L'Hybride et le Loup Mage. [PV Cheilan de la 'Noire]

Ce soir, l'Hybride avait décidé de grimper jusqu'au sommet de la Cascade de l'Eden afin de s'abandonner à son activité favorite. Une activité qu'il ne manquerait pour rien d'autre au monde. La contemplation de la pleine lune. Le sommet de l'Eden constituait un point de vue paradisiaque. La vaste étendue qui ruisselait dans toute son immensité était vraiment une belle chose à voir. L'Uraal, lac parmi les lacs. Ne parlons même pas de la faune et de la flore qui se dessinait jusqu'à perte de vue... L'Anaëh, fierté même des Elfes Sylvains. Fierté que même lui, Hybride de naissance, partageait. Et la lune, sa lune... Son prénom, Ithil, en était inspiré. Ithil voulait dire Lune dans le langage commun. Ce nom lui fut donné en l'honneur de son lieu de naissance. La Forêt d'Anaëh elle-même. L'Hybride était né sous les rayons lunaires et cela avait tout simplement inspiré sa mère.

Comme à son habitude, il errait seul. Être seul faisait parti de lui-même. Jamais il ne trouva son juste milieu. Dans son métier de mercenaire, le réseau l'avait surnommé de Mercenaire de la Lune. L'Hybride était reconnu pour apparaître selon sa seule volonté comme un Messie descendu du ciel étoilé. Sa vie, il fallait bien la gagner. Approchant de son millénaire d'existence, Ithil était devenu talentueux dans le maniement des épées et sa condition l'aidait beaucoup. Il avait hérité de la grâce et de l'agilité des Elfes Sylvains ainsi que de la force et de la volonté des Drows. Ithil possédait tout pour réussir, ou presque. Oser parler de quelque chose de parfait serait un blasphème.

Son plus grand défaut était d'être muet de naissance. Dès le début de son enfance, ce fait l'avait très rapidement isolé du reste de la société. A vrai dire, il fallut plusieurs années avant que sa mère remarque qu'il était démuni de la faculté de converser avec les sons. Fort d'esprit, Ithil réussit à se rattraper dans un autre domaine. La télékinésie ou bien la force de l'esprit. Dans un rayon de cinq mètres dont il était le centre de ce dernier, Ithil était capable de partager ses pensées avec l'être de son choix tant qu'il demeurait être un humanoïde ou une créature magique dotée elle aussi de la parole.

D'un air émerveillé, Ithil observait sa confidente. Il se demandait comme à son habitude de quoi serait fait son lendemain. Des choses, il en avait vu. Et vécu, d'ailleurs. En presque un millénaire d'existence, imaginez seulement le nombre d'aventures dangereuses qu'il avait pu vivre. Bien trop nombreuses pour les conter en si peu de temps... Ses principaux amis étaient des mercenaires qu'il ne rencontrait que très rarement. Ou bien la plupart étaient déjà morts... La réputation d'Ithil était une réalité en Terres Humaines et si on sait que les Hybrides sont éternels... Ce n'est pas le cas d'un Humain dont sa vie peut être brisée en une fraction de seconde. Lors de ses premières années de pratiques, il était facile pour l'Hybride d'accepter de se faire des amis parmi cette race. Mais au bout de trois générations d'Humains... Fonder une amitié pour la perdre une vingtaine d'années plus tard ou encore moins ? Il était destiné à vivre et à regarder le monde qu'il construisait s'effondrer. Et ce, malgré tout les efforts qu'il pouvait fournir. La fatalité était là. Il était éternel et eux ne l'étaient pas...

Ce soir, Cheilan existait.

Il bailla, non pas de sommeil mais pour mieux goûter l'air frais, découvrant une langue écarlate. Un rai de lumière flamboyant parcourut ses crocs d'un blanc d'ivoire qui n'avaient rien à envier aux plus fins poignards. Le soleil mourait, au cœur d'une explosion sanguine, éclaboussant tous les nuages penchés à son chevet, et son cri silencieux formait une douce mélodie aux oreilles du Loup.
La nuit était sienne et il saurait la dévorer.
De ses griffes, un instant auparavant enfoncées dans l'herbe, beautés inutiles, il heurta la roche. Des éclats de pierre jaillirent comme autant d'étoiles sur son passage. Il se tendait, courait. Sous son pelage d'onyx sublimé par l'effort, ses muscles noueux jouaient, tandis que l'euphorie conquéraient son être.
Ses pattes heurtèrent une ultime fois le sol en un sec claquement d'adieu.
Il jaillit dans le vide, à mi-hauteur de la cascade. Leste, son corps s'élança, s'affina, libre dans l'air. Ses poils adoptèrent la douceur de la soie, devenant plumes, sa gueule prédatrice s'allongea pour être bec.
Il déploya ses ailes immenses. L'Oiseau Mage creva la surface mouvante, plus rapide que le vent, s'enfonçant dans la cascade. L'espace d'un souffle encore l'on eut pu apercevoir son reflet sous l'eau d'un bleu pur et glacé, puis il sembla qu'il eut tout à fait disparu.
Le corps en ébullition, Cheilan luttait contre la force implacable qui tendait à le ramener à folle allure vers le lac. Tel un poisson, il sinuait, nageait, en direction du ciel. Cependant, peu à peu semblait-il, il s'éloignaient des étoiles naissantes... Celles-ci lui tendirent les bras, devenant subitement éclatantes. Malgré les tourments de l'eau vivante, Cheilan les vit. Sa vitesse explosa. Il dévora la distance restante pour jaillir juste au-dessus de la chute d'eau, entraînant dans son sillage une immense traînée d'eau scintillante.
Le ciel adoptait la teinte d'obsidiennes profondes. L'ultime lumière, l'expiration du soleil, vint heurter et éclabousser l'Oiseau Mage qui, au paroxysme de son élévation, en frémit.
Puis il déploya une seconde fois ses ailes un instant plaquées contre son corps et s'élança à pic, au raz de l'eau, demeurant cependant sur le plateau d'altitude. Il savourerait encore sa conquête...
Le soleil mort, la lune reprit ses droits, impérieuse.

Un rai d'argent scintilla sur un corps dressé debout dans l'herbe humide, non loin du torrent. Ce dernier avançait, quoiqu'il semblât dénué de but.

Avec douceur, Cheilan posa ses pattes d'oiseau sur la berge. Et s'attardant, se délectant, il reprit sa forme originelle.
Puis il s'avança vers l'être sans hésitation aucune. Un reflet iridescent brillait dans ses prunelles bleu cyan. Bien qu'il ne cherchait pas le moindre du monde à camoufler sa présence, il avait le pas si sûr que nul ne pouvait l'entendre... ou presque... Un pas de Loup.

Reposant. Reposant était le terme le plus adéquate pour décrire cette situation. C'était comme si Ithil Thryn venait d'abandonner sa vie et sa raison pour vaciller vers le Royaume de Tari. Une mort lente et très douce qui l'achevait à petit feu. Son âme susurrait à la Mort et c'était pour lui un véritable plaisir de lui confier ses vœux les plus chers. Ses yeux glacés se perdaient dans l'infinie voie lactée qui s'étendait dans le ciel sans jamais se finir. Il appréciait et avait appris à apprécier le bruit de la chute de l'Eden. L'eau qui se fracassait plus bas contre les rochers était un autre plaisir. C'était tout simplement le plaisir d'entendre la vie s'épanouir autour de lui. Il avait le temps de réfléchir à tout et de n'importe quoi. Toutes les fantaisies qui lui passaient par la tête.

Seul, il osait remuer les lèvres pour essayer d'en sortir quelques sons mais il ne se passait jamais rien. Tari semblait lui avoir pris sa voix dès la naissance. Avec le don de communiquer par les sons, tout aurait été bien plus simple... Combien de fois l'avait-on méprisé parce qu'il était né de l'union improbable d'un Drow et d'un Elfe Sylvain ? Plus d'une fois, on l'avait classé au titre de monstre ou encore au rang d'erreur de la nature. Cela l'avait profondément vexé. Beaucoup de Sylvains l'avaient blessé au cours de sa longue existence. L'Hybride s'approchait de son premier millénaire et pour celui qui avait choisit la voie des armes et des longues et dangereuses péripéties, ce n'était pas rien, tout de même.

Est-ce qu'un jour tu me laisseras te toucher, Lune ?

Pensa-t-il de toute ses forces. Dans le ciel, c'était un astre imposant et elle était pourtant si éloignée de lui. La distance ? Il n'en avait pas la moindre idée. Ne parlons pas d'astronomie au sommet de la Cascade de l'Eden, cela risquerait d'être anachronique. Bêtement, il tendait sa main droite dans la direction de la lune pour essayer de l'attraper dans sa paume sans jamais, Ô grand jamais l'atteindre. Bientôt, il repartirait là où il avait le plus de chances de survivre et de s'intégrer. Il s'en irait à nouveau en Terres Humaines, là où son interminable mission reprendrait. En tant qu'Épervier, son devoir était de vagabonder en Terres Humaines et de rapporter au récent Conseil des Ducs tout ce qui était susceptible d'intéresser les Hautes Sphères des Sylvains. Et en tant que Mercenaire portant le titre de Mercenaire de la Lune chez les Humains, il gagnait des écus et des souverains pour gagner sa vie. Bien que sa rémunération en tant qu'Épervier compensait largement ses besoins, il devait être capable de prouver qu'il travaillait réellement lorsqu'il montrait une belle bourse. Et surtout, chacune de ses paroles devaient être les plus sincères possibles. Déjà qu'il mentait souvent sur ses véritables motivations lorsqu'il approchait un gradé intéressant, il était préférable d'avoir l'air très véridique en contant tout de même quelques vérités.

Aurais-je entendu un bruit ? pensa-t-il à nouveau.

L'Hybride laissa tomber sa tête vers la droite et redressa sa tête en direction de la créature imposante qui avançait à pas de bêtes vers lui. Elle était désormais suffisamment pour que ses oreilles à l'ouïe fine et développées puissent entendre ses pas de... loup. Il n'avait jamais rien vu de tel. Sans aucun doute, elle devait avoisiner les deux mètres dressées sur ses deux pattes arrières. Son regard bleu cyan perçait aisément les yeux glacés d'Ithil. Un soupçon de frayeur s'empara de l'être à la peau couleur lait. On appelait communément cette réaction la peur de l'inconnu. Sans plus tarder, il se redressa. Dans le regard de Cheilan, il ne lisait rien de vraiment hostile mais il valait mieux être prudent... Ses mains se posèrent en harmonie sur les manches de ses deux épées dans son dos. En cas d'attaque, il était prêt à se défendre et ne dégainerait que dans cette configuration. Il n'avait aucune idée sur l'être merveilleux et fantastique avec qui il allait faire connaissance. En espérant ne pas l'effrayer, bien entendu.

Ses prunelles, de la teinte de la neige par une nuit de pleine lune, ne quittaient pas le sujet de leur curiosité toute naturelle. De la neige, en ce nouveau printemps, il en subsistait quelques amas lovés entre les touffes d'herbe tendre. Cheilan les effleurait sans les voir, mais pertinemment conscient de leur froide présence.
Il distinguait maintenant très précisément les traits de celui qui se tenait là. Sa vision nocturne demeurait sans rivale certes, mais il avait su acquérir une grande maîtrise en la perception de toutes choses. A savoir, les infimes perturbations du vent, le crissement léger des insectes nocturnes contournant le bipède, ne lui échappaient pas.
Les flaques de lumières glissèrent sur le corps argenté.
Durant une seconde, deux peut-être, une pensée effleura l'inextricable entrelacement de l'esprit du Loup-Mage. Il l'identifia sans mal comme lui étant étrangère. Cela était curieux... L'on eut dit des paroles prononcées par une âme, de véritables mots de bipède, non pas les mots d'une Créature, qui eussent été images et musiques, sensations tactiles, abstraction pure.
"Curieux"... L'on pouvait définir ainsi tout l'être du Loup. Quoiqu'une certaine avidité l'habitât aussi, soudain teintée de Faim, puis d'une suave douceur propre à la nuit naissante.
Cheilan hésita, l'espace d'un souffle, puis rappela à ses mémoires les sons lointains, qui résonnèrent longuement au cœur de sa tourmente.


Désir de possession, de contact, de proximité... Lune... rêves et folie humaine...
Humaine, vraiment ?...
Cheilan savait parfaitement quelles conséquences découlaient des distinctions que les bipèdes avaient coutume de faire parmi eux. Cette nuit pourtant, il n'avait nulle envie de plier son esprit à ses gribouillages, ces décodages de simulacres de relations et de hiérarchie sociales innées tout comme héréditaires et méchamment contagieuses.

De nouveaux mots surgirent du néant, n'obtenant aucune réponse perceptible, quoique le Mage songea. "Oui, tu as."

Ses griffes s'enfoncèrent dans la neige immaculée.

Il parvint juste devant l'être d'argent, vit, et jugea cela beau.
La créature lui faisait face, un instant effrayée, et ses yeux rivés à ceux du Loup avaient la pureté de la glace. Cependant, il s'agissait d'une pureté opaque et non pas limpide, de sorte que, bien qu'elle ne permît pas à Cheilan de percer les fugitives pensées de la créature, elles lui offrirent la compréhension d'une évidence : l'être avait connu la souffrance. A considérer les formes de stupidité dans lesquelles les bipèdes tendaient à donner, et l'apparence rare de son corps, peut-être fut-ce un jour la souffrance du rejet...
Cheilan entrouvrit légèrement la gueule, laissant s'échapper de fines volutes de vapeur.
Il savait fort bien ce qu'il suscitait, tout comme ce que ces mains cherchaient dans ce dos à demi-dénudé.
Peu lui importait. Il passa outre, rapide, infiniment tranquille et sûr de lui. Il franchit la distance, pénétra, lui parfaitement noir, la bulle d'espace vitale de la pâle créature. Et son museau se tendit avec lenteur pour frôler le front.
Sûrement l'autre se retirerait-il subitement. Peut-être même avait-il déjà amorcé ce mouvement de fuite. Ou bien ses lames mises à nu, affamées, se rueraient-elles vers l'être de nuit pour dévorer son pelage et faire jaillir le fluide rubis qui coulait en ses veines.
Peut-être la créature aurait-elle perçu autre chose qui eut pu avoir la force de le convaincre de ne pas agir ainsi. Pas comme tous. Différemment de ceux qui s'effraient, se protègent de l'inconnu, de ceux qui attaquent pour ne pas l'être en premier.
Peut-être simplement la supposition de ce que le Loup eut pu être fort lui effleurerait-elle l'esprit.

Il avait fallu cette proximité à Cheilan pour acquérir la certitude de ce que l'autre l'entendrait. Alors seulement, il pensa.


Cheilan reculait doucement, ses pas se déposant avec une exacte perfection dans les traces qu'il avait laissées.


Le Mage fit volte-face. Ses muscles se tendirent. Avec souplesse, il s'élança. Il longea le courant, brièvement, jusqu'à la limite, la frontière, jusqu'à ce que le sol se déroba sous sous lui.
Après se trouvait le vide.
"Suis-moi." Ou demeure à jamais dans l'ignorance.

Cheilan sauta.

Ses jambes lui ordonnaient de fuir, de s'en aller. Ses mains lui disaient de dégainer ses deux épées et de trancher le pelage et la chair de la bête pour découvrir un liquide familier, le sang. Son corps était en alerte et pourtant... Il ne bougea pas un seul instant pour ne pas dire jamais. Le Loup Mage s'était dressé majestueusement jusqu'à pouvoir atteindre son front. La respiration de la bête était forte pour lui. Sa peau frissonna et pourtant son regard ne quittait pas celui de la bête. Le Mercenaire de la Lune était passionné par l'animal. Jamais, en un millénaire, il n'avait vu une telle créature. Ses deux mains pendirent à nouveau le long de sa taille comme une position initiale. Il lui montrait par ce geste qu'il ne ferait rien de brusque ou de malencontreux. A vrai dire, si le Loup Mage venait à le dévorer d'un coup de mâchoire... Ce serait une mort unique et fantastique.

Soudain, tout son être se pétrifia lorsqu'il entendit la première pensée de Cheilan. D'habitude, c'était lui qui infligeait cette surprise aux inconnus. Le contre sort était plutôt impressionnant pour une première fois. Très rapidement, l'Hybride comprit que Cheilan n'était pas une créature ordinaire mais plutôt... extraordinaire. Il devait être quelque chose d'unique... A ne pas douter qu'une quelconque forme de magie se cachait là-dessous.

Le regard d'Ithil s'émerveilla tout à coup. Toute la tristesse, toute la rancœur, toute la haine, toute la mélancolie fut engloutit. Ses yeux montraient une âme émerveillée, tout simplement. Rien qu'à l'idée de songer de se rendre vers elle... Cheilan était-il un cadeau du ciel qui voyageait d'astres en astres afin de réaliser les rêves des êtres malheureux ? Oui, Ithil avait connu la souffrance à cause de sa différence avec les autres races. Il avait connu l'humiliation de ne pas pouvoir se défendre des moqueries pendant les premiers siècles à cause de son incapacité de communiquer avec les sons de sa voix. Jamais il n'avait savouré le sentiment qu'était l'amour... Aimer et être aimé par quelqu'un. Oh, bien sûr que si. L'amour de sa mère, il l'avait reçu et le lui avait rendu bien qu'il soit un lointain souvenir désormais. Le véritable amour, celui d'aimer la femme de sa vie... Il n'était pas encore prêt à y goûter.

Comme absorbé, l'Hybride suivit le Loup Mage sans se poser réellement plus de questions. Tout ce qu'il avait à faire pour atteindre l'une de ses pensées les plus folles, c'était de suivre la créature. La Lune serait sienne et son âme appartiendrait à Cheilan un temps. Qu'est-ce que cette condition sous entendait ? Il n'en avait pas la moindre idée. Il comprenait qu'il reviendrait dans quelques temps à ce même endroit, avec ou sans le Loup Mage et c'est tout ce qui importait. A son tour, Ithil longea le courant jusqu'à finir sa course au bord de la Cascade de l'Eden. Anaëh brillait de toute sa beauté et le son de l'Eden qui s'écrasait contre les rochers plus bas procurait une sensation naturellement agréable. Amoureux de la nature, il l'appréciait à sa juste valeur.

Je dois juste sauter ? pensa-t-il. Je saute, alors.

Juste sauter ? C'était bien modeste. Habituellement, ce serait une mort certaine que de sauter d'une telle hauteur... Se fracasser et se broyer contre les rochers plus bas représentait un suicide. Sauf que cette situation n'était pas habituelle. Cheilan le magnifique était là et tout se passerait pour le mieux. Du moins, il l'espérait.

Ithil sauta.

La volontaire quiétude de la créature, son émerveillement, la naissance d'une infinité de rêves au plus profond de ses yeux de glace, paraissaient se mêler en un subtil tourbillon.
Le Loup avait sauté et l'être à sa suite. Mais, lorsque ce dernier quitta le sol, son corps étiré dans le vide, Cheilan se trouvait juste à ses côtés, comme s'il eut fui la roche dans le même instant. Une plume taquine voleta derrière eux, virevoltante, pour tomber tout doucement à leur suite tandis qu'ils plongeaient si près de la cascade, parmi la multitude des gouttelettes d'eau inondées par la lumière de la lune.
L'espace infini se déroulait devant eux, et le souffle d'un vent insoupçonné glissait avec violence contre leur peau. La fourrure d'onyx du Loup ondulait avec grâce. D'une contraction de son corps, il esquissa un volte-face, se plaçant face à cet Hybride d'une blancheur de neige.
Ses yeux se rivèrent aux siens, et ce fut leur seule attache durant un temps qui sembla infini. Le Vol, c'était cela. C'était chuter sans nul prise, sans même l'assurance de vivre, après.
Car il n'y avait pas d'après, il n'était rien en regard de l'instant présent. Cela, c'était l'esprit de Cheilan. Et, pour ne serait qu'en effleurer les concepts les plus simples, il fallait frôler tout à la fois la mort et une inconcevable liberté. D'ailleurs, l'une n'était-elle pas l'autre ?
Cheilan eut voulu parler à la créature, lui transmettre quelques mots dans sa langue imprécise afin qu'il comprît. Mais il ne put pas, car nulles syllabes ne pouvaient plus retranscrire ces flux d'images-sensations.

L'eau blanche d'écume s'agitait à quelques pieds sous eux, luisante de lumière, si pure que l'on pouvait distinguer des nuées scintillantes de poissons. Elle écoutait le bruit infime de la chute de leur corps, tâchant de faire taire son propre murmure chantant, dans le silence nocturne. Elle souhaitait qu'ils heurtent sa surface, qu'elle pût les engloutir tout entiers. Elle voulait qu'ils chutent dans les profondeurs bleu nuit pour se fondre en elle, car elle pressentait leur grandeur et eut voulu qu'il lui appartinssent.

Cheilan entrouvrit la gueule, et ses crocs immaculés scintillèrent. Il tendit la tête vers le torse pâle, pour refermer la mâchoire, si doucement, sur l'épaule nue. Le sang perla, autant de gouttes de rubis qui s'enfuirent vers le ciel.
D'un coup, deux ailes immenses se déployèrent dans le dos du Loup.
Son corps s'arqua.
Et une nuée immense de fourrure noire, comme des lambeaux d'ombres, s'effaça dans la noirceur nocturne pour laisser place à un plumage d'ambre. La gueule s'étira en un bec d'une dureté de diamant, et les griffes de Loup devinrent les serres d'un Aigle géant, à nul autre pareil.
D'un habile mouvement d'aile, Cheilan virevolta, relâchant sa prise sur l'épaule ensanglantée, de telle sorte que le corps de l'Hybride vint s'appuyer contre son dos.
Un puissant battement d'aile les arracha à l'eau. Les plus grandes des plumes frôlèrent la surface scintillantes, projetant des gerbes d'éclaboussures argentées.
Cheilan s'élevait vers le ciel étoilé et, pour la toute première fois, il portait avec lui une créature à laquelle il offrait, cette nuit, de pouvoir goûter au vol.
Disque parfait, la lune dépassait le soleil en grâce comme en beauté.
Le Loup éprouvait au plus profond de lui la sensation de chuter, chuter interminablement vers un ciel infini, et son cœur battait si lentement qu'il songea que la Lune lui volerait la vie.
Mais n'était-il pas la Nature ?

Tout doucement, délicatement, son esprit vint frapper à la porte de celui de l'Hybride.

Face à eux, l'immense lune ronde dévorait la nuit.