[L'Onirique] « Je n'ai jamais ... » [TERMINE]

On pouvait dire beaucoup de chose sur notre cher Ajilah. Il était un voleur, un menteur, un manipulateur même. Il se moquait d’autrui, ne se souciait pas de son bonheur et participait sans état d’âme à son malheur. Il pouvait être violent, vexant, vulgaire même. En d’autres termes, peut-être plus parlant, c’était un salopard de premier ordre. Mais, paradoxalement… Il n’était pas cruel. Bien sûr, cela dépend de la définition donnée au mot « cruel ». Si prendre plaisir à infliger la souffrance en était une, alors il ne l’était pas. Il n’infligeait pas la douleur pour le plaisir, mais pour son plaisir. C’était un moyen, pas une finalité, et toute la différence était là. Il ne prenait aucun plaisir à voir un corps devenir lentement un amas de chair sanguinolent, mais il arrivait parfois que ses objectifs l’y contraignent… Il n’allait pas pousser l’hypocrisie à dire que cela le dérangeait, mais s’il avait quelque chose à détruire, il préférait de loin s’attaquer au mental d’un homme. Les résultats étaient souvent bien plus spectaculaires. Il eut d’ailleurs une pensée pour la jeune Sendra, qui luttait péniblement pour rester elle-même dans un monde qui ne désirait qu’une chose : la faire devenir tout autre chose. Aussi se contenta-t-il de regarder la jeune rouquine avec un air neutre et proprement indifférent.

« Tu as donc une opinion si misérable de ton capitaine, Kassandra ? »

La voix n’était pas accusatrice, mais aucun sourire ne vint adoucir ses paroles assez « sèches ». Il fallait dire que la remarque l’avait vexé, en un certain sens. Il n’était pas une bête sauvage, assoiffée de sang et de violence. Il avait fait sa part du travail en leur arrachant leurs aveux - aussi factices soient-ils - et il les avait livré à une foule pour son plus grand plaisir. Bien entendu, le fait est qu’il y avait anguille sous roche… Kassandra cherchait seulement dans la mauvaise direction. Dans une bien mauvaise direction.

« Il faut croire que tu ne me connais pas encore si bien que ça. »

Bon, pour ce point là en particulier, il voulait bien plaider coupable. Il avait été plus occupé que prévu depuis qu’ils avaient quitté Erac. L’Onirique était un navire qui demandait une attention constante, tant le nombre de personnes qui y vivaient était important. Bien entendu, il n’avait pas pu s’empêcher de jouer les marionnettistes, et avait influencé la vie de sa nouvelle mousse à bord de son navire. Quelques incidents, quelques heureuses coïncidences. Toujours discrètement, et bien souvent par le biais de ce bon vieil Haer. Le chauve était un des seuls hommes sur lequel il pouvait compter… Du moins, tant qu’il faisait son boulot de capitaine. L’humain avait été de toutes les mutineries réussies, et avaient boudé celles qui avaient échoué. En vérité, c’était peut-être lui, le véritable maître du navire. Cette pensée fit sourire le sang-mêlé, qui se doutait pour sa part que le principal concerné était le premier convaincu. Jetant un dernier regard vers les cartes qui, comme à leur habitude, s’entassaient sur son bureau, il se leva et le contourna, avant de s’appuyer dessus et de braquer son regard vers Kassandra.

« J’imagine que tu n’es pas venue uniquement pour souligner ma non participation à la barbarie aveugle et sans intérêt des masses abêties, hum ? »

Son visage se fit interrogatif et attentif, alors qu’il penchait légèrement la tête et croisait les bras. Il ne pouvait pas dire que la présence féminine dans sa cabine le déplaisait, mais il aurait préféré qu’elle entame cette nouvelle partie d’une manière un peu plus… subtile. Mais les erreurs étaient le lot des humains. Il avait de la chance sur ce plan, il était un demi-elfe. D’ailleurs, Kassandra l’avait-elle appris ?

Voilà qu’il la retrouvait. Voilà qu’à la moindre provocation, elle sortait les griffes, prête à lui faire ravaler ses piques. Il ne put s’empêcher de sourire, secouant même la tête. Il se rendit compte que ça lui avait presque manqué.

« Ah, Kassandra… »

Il n’en dirait pas plus, du moins, pas sur ce sujet. Il avait toujours à lui faire comprendre qu’il n’avait aucune raison à s’occuper du massacre de deux pauvres gamins sans défense, déjà bien amoché par ses soins par ailleurs. Il savait que bien des gens aimaient faire souffrir, que les cris de douleur qui leur vrillaient les tympans ne faisaient rien d’autre que les exciter d’avantage. Une sorte de cercle vicieux dans lequel ils se plaisaient à s’enfoncer. Tu cris, je te fais crier, jusqu’à ce que tu arrêtes. Une logique simple et terrible, qu’Ajilah avait exploité avec… brio, il devait bien l’avouer. Kassandra avait-elle préparé son discours avant de venir le rejoindre ? Il aurait été prêt à parier que oui. Elle lui balançait au visage ses arguments un à un, avec une froide détermination, et il ne pouvait qu’hocher la tête, autant pour se moquer d’elle que pour la pousser à aller au bout de son raisonnement. Et puis il éclata de rire, tout simplement. Ses bras se décroisèrent et ses mains vinrent saisirent le bureau. Il se pencha légèrement en avant.

« Tu me connais peut-être un peu, au final. »

Il laissa le silence planer de nouveau entre eux quelques secondes, histoire d’observer sa réaction, et puis il reprit la parole, moqueur au possible.

« Commençons par le commencement, j’imagine que c’est le plus simple. » Il leva un doigt. « Est-ce que je cautionne ce qui vient d’arriver ? En quelque sorte, oui. C’est une bénédiction pour une société décadente comme a pu devenir celle de cette île. Le commerce devenu impossible, Meca va pouvoir se concentrer sur son domaine de prédiction : la piraterie. »

Du regard, il la défia de le contredire. Après tout, l’activité commerciale de Meca était assez récente, et il n’allait pas la regretter, pour rien au monde. Il leva un second doigt.

« J’orchestre un lynchage public parce que c’est le meilleur moyen de calmer la populace, tout simplement. Et puis, si tu veux tout savoir, il y a des chances qu’ils soient finalement morts des blessures que je leur ai infligées avant de les lâcher dans la fosse aux lions. »

Un troisième doigt vint rejoindre les deux autres.

« Si je reste passif ? Pas vraiment. Tu vois les cartes sur mon bureau ? Elles représentent les côtes de Soltariel. Parce que si je ne peux en vouloir aux royalistes de m’avoir enlevé une épine du pied, il est tout de même de mon devoir de leur faire bien comprendre qu’il n’aurait pas du le faire. Ydrill est la principale responsable de tout ce bordel, c’est donc ses côtes qui seront touchés en premier. Ensuite… Eh bien, ensuite, on ira dire bonjour aux restes des côtes. »

Il leva un quatrième doigt.

« Si c’est marrant ? Pour tout te dire, je m’amuse comme un fou. Le conseil doit rager de m’avoir nommé Amiral, il pensait que ce titre m’apporterait plus de paperasse qu’autre chose, et voilà qu’il a les mains liés, car Meca a les yeux rivés sur l’océan. Et c’est moi qui règne là bas, tant qu’Eris le voudra bien. »

Tout ce petit manège l’amusait. Il était coupable, à tous les niveaux. Rien dans ce qu’il avait présenté à la foule crédule de Meca n’était vrai, mis à part une chose : le début d’une nouvelle ère de piraterie. Le fait qu’on doute de lui n’avait pas d’importance, il était désormais pratiquement impossible de prouver sa culpabilité - seul Haer le pouvait, et dès que sa confiance envers le chauve vacillerait, le souci ne se poserait plus - et le peuple l’avait cru et le suivrait. Aussi, voir sa mousse frôler les bonnes conclusions ne l’effrayait pas plus que ça, après tout il avait toujours soupçonné un esprit vif sous sa masse chevelue rousse. Mais ce qu’il trouvait franchement hilarant, c’était qu’elle arrivait à la bonne réponse en s’aventurant sur les mauvais sentiers. Un peu comme si, pour aller à l’est, elle avait pris l’ouest, mais avait finalement atteint sa destination.

« Toute cette histoire te tient vraiment à cœur, dis donc. »

Une petite remarque anodine, mais un regard appuyé, histoire de la jauger. Alors quoi, qu’est-ce qui lui prenait ? Peut-être aurait-elle aimé faire parti de toutes les manigances… ou peut-être sautait-elle sur la première occasion venue pour rappeler à son capitaine qu’elle existait encore. Comme s’il pouvait en douter, avec l’animation que sa seule présence insufflait à son navire. Il haussa les épaules, puis se détacha de son bureau.

« Pourquoi défendre ces deux rebuts de la Péninsule, dis moi ? »

Il retint de peu le « l’un d’eux aurait-il été un de tes nombreux amants ? » qui lui venait aussi naturellement que vient la soif du rhum après un certain temps loin d’une bouteille. Non, mieux valait ce soir là ne pas rentrer dans son jeu. Parce que, étrangement, Kassandra n’avait pas l’air de prendre cette entrevue comme un jeu. Rapport conflictuel avec l’autorité ? Peut-être regrettait-elle les moments passés lors de leur rencontre ? Ajilah n’aurait pas fait l’erreur de parier là-dessus, mais il avait besoin de se changer les idées, aussi rien que l’hypothèse suffisait à justifier ce qu’il allait faire. La journée avait été longue, et il avait donc autre chose à faire que se lancer dans une longue, difficile mais surement passionnante joute verbale. Surtout que l’adversaire avait l’air en forme.

« Tu me fais un peu de place, dis ? » S’écarta-t-elle ? Si oui, Ajilah passa tout simplement dans l’espace libéré. Sinon il se contenta de la contourner en lui adressant un sourire. « J’ai besoin d’un peu d’air, ça te dit de m’accompagner un peu dehors ? »

Ou l’art et la manière de passer outre tout ce qui a pu être dit. Peut-être aurait-il du la couper plus vite, histoire de l’empêcher de gaspiller sa précieuse salive, mais il trouvait trop amusant le fait d’étudier sa réaction. Il ouvrit la porte, et se tourna vers elle, esquissant un sourire.

« Les dames d’abord, non ? »

Destination ? Le pont, dans un premier temps. Ajilah voulait voir une nouvelle fois ce qu’il avait provoqué. Dans un intérêt purement professionnel, bien entendu. Et puis, ensuite, qui pouvait savoir ? Il se sentait bien d’inviter Kassandra dans une des très nombreuses tavernes de Meca. Histoire d’abolir le temps d’un soir la distinction « Capitaine - mousse ».

Ca ne pouvait pas leur faire de mal.

Ajilah ne savait pas si c’était conscient ou non, mais quand il écoutait Kassandra, il avait l’impression de l’entendre claironner « C’est mon île, je l’aimerai toujours plus que n’importe quel mâle faible et sans volonté. ». C’était presque touchant, comme un enfant à qui on aurait caché quelque chose sans importance mais qui voudrait tout de même tout faire pour apprendre de quoi il s’agissait. La réaction normale de n’importe quel être pensant normalement constitué est dans ces cas là de garder le silence, ou même de titiller sa curiosité sans jamais lui livrer le secret tant convoité. On observe alors avec malice et moquerie l’être trépigner d’injustice. C’était puéril. Et le demi-elfe savait être un monstre de puérilité, à sa manière. Il n’allait pas de priver.

Sauf que sa cabine était désormais un terrain trop familier pour leur partie, et il n’avait pas envie de tomber dans la routine. Aussi se leva-t-il et l’invita-t-il à le suivre. Il ne put retenir un haussement de sourcil quand elle parla d’Haer, ne comprenant pas vraiment ce qu’il venait faire là. A vrai dire, le chauve était le plus grand point faible du capitaine, car ce dernier connaissait une grande partie de ses secrets. Ajilah s’était toujours promis de le faire tuer dès le premier soupçon, mais il doutait parfois de pouvoir ne serait-ce que douter de l’homme. Etrange, en vérité, que la relation qui les unissait.

« Si Haer te demande de récurer le pont, c’est que le pont a besoin d’être récuré. »

Il n’ajouta pas qu’il y avait de fortes chances que l’humain ne voit aucune autre utilité à une femme que de faire le ménage. La rouquine était dans un état d’excitation bien assez suffisant, inutile d’attiser la flamme. La suivant de près, il déboucha quelques instants après elle sur le pont de l’Onirique, et laissa l’air marin s’infiltrer dans ses narines et le revigorer. Depuis combien de temps s’était-il enfermé là dedans ? Un coup d’œil vers sire le soleil lui apprit qu’il avait bien faillit le louper. Encore quelques minutes et il aurait disparu derrière la ligne d’horizon. Il lança un regard à Kassandra.

« Une heure idéale pour visiter ce qui fait l’originalité de Meca, non ? »

A comprendre, les auberges, plus nombreuses sur l’île que n’importe où ailleurs. Sans avoir la décence d’attendre sa réponse et se retrouva en moins de temps qu’il n’en faut pas le dire sur l’embarcadère. Il lança un regard par-dessus son épaule.

« Allez, Kassandra, remue-toi un peu, j’ai besoin de me dégourdir les jambes. »

Histoire d’oublier les tortures qu’il avait du pratiquer. Non pas que ça le dérangeait, non non, il avait un objectif et s’y tenait. Mais il y avait des partis du travail dont il se serait bien passé. Il n’y avait rien d’amusant à torturer un homme incapable de se défendre… Mais secouer Meca l’était, incontestablement, aussi était-il prêt à faire des sacrifices. Surtout quand les sacrifices en question ne le concernaient pas plus que ça. Certes, il avait été en contact avec la dague de torture, mais uniquement avec son manche, et non avec son tranchant. Il s’en sortait plutôt bien, au final.*

« Tu pourras continuer à te plaindre une fois que tu auras un alcool digne de ce nom en main, pas avant. »

« Haer a des raisons que la raison ne connaît pas, Kassandra. Il ne faut pas chercher plus loin que ça. »

Sacré Haer quand même, une perle rare. Ajilah ne regretterait sans doute jamais de l’avoir rallié à sa cause. Quoi que, comment être sûr ? Il était dans son équipage celui qui avait un caractère se rapprochant le plus du sien. Et Ajilah n’aimait rien de plus qu’une mutinerie réussie. Pour autant, le chauve n’était pas un capitaine, et n’avait jamais voulu le devenir. Il était le second parfait, et tant que le capitaine était à la hauteur de ses espérances, il « le gardait ». Etrange pensée, n’est-ce pas ? Et pourtant…

« Quoi que, si tu veux vraiment tout savoir, tu ne dois pas être loin de la vérité. Enfin, si tu es vraiment la fille de ton père, ça ne doit pas te surprendre plus que ça. »

Et il ne savait pas à quel point sa pique pouvait être mal accueillie. Innocent comme l’enfant qui venait de naître, pour une fois, il se contenta de descendre sur l’embarcadère. Quand il lui annonça qu’il avait besoin de se dégourdir les jambes, elle lui asséna avec son tact habituel que c’était sa faute. Courir un peu, qu’elle disait… Comme s’il avait eu le temps. Organiser un coup comme le sien sur Meca demandait un minimum de préparation, tout de même. Mais il se contenta d’éclater de rire, un rire sincère. Ajilah était un bon vivant, après tout, et rire faisait parti de ses talents.

« Peut-être bien. Mais je suis Amiral, moi, j’ai quelques responsabilités bien contraignantes. C’est d’ailleurs pour ça que je le suis. »

Sacré Conseil des Leaders. Ces sots l’avaient sous-estimé plus que de raisonnable. Aujourd’hui, ils se retrouvaient pieds et poings liés, obligés de suivre un capitaine qu’ils exécraient. Aaaah, la jouissance de la victoire. Ce n’était pas le pouvoir qui intéressait le sang mêlé, mais plus les visages décomposés, verts et dégoutés de ces vioques sans envergure. Dean sortait du lot, cependant… Il allait devoir trouver un moyen de l’écarter. Il était trop dangereux pour lui laisser un tel pouvoir entre les mains. Kassandra le ramena au présent en lui rappelant sa « défaite », et il secoua la tête, esquissant un nouveau sourire. Peut-être un peu moins naturel, celui-ci. Avoir été battu, en quelque sorte vu qu’il avait eu sa vengeance, par une donzelle sortie de nulle part avait mis son amour propre à mal.

« Ne t’inquiète donc pas pour moi, et garde un œil sur les portes. On sait jamais, certaines ont la mauvaise habitude de se fermer toute seule. »

Et vlan pour la crédibilité du personnage mature, bonjour l’image du gamin boudeur. Bah, ce soir, il était parti pour se détendre, autour le faire de la façon la plus complète possible. S’aventurant dans les ruelles de Meca, il jeta un regard distrait sur les enseignes, cherchant celle qui l’inspirerait. Un mouvement attira son attention, et il crut apercevoir, à travers une vitre mal lavée, une très vieille connaissance. Dirigeant ses pas vers la porte, il l’ouvrit calmement et fit signe à Kassandra de le suivre.

« Si ça se trouve, je vais pouvoir te présenter quelqu’un. » Il fut vite déçu quand il ne reconnut personne. Haussant les épaules, il s’approcha du comptoir. « Fausse alerte, en fait… Mais vu qu’on est rentré. »

Du coin de l’œil, il aperçut Gabriel. Il n’en était pas sûr, mais il était presque certain qu’il faisait parti de l’équipage de ce bon vieux Haize. Un heureux hasard, même si ça n’avait guère d’importance à ses yeux. Haize Sepiida était bien loin, et son île appartenait désormais à Ajilah.

Une poignée de jours à peine... Les fidèles de Haize n'avaient que trois jours pour se préparer, en toute discrétion, à mettre les voiles et partir vers le continent pour mettre la main sur ce damné pirate. Quelle idée d'abandonner ainsi son poste, ses responsabilités... Sa mère avait laissé entendre qu'il s'était entiché de cette satanée nobliaute. Une noble invivable, entre parenthèses. Bien des marins avaient eu envie de la jeter par dessus bord au cours de la traversée qui l'avait vu les rejoindre. Seul Haize avait l'air de pouvoir supporter cette fille. Mais qu'est-ce qui lui était passé par la tête d'aller la retrouver vivre avec hein? Il y avait assez de filles potables sur Méca! Et puis Haize était un coureur de jupons, un séducteur, quelle mouche l'avait piquée de se fixer avec elle? Lui qui se battait contre les nobles, la royauté et les privilèges... Il se parjurait.

Quoiqu'il en soit, l'équipage du Fossoyeur était bien décidé à mettre la main sur leur capitaine et à lui rendre son statut d'amiral de la Marine Marchande. Tout était parti à vau l'eau depuis son départ... Les bâteaux perdus, l'accession d'Ajilah au poste d'amiral... Quelque chose n'allait pas. Les changements n'étaient pas forçément mauvais, mais cela allait un peu trop vite et profitait un peu trop à certains.

Las d'une longue journée de préparatifs secrets, il se rendit dans une taverne mal famée (comme toutes les tavernes de l'île) et se commanda un verre de rhum. Il n'était pas alcoolique, contrairement à Téohdor, mais il ne disait pas non à un petit verre de temps en temps. Et puis, les rumeurs de taverne étaient d'excellentes sources d'information. A trier, bien entendu, mais cela restait une mine d'or.

D'ailleurs... Qui donc fit son entrée dans la taverne peu de temps après? Ce bon vieil Ajilah pardi! Gabriel le regarda approcher vers le comptoir du coin de l'oeil, un sourire goguenard aux lèvres. Sourire qui s'accentua en remarquant qu'il était accompagné d'une charmante rouquine de sa connaissance. Tiens donc, Kassandra s'acoquinait avec le demi elfe? Non sans un certain plaisir, il se remérmora quelques nuits torrides qui avaient prit fin quand il était parti. Le plus naturellement du monde, il se leva, son verre à la main et s'approcha du... couple? Difficile à dire s'il y avait quelque chose entre eux. Il aurait pu être jaloux ou agacé qu'elle aille voir vers Ajilah, mais il n'éprouvait plus pour Kassandra que de la sympathie. Il l'aimait bien. Ils avaient vécu des choses fortes.

- "Tiens donc, mais qui voilà donc!"

Il détailla Kassandra d'un air appréciateur, avant de regarder Ajilah, d'un air indéchiffrable cette fois.

- "Kassandra, cela faisait longtemps... Je ne pensais pas te revoir dans ce genre d'endroit et en cette... compagnie."

Il pencha un instant la tête, avant de regarder Ajilah.

- "Ajilah."

Juste un bref salut. Pure politesse. Il revint à Kassandra et son expression se modifia quand il avisa les boucles d'oreilles qu'elle arborait. Ses yeux s'écarquillèrent un instant alors qu'il reconnaissait le symbole des Noblegriffons... mais qu'est ce qu'elle foutait avec ça? Un vol?

- "Jolies babioles Kassandra, tu as toujours autant de gout."

Savait-elle seulement ce que c'était?

L’ambiance était chaleureuse, dans la taverne choisie par Ajilah. Et, pour une étrange raison, elle était surtout calme. D’habitude, le sang-mêlé avait le chic pour choisir celle où éclaterait forcément une rixe. On le considérait comme chanceux, et à juste titre, mais uniquement sur l’océan. Dès que ses pieds foulaient la terre, il pouvait dire adieu à cette petite étincelle d’insouciance qui l’aidait à n’en faire qu’à sa tête. Car ainsi était le pirate le plus influent de l’île volcanique, comptant autant sur sa chance que sur son talent, l’une étant la conséquence directe de l’autre, il pouvait parfois se laisser entraîner dans une folie sans nom sans sourciller. C’était ce qui faisait son charme, dirons-nous. Mais ce n’était surement pas ce charme là qui motiva sa belle Kassandra à se lover contre lui comme la première des pucelles énamourées. Non pas que la sensation était déplaisante, et il caressa l’idée un instant de passer son bras sur ses épaules… mais elle était surtout inattendue, et connaissant la jouvencelle, pas innocente. Elle avait une raison d’agir ainsi, et le fait de ne pas la connaître ne pouvait que le rendre méfiant. Mais il joua le jeu, histoire de gagner du temps, sans même la regarder. Et puis Gabriel la salua, et tout devint clair. Une ancienne conquête ? C’était fort possible, les deux avaient ce petit regard qui ne mentait pas. Se voir utiliser comme un épouvantail pour rendre jaloux un ancien amant n’était pas pour plaire au capitaine qui ne pipa pas mot sur le coup. Après tout, il y aurait bien une occasion de se venger.

Le regard qu’il reçut du pirate du Fossoyeur lui confirma ce dont il se doutait bien. Il n’était pas vraiment aimé par l’équipage de l’ancien amiral. Qu’était-il, à leurs yeux ? Usurpateur ? Incapable ? Non pas que leur jugement l’aiderait ou non à dormir, mais il était toujours intéressant de savoir qui pourrait avoir envie de lui planter un poignard dans le dos. Eh ! Meca n’était pas un paradis tropical, et les hommes qui y vivaient été bien plus dangereux que les nobliaux de Diantra. Eux savaient laver un affront proprement, ils n’avaient pas besoin de cheveux et de lance - peut-être les fiers chevaliers de la péninsule avaient-ils quelque chose à compenser ? - aussi cela ne faisait-il pas de mal de sonder un peu la populace.

« Gabriel. » Et puis, l’illumination. Il allait devoir se faire pardonner par sa chère mousse, mais il ne pouvait laisser passer une telle occasion. « Je vois que tu connais déjà Kassandra. Une perle, n’est-ce pas ? Pour un tel tarif, je ne m’attendais pas à tant d’empressement. » Voilà qui allait surement la décourager de recommencer à se servir de son capitaine comme d’une marionnette.

Et puis Gabriel surprit Ajilah en parlant de… boucles d’oreille. Lui-même n’avait même pas jeté un œil sur les bijoux qui pendaient aux oreilles de sa protégée. C’était un détail qui ne collait pas au personnage. Pour ce qu’il savait du pirate, il n’était pas superficiel. Alors le voir s’intéresser à quelque chose d’aussi futile que des boucles d’oreille. Se penchant, il en attrapa une entre deux doigts et l’observa aussi rapidement que possible, conscient que la rouquine se dégagerait rapidement… surtout après le tour qu’il venait de lui jouer.

« Joli. C’est un blason de la Péninsule, non ? » Une petite pause, le temps de s’éloigner légèrement des représailles. « Il me dit quelque chose, en plus… »

Mais où avait-il vu ce griffon auparavant ?

Amusant.

Vraiment amusant. Alors même qu'il se demandait s'ils étaient en couple ou seulement amis, voilà que Kassandra avait la gentillesse de se saisir du bras d'Ajilah de façon possessive et un brin outrancière, arrachant un sourire goguenard à son ex amant qui ne ressentait aucune jalousie. Oh, Kassandra était toujours une créature absolument magnifique... Et Arcamenel savait que c'était une tigresse au lit, une de ces femmes qu'un homme ne peut oublier. Il avait passé d'agréables heures en sa compagnie. Puis il était parti. Avant qu'ils ne se lassent tous deux. Parce qu'ils étaient libres et indépendants. Parce qu'il devait en être ainsi. ils se regardaient sans animosité, mais avec ce regard qui ne trompait pas quant à ce qu'ils avaient pu vivre ensemble. Il y avait une certaine intimité dans cet échange.

- "Je me détends."

Et c'était l'exacte vérité. Il n'était pas obligé de lui dire quel avait été son dur labeur aujourd'hui et surtout, il n'avait pas envie d'éveiller la curiosité d'Ajilah.

- "Un petit verre n'a jamais fait de mal à personne... Je suppose que vous ne me contredirez pas, au vu de votre présence ici... A moins que les chambres soient agréables à l'étage?"

Il se fendit d'un sourire de nouveau goguenard et légèrement moqueur.

- "C'est un plaisir de te revoir Kassandra. Tu es toujours un régal pour les yeux."

Elle était... époustouflante. Et pourtant, l'image d'une demie elfe à l'aspect polaire ne cessait de danser dans son esprit, bien loin de la charnelle humaine aux boucles de feu. Il salua Ajilah qui lui rendit son salut, avant de se fendre d'une remarque fort peu galante concernant Kassandra. De nouveau, l'amusement s'afficha sur les traits du Second.

- "Etrange, personnellement, je n'ai jamais eu à débourser le moindre écu... Il faut croire que notre Kassandra à des critères d'exigeance auxquels tu ne corresponds pas sans une petite compensation pécunière."

Il n'y avait nulle animosité dans les propos de l'hybride, juste un brin de moquerie, mais cela était un trait normal de caractère chez lui et rien de personnel contre le nouvel amiral... Quoique...

- "Quant à toi Kassy, je vois que ton style d'homme à radialement changé..."

Sous entendu : tu les prends goujat maintenant? Gabriel n'était pas un modèle, mais quand même, il n'avait jamais traité Kassandra ainsi... Même pour plaisanter. Cela dit, il s'était barré, était-ce mieux? Son regard accrocha alors ses boucles d'oreille et l'amusement disparut de son expression alors qu'il parlait des bijoux l'air de ne pas y toucher. Son regard se fit perçant quand la jeune femme lui répondit que c'était un cadeau de son père... ou un leg... Difficile de savoir.

- "Sacré héritage alors..."

Parce que cela valait une petite fortune. Mais cela intriguait Gabriel qui ne savait comment en savoir davantage sans se révéler lui-même. Il se raidit imperceptiblement quand Ajilah fit remarquer que c'était un blason de la Péninsule. L'hybride aurait pu facilement l'aider à retrouver d'où venait ce blason mais s'en abstint.

- "Je ne te savais pas si érudit Ajilah."

Une mutinerie. C’était une mutinerie, dans tous les sens du terme. En tant qu’Amiral de la Marine Marchande, tous les matelots de Meca étaient plus ou moins sous ses ordres, aussi l’irrévérence à peine voilée de Gabriel était en soit un acte de rébellion… quant à Kassandra, on en parlait pas. Elle était directement sous ses ordres, après tout. Mais il y avait un mot qui pardonnait tout le reste, et qui mit son humeur au beau fixe. « Connard », ou comment avouer sa défaite. Il esquissa un sourire satisfait et laissa glisser les insinuations qui suivirent. Qu’ils s’amusent à lui rendre la monnaie de sa pièce, lui avait obtenu ce qu’il voulait.

« Paix, mes amis. »

Ah, qu’il était amusant de les voir s’agiter comme des enfants, à tenter de le faire rougir ! De quoi flatter son égo, même s’ils ne le comprendraient surement pas. La conversation prit un tour d’un coup bien plus intéressant quand Gabriel remarqua les boucles d’oreille de Kassandra. Saisissant l’objet des attentions, le demi-elfe l’examina rapidement, et fut certain de reconnaître un blason de la Péninsule. La question était donc maintenant de savoir lequel. Et ce n’était pas si simple que ça en avait l’air… Vu le nombre de familles noble pullulant sur les terres de Trystan, et vu que chacune d’elle possédait son propre blason, il était difficile de les retenir tous. L’intérêt d’Ajilah envers le gratin de Diantra étant ce qu’il était, il n’avait même pas fait l’effort d’essayer. Et pourtant, il se souvenait de celui-là… Gabriel se fit légèrement acerbe, sans vraiment de raison… Que se passait-il ?

« Tu as encore beaucoup de chose à apprendre sur ton amiral, il faut croire. »

La réaction de Kassandra lui finit de lui mettre la puce à l’oreille. Elle qui d’habitude avait l’impressionnante faculté de faire comme si de rien n’était, la voilà qui tentait désespérément de changer de sujet. Ce n’était pas… normal. Il flottait une drôle d’ambiance, d’un seul coup, entre les trois pirates, et ce qui était sûr aux yeux d’Ajilah, c’était qu’il n’y était pas pour rien.

« Il y a quelque chose que tu as oublié de me dire, Kassandra ? » Le ton était léger, mais le regard inquisiteur. Et pour cause, il n’aimait pas vraiment ça.

Comme pour éluder la question, elle proposa trois verres de rhum. Outre le fait qu’il n’avait pas qu’un bon souvenir de sa dernière expérience avec l’alcool des pirates, il n’avait pas spécialement envie d’en boire… pas avant d’avoir démêlé la chose. Mais il haussa les épaules, comme si de rien était.

« Pourquoi pas. Et comme ça, Gabriel et moi pourrons nous amuser à deviner d’où viennent tes griffons. »

Eris l’aide, il était sûr d’avoir déjà vu ce blason…

Quelque chose disait à Gabriel que Kassandra n'était pas si ravie de la situation que ça et que son cavalier était un peu forcé. Ou son sourire. La façon dont celui-ci la rabaissa en la traitant joliment de prostituée suffisait à Gabriel pour deviner qu'entre ces deux là, il y avait une légère tension et sans doute un rapport de force. Ce serait à celui qui prendrait l'avantage. Ah la fierté faisait faire bien des bêtises et malheureusement, Kassandra n'en était pas dépourvue. Au contraire même. Mais l'hybride ne pouvait guère leur jeter la pierre, ne valant pas mieux à ce niveau là. Pourtant, il n'avait pu s'empêcher de voler au secours de Kassandra, malgré son amusement. Quoique... Pour la défendre de cette manière, il aurait aussi bien pu s'abstenir, puisqu'il ne faisait que clamer haut et fort que lui, il l'avait eu gratis. Pas forçément flatteur pour elle, mais il avait pu ainsi rabattre le caquet de l'amiral usurpateur. Qu'il profite, bientôt, le véritable amiral reviendrait.

Mais le pirate se fendit d'un sourire alors que la jolie rousse répliquait que le pauvre Ajilah ne savait pas s'y prendre avec elle... contrairement à Gabriel. Pauvre demi elfe, il semblait avoir ses deux camarades sur le dos. Alors qu'il était censé être leur supérieur et qu'il pouvait très bien leur pourrir la vie. Il se tourna vers Kassandra et reprit, tout miel :

- "Veux-tu que je lui apprenne ?"

Il laissa échapper un rire franc quand elle continua sur sa lancée en disant qu'il était difficile de l'égaler. C'était flatteur. Même si c'était pour faire chier Ajilah, c'était quand même flatteur.

- "Eh bien, si tu te lasses d'expérimenter, reviens vers les valeurs sures."

Il lui fit un clin d'oeil. Il plaisantait. Quoique, retrouver la volcanique Kassandra n'avait rien de déplaisant, bien au contraire. Peut-être que cela chasserait Syria de ses pensées après tout. Ajilah ne répondit à aucune attaque, se contentant de jouer les médiateurs. Gabriel retint un ricanement fort peu adulte et se contenta de sourire en coin.

Cela aurait pu en rester là.

Ils auraient pu continuer à se chicaner dans une ambiance bonne enfant.

Oui, si seulement Kassandra n'avait pas arboré un bijou aux armoiries douloureusement familières pour l'hybride. L'air de rien, il tentait d'en savoir plus sur ce bijou, ne chassant sur quel pied danser pour amener Kassandra à ne pas mentir et l'aider. Après tout, il caressait toujours l'idée de profiter de son voyage à terre pour retrouver Noah et lui faire payer son acte. Et peut-être que Kassandra pouvait lui en apprendre davantage...

Ajilah fit remarquer que c'était un blason de la péninsule, ce à quoi Gabriel répondit avec ironie. Il se crispa quand l'amiral lui rappelait qui il était. Cela ne se vit pas extérieurement, mais intérieurement, il bouillonnait... Avant de se détendre en se rappelant qu'Ajilah ravalerait bientôt son orgueil. Il se fendit d'un sourire.

- "Il faut croire en effet."

Quant à Kassandra, elle tentait désespérément d'attirer l'attention sur un autre sujet, réveillant les soupçons de Gabriel. Il fallait qu'il lui parler et en privé.

- "Pourquoi? Elle est censée tout te confier de sa vie? C'est ça que tu exiges en tant que nouvel amiral?"

Kassandra commanda du rhum, Ajilah se raccrocha aux boucles d'oreilles. Ca aidait Gabriel dans un sens, mais son insistance le gênait. Parce qu'il ne pouvait pas parler librement. Et hors de question d'indiquer à Ajilah que l'hybride avait lui aussi un lien avec ces bijoux. Finalement, il reprit un peu brusquement :

- "Kassandra, tu aurais quelques minutes à m'accorder... en privé?"

Il jeta un regard lourd de sens à Ajilah.

Kassandra avait toujours son franc parler, cela faisait plaisir. Finalement, à bien y réfléchir, Syria n'était pas si différente... D'apparence moins volcanique bien sûr, mais elle avait un sacré caractère, bien que plus glacial que Kassandra. Il fallait croire que Gabriel aimait les femmes de caractère qui avaient du répondant. Au moins, avec elles, on ne s'ennuyait pas! La façon dont elle lâcha le mot "pute", sans complexe, sans honte, arracha un sourire à l'hybride. Cela dit, le rire de l'aubergiste effaça cette ébauche de son visage alors qu'il le fusillait du regard. Et il ne fut pas le seul. Aussitôt, l'homme sembla trouver un intêret soudain dans les chopes qu'il astiquait avec plus de vigueur.

Il échangea un regard entendu et complice avec la jeune femme alors qu'elle acceptait son aide pour apprendre la façon de la contenter à Ajilah et qu'elle songeait à retourner dans ses bras quand elle serait lassée. Il ne l'attendrait pas pour cela, et ils le savaient tous deux, mais cette camaraderie alors qu'ils faisaient front commun contre Ajilah était la bienvenue.

Le Second du Fossoyeur éclata de rire quand Kassandra se fit mielleuse concernant Ajilah, lui assurant sa complête fidélité... quand elle travaillait. Une jolie façon de l'envoyer paître qui plaisait énormément à Gabriel. D'un ton goguenard, il lâcha à l'intention d'Ajilah :

- "Je te souhaite bien du plaisir avec elle."

Et il était à moitié sérieux en disant cela. Parce que les poules auraient des dents avant que le demi elfe ne dompte la fougueuse humaine. Mais bien vite, il se concentra sur les boucles d'oreille, et n'y tenant plus, finit par demander à Kassandra un entretien privé. Inutile de lui saisir le bras et de la trainer derrière lui, c'était le meilleur moyen de la braquer. Cela piquerait la curiosité de l'amiral, mais tant pis. Fort heureusement, Kassandra ne fit aucune difficulté et le suivit simplement, le conduisant à l'étage. Il pensait aller dans une chambre, mais elle se stoppa dans le couloir, avant de l'asticoter. Mais toute lueur de plaisanterie avait déserté son regard.

- "Je ne songeais en effet pas à cela, bien que cela ne soit pas difficile de t'honorer en quelques minutes tant tu es désirable ma chère."

Bien que pour le moment, nul désir ne fouaille ses reins. Il était trop occupé avec ces maudits bijoux.

- "Kassandra. Je sais que notre relation passée ne me donne absolument aucun droit sur toi. Cependant, j'ai réellement besoin que tu me dises la vérité... Ces boucles d'oreille... Si je m'y intéresse, c'est parce que je connais ce blason... Un peu trop bien. Il appartient aux Noblegriffon. Comment te les es-tu procuré?"

Il était mortellement sérieux et il levait un pan du mystère le concernant. Cela ne manquerait sans doute pas de susciter quelques interrogations chez la demoiselle.

- "C'est vraiment important Kass."

Puis, finalement, afin de l'inciter à se confier, il lâcha dans un murmure :

- "J'ai cotoyé la famille de très près il y a quelques années..."

Son instinct lui soufflait que ces boucles d'oreille n'étaient pas anodines et que Kassandra en savait plus qu'elle ne voulait l'avouer.

Le Second fronça les sourcils alors que Kassandra continuait de dire que les boucles venaient de son père... A qui les avait-il volé? Où? Il espérait qu'il n'avait pas tué son porteur ou sa porteuse. Cela amoindrirait la vengeance de l'hybride. Et s'il était bien une chose que Gabriel ne supportait pas, c'était la frustration.

Il se ferma comme une huitre quand Kassandra lui demanda ce qu'il entendait par cotoyer. Elle était encline à être franche avec lui, s'il jouait le jeu. Mais tous deux étaient pirates et tous deux savaient qu'ils n'avaient pas vraiment de parole et pouvaient très bien se servir de ce qui allait se dire... Cependant, le Second hocha la tête, reprenant d'une voix solenelle :

- "Kassandra, ce qui va se dire ici et maintenant doit rester entre nous deux strictement. Je ne confierais pas tes secrets et tu ne confieras pas les miens. Nous aurions tous les deux trop à perdre je pense."

Il vrilla ses yeux couleur de glace dans ceux de la jeune femme. Elle comprenait. Elle était intelligente et savait quand il fallait cesser de jouer.

- "J'ai très bien connu Reldas Noblegriffon et Noah Noblegriffon."

Pour le moment, cela suffirait. Il disait la vérité, comme elle le lui demandait, sans pour autant tout dévoiler. Son regard se durcit alors que la jeune femme lui demandait de lui parler de cette famille.

- "Pourquoi cela t'intéresse?"

Cependant, il s'exécuta. Il avait eu raison de suivre son instinct. Kassandra en savait plus qu'elle ne le disait et cette famille semblait avoir de l'importance pour elle. Comme pour lui. Pourquoi?

- "C'est une famille de Serramire. Ancienne et influente de par sa richesse. Ce sont des marchands et ils savent comme personne s'enrichir. Ils sont vaniteux et arrogants, comme beaucoup de nobles, mais la pureté de leur sang semble primer sur tout. Surtout pour Noah."

Il parlait avec une note d'amertume dans la voix, comme s'il parlait en connaissance de cause... Et pour cause, il avait lui-même subi cette folie de la part de son demi frère. Certes, son père n'avait eu envie de le reconnaitre comme son fils que quand son héritier légitime avait été au bord de la mort, avant de laisser l'affaire en suspens quand Noah s'était rétabli. Mais Noah n'avait pas l'intention de se laisser éclipser par un frère bâtard plus vieux que lui et pourtant d'apparence plus jeune. La fierté de la famille ne s'en remettrait pas. Alors il avait fallu éliminer le demi frère gênant en le livrant aux bras d'Eris la cruelle.

Qui avait décidé de l'épargner.

Son regard s'était fait lointain alors qu'il repensait à cet instant, gravé au fer rouge dans sa mémoire. Son masque rigide s'était fissuré pour laisser entrevoir à Kassandra une souffrance encore réelle et une colère grondante.

Il hocha simplement la tête alors que Kassandra résumait la situation : chacun avait donné sa parole. Elle valait ce qu'elle valait et ils ne se devaient rien l'un l'autre, mais ils étaient tous deux assez intelligents pour savoir où était leur intérêt. Et il n'était pas à la délation. Le regard de l'hybride se durcit alors que Kassandra posait des questions gênantes. Mais il était bien obligé d'en passer par là.

- "Reldas est le père de Noah. Enfin, était. Il est mort maintenant."

Il ignora délibérément la question suivante, pas encore prêt à lui révéler qu'il était le fils ainé, bien qu'illégitime, de Reldas Noblegriffon. Ah si seulement, la batârdise n'était pas une si grande honte dans leur société... Si seulement, cela n'importait pas et que seul l'âge primait... Il serait, à ce jour, à la tête d'un immense fortune, ayant vécu dans un luxe outrancier. Avait-il envie de cette vie oisive? Il n'en était pas certain. La liberté et l'aventure lui convenaient bien mieux.

- "Quant à Noah, nous n'avons que quelques années de différence. Sauf que le temps ne signifie pas la même chose pour nous deux et ne laisse pas les mêmes traces."

Noah était désormais un vieil homme. Gabriel, au contraire, était encore dans la fougue de la jeunesse et le resterait pour un très long moment. Mais ce fut surtout la douleur dans son regard qui décida enfin Kassandra à avouer. Certes, ce n'était qu'à demis mots, mais le Second était intelligent et les pièces du puzzle se mettaient en place. Un peu trop brutalement. Il saisit soudain le bras de Kassandra, alors que son visage était devenu livide. La vérité ne lui plaisait pas. Ses déductions lui donnaient brusquement envie de vomir. Non... Le destin ne pouvait pas se jouer si cruellement d'eux...

Rhamyr n'était pas le père de Kassandra. Il avait adopté une fille qui n'était pas la sienne, avec pour seul héritage une paire de boucles d'oreille en souvenir. Des bijoux qui étaient plus criants qu'un aveu. Et Kassandra qui insistait sur Noah... Le demi frère de Gabriel... Non... L'hybride n'avait tout de même pas couché avec sa nièce?

- "Ne me dis pas que Noah est ton père... C'est... impossible."

Ses lèvres n'étaient plus que deux traits minces, pincés par l'horreur. Son regard était agrandi dans son visage sévère, soudain empreint d'une fragilité que Kassandra ne pouvait pas encore comprendre. Mais quand elle comprendrait... Allait-il lui avouer la vérité au risque de la détruire?

- "Il était si accroché à l'idée de pureté... Jamais il n'aurait pu faire une bâtarde..."

Ça pour ne pas avoir l'habitude d'être aussi expressif, il n'en avait pas l'habitude. Mais il fallait quand même avouer que les dieux leur jouaient une bien cruelle farce... De toutes les femmes de Méca, il avait fallu qu'il couche avec celle qui avait un lien de parenté avec lui... Il avait fallu qu'il brule de désir pour la fille de son frère... En toute ignorance, mais quand même... Peu de femmes avaient laissé un souvenir aussi marquant à l'hybride que la rouquine incendiaire. Sans en être tombé amoureux, il l'avait apprécié et il avait été plus que satisfait avec elle. Heureusement qu'un enfant n'avait pas été conçu... Il s'était littéralement décomposé en comprenant. Ce fut d'une voix blanche qu'il répondit à la jeune femme :

- "Ne t'en fais pas, je ne dirais rien..."

La main de la jeune femme s'était posée sur la sienne qui enserrait encore son bras. Il déssera son étrainte, mais sans tout à fait la lâcher. Il avait une folle envie de sombrer dans l'oubli et dut se faire violence pour ne pas s'emparer d'une herbe qui l'enverrait planer quelques heures.

- "Mais quel salaud hypocrite..."

La rage bouillonna de nouveau, avant d'exploser, quand il lâcha complêtement Kassandra pour frapper le mur près de sa ravissante tête. Son poing laissa une empreinte dans le mur peu solide, mais un craquement de mauvaise augure résonna également alors que les os se plaignaient violemment d'un tel traitement. Il n'avait pas eu l'intention de frapper Kassandra. Pas du tout. La douleur irradia dans sa main, fulgurante, dissipant un peu le brouillard rouge dans lequel il venait de se perdre. Son autre main vint se poser sur le mur, bloquant ainsi la rouquinen mais sans pour autant paraitre menaçant. Non, il était effondré. Il baissa la tête, comme vaincu, offrant à Kassandra une image de lui-même que personne n'avait jamais du voir ici bas. Ses cheveux cachaient totalement son visage alors qu'il reprenait d'une voix sourde, dénuée de timbre :

- "Ce n'est pas une question de confiance Kassandra."

Il releva doucement la tête, son visage à quelques centimètres de celui de Kassandra, son regard à hauteur du sien. Un regard soudain tourmenté... hanté.

- "J'ai peur que la vérité ne te blesse cruellement. Et quoique tu puisses penser de moi, te faire du mal n'est pas dans mes intentions."

Il se mordilla la lèvre inférieure, soudain très jeune. L'ombre du gamin jeté dans les bras cruel d'Eris flotta dans ses yeux froids.

- "Ma mère était une hybride d'une grande beauté... A ce qu'on m'en a dit. Elle est morte en me mettant au monde. Elle est morte, payant ainsi le prix de son amour pour un homme qu'elle n'aurait jamais du rencontrer... Cet homme... C'était Reldas..."

Il fut incapable d'en dire davantage. Kassandra était une grande fille... Elle avait compris que Reldas était le père de Noah et donc son grand père. Et elle allait vite comprendre qu'il était également le père de Gabriel... Faisant ainsi de lui le frère de Noah... et l'oncle de Kassandra. Tous deux batards, ssur deux générations différentes... Rejetés. ils s'étaient pourtant trouvés à un moment donné. Et avaient commis l'un des plus infâmes péchés.

Il s'éloigna de la jeune femme, de quelques pas, ramenant sa main blessée contre lui. Cet aveu l'avait épuisé psychiquement. Mais comment Kassandra allait-elle acceuillir la nouvelle? Il la regardait, presqu'avec honte, mais ils avaient péché par ignorance... Et il ne voulait pas voit le dégout d'afficher sur le joli visage de la jeune femme.