuse.
Conséquence directe de ces troubles, les routes des Monts-Corbeaux furent désertées, tant et si bien que les approvisionnements en Teigne-Rouge se tarirent tandis que ceux en produits laitiers diminuaient drastiquement. On prêta, d’ailleurs, à cette période, la phrase suivante à un souteneur sharasien « Mes filles pour un fromage ! » (car, à Olyssea, personne n’aurait osé envisager un repas sans fromage). Les prix atteignaient de tels sommets qu’une émeute eut lieu, à Sharas, dans le quartier des Bouches-Humides, situé au cœur de la vieille-ville. Un aubergiste, répondant au nom de Bébère le Discourtois, fut noyé dans l’une de ses propres cuves de petite-bière, accusé, par la foule, de pratiquer des tarifs prohibitifs sur la boisson des Teignards tandis que, dans le Septentrion, le sang continuait de couler.
A la faveur d’une nuit plus sombre encore que leur âme, les « Parasites du Nord » dévastèrent le paisible hameau de Bö’éno Sère. La guilde des fromagers, dépassée par la crise, (Jhen se servait de leurs caves comme abris pour ses troupes) fut contrainte d’en appeler à celle des Merciers, à laquelle ils étaient affiliés, dans l’espoir d’une solution sémillante qui se matérialisa sous la forme d’un contingent de reîtres, plus breneux de réputation que nobles, qui s’illustrèrent avant tout pour leurs abus de toutes sortes. La haute-bourgeoisie, au langage d’ordinaire si prude, se laissa aller à des explosions de rage peu communes et la terrible sentence « un bon Jhiskan est un Jhiskan mort » devint leur maxime.
Puis ce fut au tour de l’aimable cité de Breda, dont les Östmar mandèrent « l’Aydance de ses piquenartz ». Messire Luskendale, son seigneur protecteur, voyant l’affaiblissement de son voisin, se prit à caresser la réalisation d’un projet chanté par ses aèdes et autres gens de culture : celle du Grand Pays de Gelden, en annexant, à ses terres, la région à suzeraineté discutée dite des « Trois Moulins » (qui était un tout autre lieu que le charnier ancenois du même nom).
Cette nouvelle guerre assécha un peu plus les réserves de ce que l’on n’hésitait plus à nommer « l’Or des Teignards » et, peu après, des distilleries clandestines fleurirent partout dans la vieille-ville de Sharas. Attirés par le gain, quelques escrocs n’hésitaient pas à vendre une horreur gustative pour de la Teigne-Rouge. Le Guet, qui voyait en la corruption une institution immémoriale, ne put enrayer cette production. Tous rêvaient d’en avoir le monopole, menant à ce que les sages nommèrent « La Guerre des Tripots ». Même pour les habitués, ces quartiers sordides devinrent de véritables guets-apens et de la réponse à la question « Chez qui bois-tu ? » dépendait leur survie. Jamais Saint Franzis-Khaner, patron des aubergistes, ne reçut autant de prières qu’à cette époque.
Cuves, caves et barils se vidaient tandis que le sang, lui, s’épanchait à gros bouillon.