Il lui semblait qu’entre Ses racines, il avait élu domicile. Plus qu’une maison, l’
Harmalaica, Sanctuaire de Chants que pourtant, il n’entendait pas, était devenu un second foyer. Ici plus qu’en tout autre endroit depuis plusieurs ennéades, il sentait son cœur en paix. Lómion souffrait, pourtant, et souvent, alors que ses prières allaient à la fois à
Ir Iarwin et sa sœur cadette, se formaient en ses yeux des perles cristallines qui allaient nourrir la terre ou mouiller son habit. Libéré de l’exigeante rigueur qu’il s’imposait dans les bibliothèques de l’Académie pour noyer sa tristesse dans d’harassants travaux, le Doyen respirait un peu mieux.
Il proposait souvent ses suppliques le genou touchant le sol, s’attirant les regards curieux ou irrités d’adeptes qui priaient leur Mère debout pour leur offrir leur fière dévotion. Il n’y avait, en vérité, pas de fierté dans ses oraisons silencieuses ; peu de peine n’égalaient celle de l’Archimage.
Ses prières l’avaient mené, au gré d’erratiques cheminements mentaux, profondément dans son introspection, là où même les mots ne décrivent plus les sentiments et où les émotions sont les plus vives. Quelques pas, murmurés dans l’humus derrière lui, extirpèrent Lómion de ses pensées. Il su, avant même qu’une douce main n’étreigne son épaule, qui l’en tirait.
Sa voix se glissa près de son cou, souffla dans son oreille un simple mot.
« –
Lucëya… »
Savait-elle ?
Savait-elle que jamais plus, ni elle ni lui ne le verrait ? Savait-elle que jamais plus ils ne pourraient éprouver sa chair de leurs enlacements ?
Quelques pensées qui tirèrent à nouveau des larmes des yeux de Lómion. Des pensées déchirantes qui lui arrachèrent un gémissement meurtri. Il se retourna vers son aimée, ruisselant.
Elle savait.
Ils partagèrent une étreinte silencieuse qui parut éternelle. Ils mirent en commun leur inconsolable chagrin sous les branches de l’immense
Estel. L’absence d’Estiam était une déchirure qui, en une révélation, s’était fait plaie, puis gouffre. Rien ne comblerait jamais l’absence d’un fils.
« –
Melissënya… »
Les yeux d’or d’Uinèn se plongèrent dans ceux, foncés, de l’Archimage. Après tant de siècles, leur amour mutuel était immuable, puissant, celui pour leur fils, intact, douloureux. Le regard de l’Ornedhelle était éloquent ; elle sollicitait de son amant la vérité qu’il possédait.
« –
Il est resté dans le Linoïn… »
La vérité était insupportable, mais il leur fallait la regarder dans les yeux. Les prunelles brunes du Doyen affrontaient le regard désemparé d’Uinèn. À elle qui l’avait porté et fait naître, élevé et vu grandir, il devait porter la cruelle voix de l’annonce de la disparition de leur enfant.
« –
Il a aidé… Il a sauvé les miens en les guidant dans la maudite Aduram… Ils ont… Ils ont vu son Saphir… –
Il marche pour toujours avec Mëlien… » souffla-t-elle.
Les jours qui suivirent…
Le temps s’étirait indéfiniment entre leurs bras, dans l’hiver qui était devenu terne, bien loin de l’allégresse qui étreignait d’ordinaire les deux amants lorsque venait le moment de leurs retrouvailles. Ils avaient depuis longtemps appris à supporter les absences d’Estiam, ils devraient à présent apprivoiser la peine de ne jamais plus lui parler, apaiser les rugissements de leur cœur qui hurlait sa colère, sa tristesse. Ils devraient vivre, dans le deuil.
« –
Lucëya, j’avais un cadeau pour toi. »
Uinèn sortit de derrière son dos un paquet aux reflets soyeux de saphir, qu’elle tendit à son aimé. Lómion le reçût précautionneusement et le déplia, révélant un tissu d’une grande finesse de la couleur de la nuit, parsemé de points argentées.
« –
Elle est magnifique… »
Il enfila la tenue, faîte à sa taille, délicate attention de sa compagne, issue du savoir-faire unique de son clan. De chaque côté, la tunique disposait de larges replis qui constituaient de profondes poches, où l’Ambre jaune du Doyen trouverait sa place.
Ils parcouraient les frondaisons de la jeune Anaëh qui reprenait ses droits aux alentours de la capitale, stigmates de la guerre que menèrent les daedhels en cet endroit.
« –
Estiam a sauvé cette Cité… »
Le nom trancha dans le silence. C’était la première fois que l’un d’eux le prononçait à voix haute. La première fois qu’ils brisaient le tabou qu’imposait leur indicible chagrin.
« –
Et sans doute bien des Souffles… »
La main d’Uinèn serra un peu plus fort la sienne.
Sujet: Jamais plus 
Jeu 18 Juin 2020 - 13:14
