Retour aux Sources et aux Champs [PV]

Katalina aurait pu esquisser un sourire ironique, alors que Johann lui affirmait qu’il ne fallait jamais souhaiter mourir. La Gardienne n’avait jamais eu de pulsions suicidaires, avant ou après son enlèvement, mais elle n’irait jamais nié que durant chacun des viols dont elle avait été victime, elle avait appelé de tous ses vœux Tyra de l’emporter loin de la douleur, de la honte et de l’horreur. Ca avait été une expérience terrible, qui l’avait dévastée et traumatisée, transformant la farouche négociante qu’elle avait pu être en une petite souris ayant peur de sortir hors des murs réconfortants - et, paradoxalement, un brin oppressant - de sa chambre. Et elle savait qu’elle n’hésiterait pas une seule seconde entre mourir et revivre ce cauchemar, même si pour cela elle devait abandonner Aerandir et même son enfant. Peut-être Johann ne pouvait-elle pas comprendre, peut-être dans la même situation réagirait-elle autrement, Katalina n’en avait aucune idée et ne souhaitait pas réellement savoir. Aussi, pour ne pas s’engager dans une pente glissante, elle préféra ne rien dire.

Etait-ce de l’appréhension qui avait fait trembler la voix de la cavalière ? La noble n’en aurait pas mis sa main à couper, mais elle avait tout de même cru déceler une petite pointe de crainte. Etait-ce la magie qui la rebutait ? Cela aurait semblé étrange, après tout elle était au service d’un Roi magicien. Trystan n’avait jamais caché sa maîtrise des arcanes et certains s’en méfiaient pour cela. Peut-être Johann était-elle plus attachée au symbole de la couronne qu’à la personne qui la portait. Elle ne pouvait guère tenir rigueur à la jeune femme de se méfier de la magie, elle-même l’avait considérée d’un œil réprobateur pendant la majeur partie de sa vie. La magie, son histoire et ses utilisations n’avaient pas été au programme de son éducation, son père ayant accès la chose sur la Péninsule et sa politique parfois tortueuse. Pourtant, malgré toute la compréhension qu’elle pouvait accorder à Johann, elle ne put retenir un sourire amusé quand cette dernière lui reprocha de lui avoir caché qu’elle pouvait influencer le comportement de l’eau, avant de demander si elle avait d’autres dons sous la manche.

« Je l’ai caché, réellement ? » demanda-t-elle, sa voix à l’image de son sourire. Elle aurait presque pu répondre qu’elle ne pouvait pas cacher ce qu’elle montrait librement, mais elle imaginait déjà la réponse de Johann, qui ne semblait pas en état de goûter à la plaisanterie. « Disons que j’ai quelques atouts. Des dons utiles, mais que je ne maitrise pas encore. »

Et alors, elle eut une idée. Une idée brillante, bien entendu, et elle marqua un temps d’arrêt, avant de se reprendre. Des dons, elle en avait, et pour une fois, ils pouvaient être utiles. Johann n’allait pas lui confier son passé, c’était désormais limpide. Katalina avait cru lui donner une preuve de bonne foi en lui montrant une partie de son secret, mais c’était l’effet inverse qui s’était produit, et les mystères de la discordance étaient de nouveau bien à l’abri derrière les murailles épaisses qu’avait érigées la cavalière. Aussi, si la confession ne venait pas de la première concernée, elle pouvait venir de son passé…

« Dites moi, on m’a dit que vous cachiez soigneusement une arme, dans un paquetage. » commença-t-elle prudemment. « Ma demande va surement vous paraître étrange, mais pourrai-je la tenir quelques instants ? » Elle doutait que Johann ne change d’épée toutes les semaines, il était plus logique qu’elle garde la même pour s’y habituer, aussi la lame avait peut-être été là quand sa propriétaire avait subi… ce qu’elle avait subi. « Simple curiosité… Et ne vous inquiétez pas, je ne risque pas de vous blesser avec. Même à l’époque où je voyais encore, j’étais bien incapable de savoir par quel bout tenir une épée. »

Quoi qu’ait vécu Johann, ça avait été assez « exceptionnel » pour créer une discordance dans la Voix des Morts. Aussi, même si elle n’en était pas certaine, Katalina pensait qu’elle pourrait avoir une vision du problème… Il fallait juste qu’elle touche l’arme. Mais ce n’était pas quelque chose qu’un militaire prêtait avec aisance.

Katalina ne put retenir le froncement de sourcil appuyé qui lui vint alors que Johann lui reprochait d’avoir usé d’un talent qu’elle ne maitrisait pas, l’exhortant - lui ordonnant ? - de trouver quelqu’un pour lui fournir les connaissances qui lui manquaient. Pour qui se prenait-elle ? Elle avait beau être Commandant dans l’Armée du Roi, elle n’en restait pas moins une roturière, qui n’avait rien à lui dire sur ce qu’elle avait à faire. Sans même pousser un soupir désapprobateur - un exploit, d’une certaine façon - elle parvint à garder son calme, mettant de côté l’incident mais se promettant de ne pas être si indulgente la prochaine fois. S’il n’y avait pas eu la discordance, elle se serait sans doute relevée et aurait rejoint Aerandir, mais l’énigme qu’était Johann la maintenait en place. D’un autre côté, sans tout cela, elle ne se serait même pas attardée dans cette ferme perdue à la lisière de l’Odelian, aussi de telles réflexions étaient inutiles. Aussi, plutôt que de ruminer son indignation - elle avait l’impression que de plus en plus de personne se permettaient de plus en plus de choses, si bien qu’elle n’aurait presque pas été surprise de voir Théodore se rebeller - elle tenta de trouver une nouvelle façon d’arracher ses secrets à Johann. La cavalière cachait ses secrets, et les cachait bien. Katalina doutait de parvenir à la persuader de les lui confier. Mais pour chaque fortification, il y avait des failles à exploiter, elle le savait même sans rien y connaître de l’art militaire.

Celles de Johann se résumaient à son ignorance, comprit-elle soudainement. Elle ne savait pas ce qu’était Katalina, et n’avait aucune idée de ce qu’elle pouvait faire. Jamais elle n’irait penser que le domaine de prédilection de son invitée restait le passé… et qu’elle avait tout un tas de moyen d’en démêler les mystères.

Depuis qu’elle était devenue Gardienne, elle avait eu plusieurs à plusieurs occasions des visions liées à des objets. Elle ne les avait jamais contrôlées, mais ne les avait jamais souhaitées non plus. Or, face à la résistance de la cavalière, voir était peut-être sa seule chance de comprendre. Jusqu’à maintenant, Katalina n’avait jamais échoué dans ce qu’elle entreprenait. Bien des choses qu’elle n’avait pas véritablement - ou pas consciemment - souhaitées s’étaient produites, mais cela n’empêchait pas que ses désirs avaient été exhaussés. Aussi, elle ne doutait pas qu’en touchant la lame de l’épée de Johann, elle parviendrait à jeter un regard sur son passé. Le tout était, bien entendu, de pouvoir la toucher, et pour cela elle avait besoin de l’autorisation de la propriétaire. La réponse ne se fit pas attendre, et bien que chargée de surprise, Katalina la prit comme une acceptation.

« Curieuse ? Vous savez, c'est une épée comme les autres. Une bonne arme, bien équilibrée et qui en temps normal aurait été reforgée, mais vu la période de reconstruction, l'équipement militaire n'était que secondaire. Mais ca ne change rien à son efficacité.
- Je veux bien vous croire. » répondit-elle simplement. Elle n’avait aucune idée de la façon dont on pouvait mesurer « l’efficacité » d’une arme… Avec son tranchant, surement. En évaluant la facilité avec laquelle elle déchirait la peau et la chair. Ce n’était pas réellement cela qui intéressait la noble, mais cela Johann ne pouvait pas le savoir. « Il serait étonnant de vous voir vous encombrer d’une épée inutile. »

Le bruit d’une étoffe qu’on froisse acheva de la convaincre : la cavalière allait lui permettre de toucher son trésor, la chose qui, sans doute, l’avait maintenue en vie. D’une certaine façon, Katalina était privilégiée, mais elle ne se permit pas d’afficher sa satisfaction. Commença alors une longue et détaillée description de l’âme, parfaitement inutile mais une nouvelle fois, la Gardienne garda le silence. A quoi bon lui expliquer qu’elle ne désirait que toucher le métal, non savoir sa forme et ses aspérités diverses et variées ? Cela aurait juste l’effet inverse, la militaire se vexerait et adieu la clé de l’énigme. Une nouvelle fois, Katalina se maudit de ne pouvoir trouver la solution par elle-même, tout aurait alors été plus simple. Pourtant, il était amusant de voir de quelle façon Johann traitait avec son invitée aveugle. Elle ne la prenait pas pour une idiote, mais elle se lançait à la moindre occasion dans un long monologue n’ayant comme unique but que de donner à la noble une toile à peu près fidèle de l’environnement qui l’entourait. Clair, concis… A l’image d’un rapport militaire, sans doute. Pour conclure son petit exposé, elle lui prit la main et la posa sur la lame, lui apprenant qu’elle ne la laisserait pas s’en saisir. Un sourire ironique fleurit sur les lèvres de la noble, qui se retint de lui avouer qu’elle n’en avait strictement rien à faire. Seul toucher importait.

Surprise, Katalina cligna des yeux, alors qu’elle peinait à distinguer les éléments qui l’entouraient. Comme à chaque fois, elle ressentit un léger pincement au cœur, alors qu’elle recouvrait la vue le temps d’une vision dont elle ignorait encore tout. Pour ce qu’elle en savait, elle était dans une cave, ou… des égouts. Un étrange tintement la tira de son examen des lieux, la forçant à revenir à des questionnements plus terre à terre. Si elle « voyait » cette scène, c’était qu’elle était importante… Restait à comprendre pourquoi. Elle aperçut ainsi trois hommes qui étaient jusqu’alors restés cachés dans l’obscurité. Aux tintements - venant d’une chaîne, finit-elle par deviner, ce qui lui fit comprendre que l’exemple choisi par Johann ne l’avait pas été par hasard - se rajoutèrent bien vite des gémissements lugubres et menaçants. Déglutissant légèrement, la Gardienne jeta un coup d’œil au visage des soldats, tout aussi inquiets qu’elle. Elle en oubliait presque qu’il ne s’agissait que d’une vision, tant les détails semblaient réels. Aussi faillit-elle lâcher un petit cri de surprise quand l’un des braves tomba et fut traîner par… quelque chose. Elle n’avait jamais rien vu de tel, même l’attaque de Nhilantar sur son escorte n’était pas comparable. Tout c’était passé si vite, les hommes du drow avaient pu jouir de l’aide d’une brume surnaturelle, et elle-même avait rapidement été aveuglée par le cadavre de son capitaine l’appuyant contre l’encolure de son cheval. Des souvenirs horribles, certes, mais qui n’avait rien à voir avec cette jambe crument lacérée par elle ne savait quoi.

Et ce n’était pas fini.

Sous ses yeux agrandis par la terreur, elle vit un crochet déchirer les vêtements. Portait-il une quelconque armure ? Katalina n’en avait aucune idée, mais si c’était le cas, la protection ne fut pas du tout efficace. Et bien vite, le sang coula. Livide, la Gardienne assista à une scène à laquelle elle ne s’était pas attendue, surtout que Johann y était absente. Incapable de deviner ce que cela signifiait - la discordance venait-elle de l’épée, était-ce seulement possible ? - elle ne pouvait que regarder, impuissante, une main portée sur sa bouche. Des larmes inondaient ses joues, sans qu’elle ne s’en rende compte, mais le pire était sans doute la vision, fugace et imprécise mais chargée d’horreur, de l’agresseur de ce pauvre homme. Une… abomination. Tout devint flou. Tout devint noir. Et si les ténèbres finirent par se retirer, la netteté ne s’invita plus dans la fête, laissant à Katalina la lourde tâche de discerner les acteurs. Elle crut reconnaître Johann, penché sur le blessé. Et elle put entendre, prononcée avec ce qui ressemblait à de l’adoration, les derniers mots du défunt.

« Un ange… Merci. »

De retour à la réalité, Katalina cligna des yeux. Elle avait du rester parfaitement immobile pendant quelques secondes, elle n’était pas trop sûre, mais si elle avait l’impression d’être « partie » pendant plusieurs minutes, elle savait qu’il n’en était rien. Elle était livide, et nauséeuse. En temps normal, ce n’était déjà guère agréable, mais être enceinte n’arrangeait rien, et elle comprit rapidement qu’elle ne parviendrait pas à se contrôler, cette fois là. Pas avec la vision du crochet déchirant le ventre du malheureux se jouant encore et encore devant ses yeux redevenus aveugles. Lâchant l’épée - en manquant de se blesser dans sa précipitation - elle se pencha sur le côté et rendit le peu qu’elle avait mangé le midi.

« Ce… Ce n’est rien… » bégaya-t-elle quand elle le put, le souffle court. « Je suis… enceinte, ça m’arrive parfois. »

Les meilleurs mensonges sont ceux teintés de vérité, celui-là lui était venu naturellement. Mais désormais, elle comprenait. Elle avait toutes les clés, et la discordance raisonnait à ses oreilles, comme un glas funèbre.

Avoir vu un monstre… Rarement surement Johann avait pu toucher autant la vérité d’une phrase aussi anodine. Car c’était exactement ce qu’avait vu Katalina, un monstre de chairs empilées, qui n’avait qu’horreur et terreur à offrir au monde. Une créature crée de toute pièce, pour ce qu’en savait la Gardienne, qui ne pouvait ne serait-ce qu’imaginer que les Dieux aient pu créer de telles… choses. Elle ne savait même pas quel nom lui donner, aucun ne lui rendrait justice. Mais le pire restait encore l’image de ce crochet qui, faisant fi de tous les obstacles se dressant avec plus ou moins d’ardeur sur sa route, s’était frayé un chemin jusqu’au ventre d’un malheureux. Elle fit ce qu’elle pouvait pour la chasser, sachant très bien que si elle continuait à se la remémorer encore et encore, elle finirait par fondre en larme. Tout avait été trop rapide, elle n’avait pas pu s’y préparer, et elle payait désormais le prix de sa curiosité. Elle s’y reprendrait à deux fois, désormais, avant d’utiliser volontairement ses visions. Seul point positif de l’expérience - aussi désagréable fut-elle -, la discordance n’avait plus rien de mystérieux aux oreilles de Katalina, qui saisissait désormais l’entièreté du problème. La créature ne le représentait pas totalement, mais elle était néanmoins à une source non négligeable. Soldat de métier, Johann avait déjà été confrontée à bien des situations dans lesquelles la Gardienne aurait craqué en moins de deux. La guerre était une source d’horreurs intarissables, peu importe l’ennemi en face. Mais rien n’aurait pu la préparer à passer plusieurs dizaines de jours dans des égouts, à lutter pour sa vie et celles de ses hommes, contre quelque chose qu’elle ne connaissait pas.

« Ce n’est pas tant l’arme que l’histoire qu’elle cache qui m’impressionne. » expliqua-t-elle à un commandant qui devait se demander pourquoi son invitée avait été autant choquée. « Tout ira bien. » Elle devait avouer que le massage était le bienvenu. Il détendait une Katalina encore choquée par ce qu’elle venait de voir. Johann avait été inspirée en le commençant. « Merci. » ajouta-t-elle quand elle arrêta et commença à ranger ses affaires.

Le Maître de la Rose Noire ne s’était pas encore remise du siège de Diantra. Son corps en gardait quelques séquelles, mais c’était surtout son âme qui avait souffert. Confrontée à une image de la mort qui n’avait rien de naturel, obligée de se terre dans son domaine à cause des rebelles à la recherche des poches de résistances. Une expérience traumatisante, peu importe les épaules, et celle de Johann s’était affaissée sans pouvoir encore se relever. Etait-ce une raison suffisante pour provoquer une discordance ? Katalina en doutait, sinon le phénomène n’aurait rien d’extraordinaire. Non, il devait y avoir autre chose… Tout était lié à la créature, de cela elle était certaine. A son contact, comprit-elle subitement. Au contact avec une mort qui n’en était pas une, à une aberration pour l’œuvre de Tyra, rendue possible malgré la Déesse elle-même grâce à la magie dont ils étaient l’origine, elle et les Cinq.

« Si cela ne vous dérange pas, je préfère attendre quelques minutes avant de bouger. »

Une preuve de faiblesse, mais après la malheureuse démonstration de son estomac retourné, elle n’était plus à ça près. Elle ne savait plus vraiment quoi faire, elle avait résolu le mystère de la discordance, mais elle ne pouvait plus faire comme si elle s’en moquait. La curiosité avait disparu, mais à la place, elle ressentait le besoin d’apaiser Johann. Sans savoir comment faire, bien entendu, ça n’aurait pas été drôle sinon.

« Dites moi, Commandant, que comptez vous faire ? » finit-elle par demander. « Je ne vous imagine pas rester ici jusqu’à la fin de votre vie. »

Johann semblait ce qu’elle voulait… Mais Katalina se demandait s’il s’agissait d’une façade, ou si elle s’accrochait à ses projets en tentant d’oublier ce qu’elle avait vécu. D’une certaine façon, elle la comprenait. Elle-même n’avait pas voulu faire face à ses démons une fois revenue du Puy, préférant lutter pour mener une vie normale malgré ses traumatismes, au risque de s’épuiser mentalement et physiquement. Elle avait perdu l’appétit, le sommeil et le sourire et s’était terrée dans sa chambre, en tentant de se convaincre que ce qui s’était produit là bas n’était pas important. Fermant les yeux pour se calmer et mettre de l’ordre dans ses idées, elle continua d’écouter la discordance de la cavalière, espérant sans doute y trouver la solution miracle. Sans grand espoir, cependant. La tirant de ses rêveries, la jeune femme lui demanda si elle avait terminé. Question épineuse, et Katalina ne savait pas exactement comment répondre. Elle avait eu les réponses à ses questions, d’une certaine façon elle n’avait plus besoin de s’attarder. Mais comment faire comme si de rien était, désormais ?

« Vous ne trouverez pas sa Majesté à Diantra. Il est actuellement à Odelian, ou bien y arrivera-t-il bientôt, afin d’assister au mariage du Comte et d’une jeune vicomtesse d’Etherna. » expliqua-t-elle, ne répondant pas sciemment à la question posée. « Il se trouve que je m’y rends moi-même. »

Si vraiment Johann voulait rencontrer Trystan, alors Katalina pouvait l’y aider. Malheureusement, elle n’était pas certaine que ce soit la chose à faire. Le Maître déchu de la Rose Noire pouvait-elle retrouver le glaive du commandement ? Etait-elle prête ? Au vu de ce qu’elle entendait, la Gardienne en doutait sincèrement. Mais comment le lui dire sans qu’elle ne comprenne que son invitée en savait plus long qu’elle aurait du ? Etait-ce seulement réellement important de le cacher ? Tant de questions et aucune réponse, seulement des doutes. Katalina ne savait pas quoi faire. Elle avait le pouvoir d’agir, elle en était intimement persuadée. Après tout, Tyra restait la Déesse des Âmes, celles qu’elle accueillait en son Royaume. Elle savait que les prêtres apaisaient les mourants pour rendre leurs dernières heures sur Miradelphia moins pénible… Pourquoi ne pourrait-elle pas le faire avec son hôte ? Après tout, d’une certaine façon, elle mourait à petit feu.

Haussant un sourcil, Katalina sembla hésiter quelques secondes. Ce n’était pas tant la signification du message qui la troublait - elle commençait à s’habituer à ce genre de déclaration - mais ce qu’elle impliquait. Néanmoins, au moins savait-elle comment procéder, désormais. Comme si les mots de Tyra recelaient plus de merveilles que ce qu’ils sous-entendaient de premier abord. La Gardienne la soupçonnait d’utiliser leur lien de manière plus profonde que la simple télépathie.

« Je peux vous aider, Johann. » affirma-t-elle en se levant. Tournant son regard aveugle vers la cavalière, elle afficha toute sa résolution. « Parce que nous savons toutes les deux qu’aller à la rencontre du Roi maintenant ne changera rien au véritable problème. »

Elle ne devait pas braquer Johann, qui avait déjà démontré sa capacité à se renfermer sur elle-même avec la grâce d’une huître privée de la caresse salée. Le souci restait donc de savoir comment amener la chose… Et la noble avait, sur la question, sa petite idée. Seule souci, pour gagner la confiance de la cavalière, elle allait devoir y mettre du sien. Sauf que c’était ridicule, pourquoi donc ferait-elle ceci ? Allait-elle, sous prétexte de les comprendre, aider toutes les femmes en détresse ? Elle n’était qu’une humaine, elle ne pouvait pas supporter les fardeaux de tous. Mais peut-être pouvait-elle essayer, avec Johann. Après tout, ce serait une bonne occasion d’apprendre.

« Il sera difficile de vous aider si vous ne le désirez pas, cependant. Et vous n’êtes pas du genre à faire confiance à la première venue, n’est-ce pas ? »

Katalina pencha légèrement la tête, surprise par le discours de Johann. Par les Cinq et leurs Héros, mais qui était donc cette Commandant ? A se demande pourquoi elle était née femme, elle parlait comme le premier bras cassé venu. Une honte, pour la gente féminine, mais c’était bien normal, après tout… La cavalière venait de la paysannerie, il n’était guère étonnant qu’il soit ardu d’être pleinement femme dans un tel milieu. Dès qu’elle avait émigré pour l’armée, la chose était faite, et la jeune femme qu’elle aurait pu être était définitivement morte, étranglée sans remord par la brute qu’elle revendiquait être devenue. L’entendre parler de robe avait quelque chose de cocasse, on aurait cru qu’elle discutait sur l’utilisation ou non d’un chevalet, de son propre aveu. Définitivement, elle ne manquait pas d’une certaine franchise… rafraichissante. Parfois déstabilisante, mais nul n’était parfait.

« Levez la main sur le moindre garde quand vous serez sous ma protection, Johann, et je jure de vous faire regretter le jour de votre naissance. » argua-t-elle avec un sourire et un ton résolument malicieux. « Quant à la robe, si effectivement vous m’accompagnez, vous n’y couperez pas, en effet. »

Katalina avait une réputation à tenir, elle ne se permettrait pas de présenter une protégée armée et harnachée comme un soldat. Elle en mourrait de honte, même si elle ne pourrait pas voir le résultat. Rien que l’idée la faisait frissonner. Obliger Johann à mettre une robe serait une expérience intéressante… Digne des épopées des grands auteurs. Mais il y avait malheureusement plus important à régler que cette bête question d’accoutrement. Qu’elle porte cuissarde ou jupe ne changerait pas la jeune femme et ne résoudrait pas son traumatisme. Katalina commença alors à sous-entendre qu’elle en savait plus qu’elle n’en savait, arguant que parler à Trystan ne résoudrait pas le « vrai problème ». Une subtile déclaration qui sembla passer par-dessus la militaire... Qui affirma de façon presque touchante qu’elle ne quittait jamais son épée. Une façon diplomatique de faire comprendre qu’elle ne faisait jamais réellement confiance, comprit la Gardienne avec un temps de retard - du au décalage des propos des deux interlocuteurs -. Johann lui demanda comment elle comptait l’aider. Elle semblait restée sur le problème que représentait Trystan, ce qui n’aidait pas, mais ne lui laissa pas le temps de répondre.

« Et votre manière de vous tourner vers moi est perturbante… » lâcha-t-elle, sifflante. Une accusation qui, une nouvelle fois, surprit Katalina. Johann pouvait faire montre de trésors dès qu’il s’agissait de déstabiliser son auditorat, apparemment.
« Et vers qui voudriez vous que je me tourne… ? » demanda-t-elle, sa surprise audible, sans aller cependant au bout de son idée.

Elle fronça plutôt les sourcils, se rendant compte que la discussion lui échappait une nouvelle fois. Son interlocutrice était si imprévisible qu’il était difficile de l’amener dans la direction désirée. Comprenant que le sous-entendre ne suffirait pas, la Gardienne décida de gagner du temps.

« Dites moi, Johann, combien de fois vous êtes vous retrouvée contre cette chose ? » La question était abrupte, mais Katalina ne voyait plus d’autres façons d’amener la chose. Croisant ses bras dans ses manches, elle ne laissa pas le temps à sa victime de répondre. « Vous avez déjà du comprendre que je n’étais pas une aveugle comme les autres. Je sais ce qui vous est arrivé à Diantra. Les égouts, la pression exercée par les troupes rebelles. Et ça. Et je sais aussi à quel point cela vous a ravagé. Votre épée a parlé pour vous. »

Johann mettait un point d’honneur à se montrer toujours franche ? Elle allait sans doute apprécier, alors, la façon de faire de son invitée… Incroyablement franche. Peut-être trop. Comment réagirait la cavalière ? Deviendrait-elle violente ? C’était possible, après tout, Katalina n’avait aucune idée de la façon dont elle gérait sa « crise ». Peut-être reniait-elle l’existence de ce qu’elle avait vécu, dans ce cas là une réaction brutale était à parier. Quel meilleur moyen de faire taire quelqu’un que de lui en coller une assez fort pour qu’il tombe inconscient. Aussi la Gardienne se tenait-elle prête, et attentive. Qu’on se précipite un peu trop rapidement vers elle, et elle ne répondait plus de rien.

« Je le répète, je peux vous aider. Mais pour cela, vous devez me faire confiance. »

Ca aurait pu être pire. Johann aurait pu se ruer sur elle avec la ferme intention de la tuer - et là, Katalina ne répondait plus de rien -, fondre en larme, partir en courant, rester stoïque puis faire comme si elle n’avait rien entendu… Les possibilités étaient infinies, au vu de la complexité humaine et des trésors d’imagination dont pouvait faire preuve les femmes. Ca aurait pu être mieux, bien entendu, mais la Gardienne n’avait jamais espéré que les épaules de la cavalière s’affaissent, que sa tête opine vaguement et qu’elle accepte son aide, comme ça, sans rechigner. Non, Katalina était assez bien placée pour savoir que les personnes qui avaient réellement besoin de soutien n’en voulait, la plupart du temps, pas. Elle-même avait été un brin forcée par Aerandir, sans cela elle serait sans doute restée à Serramire, et aurait été aux premières loges pour admirer les entrelacs politiques et économiques - sinon la voix des armes qui retentit avec force - depuis le Palais Ducal. Serait-elle devenue l’épouse de Merwyn ? Aurait-elle était associée à sa disgrâce ? Quand elle y pensait, elle devait plus au Gardien d’Arcam qu’elle ne pourrait jamais l’imaginer.

Restait désormais à choisir la façon de répondre, et Katalina comprenait bien qu’elle n’avait pas le droit à l’erreur. Johann ne s’était pas braquée, mais il s’en était fallut de peu. Elle avait refusé l’aide mais pas le dialogue, ce qui était un signe en soit. La Gardienne n’avait rien dit, gardant pour elle qu’elle savait déjà tout ce qu’on lui disait. Il y avait peu de chance que la militaire apprécie d’être aussi transparente, même pour une magicienne. Et comme la dite magicienne - qui n’en était pas réellement une, mais elle n’était plus à un mensonge près - n'avait aucune envie de lui expliquer d’où elle tirait ses connaissances, mieux valait ne rien dire. Silencieuse, elle était restée attentive, tentant de dépasser le carcan des paroles pour s’intéresser à ce qu’elle cachait. Son hôte craignait le regard d’autrui, désormais, la prenant de vitesse pour la détromper et l’assurer qu’elle n’était pas folle. Après sa vision, Katalina aurait bien pu jurer que si, elle l’était un peu. Comment rester saine d’esprit après avoir vu ça ? Mais c’était une folie qu’elle pouvait comprendre, ayant traversé similaires épreuves après la mise à mort de son escorte.

« J’ai été enlevée, violée et exploitée par un drow. » répliqua-t-elle avec douceur… Une douceur qui risquait d’exaspérer Johann, mais Katalina n’y pouvait rien, elle employait ce ton dès qu’elle évoquait les événements liés à Nihlantar. « Qui aurait cru, alors, que l’aide inespérée viendrait d’un homme ? »

Improbable, paradoxal, et pourtant bien réel. Par cet aveu, la noble espérait bien fissurer cette carapace qui, une fois déjà, avait fait montre de faiblesse… Justement quand elle avait conté un peu de son histoire pour obtenir la sienne. Un échange auquel la Gardienne n’était pas habitué, mais qui semblait plus efficace que tous les moyens détournés qu’elle aurait pu imaginer. Quand il s’agissait de tromper, de duper, elle savait comment procéder, mais pour aider, les procédés n’étaient pas les mêmes. Ils étaient plus… humains.

« Vous avez raison, je ne peux pas résoudre vos problèmes. Il ne m’appartient de vous rendre rang et honneur, pas plus qu’il ne m’est possible de bannir l’obscurantisme de certains de vos supérieurs. » ajouta-t-elle. « Mais je peux repousser, un temps au moins, cette angoisse qui vous ronge de l’intérieur et faire en sorte que son retour soit progressif, afin que vous puissiez plus facilement lutter contre. »

Des moyens peu conventionnels, mais nécessaires. Même Aerandir, qui pourtant était un manipulateur de génie - il fallait bien voir les choses en face - avait dû utiliser ses dons pour forcer Katalina à se calmer. Dans le cas présent, l’aide de la Gardienne ne serait pas aussi providentielle, et pour cause, elle n’avait pas su le ressenti une influence comparable à celle d’Arcam, loin de là. Là où le Dieu Prisonnier pouvait jouer, Tyra elle ne pouvait qu’apaiser ou terrifier, selon les cas. Il se trouvait qu’heureusement, l’apaisement était tout ce dont Johann avait besoin.

« Je dois cependant vous prévenir, toute l’aide que je pourrai vous apporter peut rapidement se retourner contre vous si vous vous en contentez. Ne la voyez jamais comme une solution de facilité mais comme un dernier recours. » expliqua-t-elle, partant du principe que Johann ne refuserait pas. « Il s’agit d’un moyen, non d’une fin. »

Néera ait pitié d’elle… Non, Tyra, même, et Elle seule savait à quel point sa Gardienne avait du mal à invoquer son nom pour exprimer sa solitude. Tant d’entêtement était tout simplement impossible. Les différents traumatismes, aussi forts soient-ils, n’expliquaient pas tout. N’excusait pas tout. Elle n’avait pas pu être si fermée, une fois de retour du Puy. Si ? Fermant les yeux, elle dissimula toute l’irritation qui pouvait naître de cette situation. Même se confier n’avait rien donné, elle avait juste eu le droit à un haussement d’épaule - en tout cas, c’était un juste qu’elle n’aurait pas été surprise de voir - et d’un vague « Vous avez eu de la chance, ne vous plaigniez pas. »… Si elle l’avait pu, Katalina l’aurait giflé. Un geste qui, sans doute, aurait été stupide, mais qui aurait eu le mérite de la détendre. Il était évident que Johann n’était pas prête pour reprendre ses fonctions. Rien que sa petite démonstration avec l’escorte le prouvait. Se faire rabrouer de la sorte ne plaisait absolument pas à la noble. Elle n’y était pas habituée, et l’expérimenter n’était absolument pas agréable. Pourtant, elle restait droite et fière, presque impassible.

Dire qu’une cavalière, aussi commandant soit-elle, se permettait de lui dire quand une conversation était terminée ou non. La politesse et l’humilité étaient des vertus qui semblaient avoir déserté l’armée. Pourtant, il y avait quelque chose de révélateur, dans son discours. Elle était persuadée que son invitée voulait lui vendre une quelconque drogue… Encore une fois, Katalina avait répugné à parler ouvertement de ses dons. Il en allait toujours ainsi. Ce n’était pas qu’elle ne les acceptait pas, elle avait assez travaillé pour commencer à les maitriser désormais, et elle s’était habituée à l’idée d’en posséder. Mais il restait encore une étape à franchir avant d’en parler librement. C’était une sorte nouvelle de pudeur. Johann n’était pas la seule à devoir surmonter quelque chose, mais cela, elle ne pouvait pas le savoir, et la Gardienne ne se voyait pas lui dire. De toute façon, elle venait de voir toute l’efficacité de l’honnêteté. C’était triste à dire, mais il était désormais évident que Johann ne se laisserait pas aider. Il allait falloir lui forcer un peu la main.

« Et pas un mot à mes proches, ils ne savent rien, et ne doivent rien savoir, prévint la cavalière - comme si c’était réellement nécessaire, après tout Katalina avait déjà promis son silence et celui de sa troupe -. Pour leur bien. D'ailleurs vu la lumière, ils doivent vous attendre pour le repas, votre capitaine doit être fou d'inquiétude.
- Votre manie de m'ériger en ennemie est lassante… Vexante, même. »

Parfois, la noble elle-même se demandait comment elle faisait pour rester aussi calme. Il n’était pas question qu’elle fasse montre de faiblesse face à un tel personnage, elle resterait imperturbable. Johann voulait couper court à la discussion ? Elle avait arrêtée le carrosse de la mauvaise noble.

« Je pensais que vous comprendriez, grâce à ma petite démonstration aquatique et aux secrets que j’ai pu arracher à votre épée. Ce n’est pas faute de l’avoir confirmé par la suite. Je ne suis pas une aveugle comme les autres. Mon aide n’a rien de palpable, elle ne s’ingurgite pas, et s’inhale encore moins. » Décroisant les bras, elle haussa les épaules. Elle avait l’impression d’être face à un casse-tête bien trop compliqué pour elle. « Je n’insisterai pas plus, cependant, il est audible que vous ne cherchez plus à m’écouter. »

L’apaisement par l’eau… Théoriquement, Johann n’avait pas pu se sécher intégralement. Il restait forcément un peu d’eau, dans ses cheveux par exemple. Pour ce qu’elle en savait, cela atténuerait de beaucoup l’efficacité du sort, mais permettrait de démontrer à la cavalière têtue que son aide était tout sauf négligeable. Malheureusement, il était presque certain qu’agir ainsi ne ferait que se renfermer encore plus la jeune femme… Un problème qui ne semblait avoir aucune solution. C’était à s’en rendre folle. Et, en réalité, Katalina ne voyait plus qu’une solution : s’arranger pour la garder auprès d’elle après le mariage du Comte d’Odelian.

« Je vous suis. » déclara-t-elle sobrement.

Trystan l’y aiderait. Elle ne savait pas encore comment, mais c’était une certitude.

Katalina maugréait en silence. La voilà qui s’éloignait du cours d’eau qui, quelques minutes plus tôt, l’angoissait plus qu’autre chose. Elle aurait du être ravie, mais elle savait que c’était surtout une occasion manquée de prouver sa bonne foi à Johann… et l’efficacité de l’aide qu’elle pouvait lui apporter par la même occasion. Au moins la cavalière gardait-elle la tête assez solidement sur les épaules pour accepter de la suivre jusqu’à Odelian, où elle pourrait voir Trystan et - peut-être - retrouver rangs et honneurs. Restait à voir si la Gardienne voulait vraiment aider quelqu’un d’aussi bornée et si elle pourrait entamer le processus avant que sa « patiente » n’ait plus besoin d’elle et s’égare dans la nature. Une idée qui n’était pas du tout pour lui plaire… Surtout quand elle entendait la discordance clamer tout haut ce que Johann ne voulait pas admettre tout bas : elle n’était pas encore remise. Heureusement, le chemin jusqu’à la capitale du Gras Bélier était bien assez long pour que les occasions ne manquent pas de convaincre la militaire. Elles finirent par rejoindre la ferme, en silence cette fois-ci, et elle accueillit avec soulagement la Voix des Morts de Kaeric. Au moins lui ne lui donnerait pas l’impression de parler à un mur. Quittant sans regret Johann - de toute façon, il n’y avait plus rien à ajouter - elle rejoignit ses hommes qui étaient désormais bien installés et de meilleures humeurs que quand elle les avait laissés.

Le repas se fit simplement, ce qui n’était pas forcément pour déplaire à Katalina. Etre noble ne voulait pas forcément dire qu’elle était incapable de se détendre, et la bonne humeur de la famille Reinhart était communicative, surtout qu’elle était - très - largement minoritaire. Elle fut pourtant la première à se lever. Vaincue par la fatigue, elle s’excusa auprès de ses hôtes, se levant pour prendre congé. Ce n’était pas ce soir qu’elle parviendrait à convaincre Johann, et elle n’avait qu’une envie : s’allonger et s’endormir comme une masse. Dormir était bien la seule chose qui ne lui demandait aucune réflexion. Dès qu’elle ouvrait l’œil, elle avait une masse impressionnante de chose à gérer, et la cavalière royale n’était que le dernier casse tête qu’elle s’était trouvée.