Halte | Aalya

    Avec application, Zelvajra appliqua l’onguent sur la brûlure douloureuse. La sensation fut immédiate, la fraicheur tant attendue apaisa la douleur et il poussa un soupir de soulagement Deux semaines qu’il avait renié le Chaos pour un but plus beau, plus noble. Pour redonner vie au souvenir de Sylea aux côtés d’Aalya, et pour réapprendre à cette dernière à vivre. Un apprentissage qu’ils partageraient, car Abyssea était bien différente du Royaume des Hommes. Face aux montagnes qui marquaient le commencement des terres d’Erac, il n’était plus le Tyran, et pas plus le Bourreau, il n’était qu’un vagabond, un errant, un rebus d’une société qui n’était pas la sienne. Une société qu’il avait voulu sacrifié sur l’autel de Chaos, une pléiade d’âmes qu’il s’était vu moissonné en Son nom. Tout cela était si irréel, c’était comme si les dix dernières années de sa vie n’avaient jamais eu lieu.
    Presque comme si, songea-t-il avec humeur alors que, luttant contre les effets apaisants de l’onguent, la douleur repartait. Il ne pouvait l’expliquer. Alors qu’elle avait cessé d’être douloureuse depuis longtemps, sa cicatrice le lançait désormais quotidiennement. Il avait tenté de percer ce mystère, sans rien en dire à Aalya. La pauvre avait d’autres soucis en tête pour qu’il ne rajoute en plus les siens. Elle avait accepté de le suivre, quand il avait émis le souhait de retourner à Meca. Retourner là où tout avait commencé, là où Arashkam était venu le chercher. Pas pour y vivre, Aalya méritait mieux qu’un cabanon surement effondré depuis longtemps, mais il voyait ce trajet comme un pèlerinage.
    Avec humeur, il se débarrassa des restes de son onguent, désormais inefficace. Il en venait à douter de la réalité de sa douleur. Etait-il possible qu’elle ne soit que le résultat de son esprit malade ? Il l’avait d’abord imputée à Chaos lui-même. Après tout, la marque était l’éternelle preuve de l’adoubement d’un Chevalier à Abyssea. D’origine magique, elle donnait à son porteur les pouvoirs nécessaires pour effectuer sa tâche, du moins Zelvajra l’avait toujours vue ainsi. Ayant renié l’Unique et étant redevenu un hybride « banal » - quoi que banal et hybride ne se mariaient gère - la Marque pouvait très bien servir de punition. Une promesse de souffrance et de douleur pour celui qui oserait trahir son serment. Une perspective peu réjouissante, mais si tel était le cas, Aalya lui en aurait surement parlé. Entre masochisme inconscient et courroux divin, Zelvajra ne savait que souhaiter.
    Comme chaque matin depuis leur départ d’Oësgard, il prit le temps de contempler le « massacre ». Elle était hideuse, il fallait bien le reconnaître. Il regrettait déjà le temps où il pouvait travestir la réalité et la cacher sous quelques illusions. La marque lui dévorait pratiquement toute la joue gauche, et sa paupière avait été en partie consumée, laissant son œil étrangement découvert. Même son oreille n’avait pas été épargnée, et on voyait clairement la forme d’un doigt la percer. Au fond, son apparence physique ne l’intéressait pas. Avec cynisme, il se répétait que son visage avait été dévoré à l’image de son âme : partiellement. Cependant, tout indifférent qu’il put être, cela ne l’empêchait pas de le dissimuler aux yeux de tous, et surtout ceux d’Aalya. Ses cheveux servaient de barrage naturel, et il lui arrivait de la couvrir de tissu quand l’occasion s’y prêtait. Bien souvent, il s’attirait un regard incompréhensif de l’elfe qui l’accompagnait. Regard qu’il ignorait sciemment. Il avait beau avoir remarqué qu’elle ne la voyait même pas, Sylea elle l’avait toujours détestée. Chassant de ses pensées l’image de sa muse, tout en sachant l’entreprise vain à cause de la proximité de sa protégée, il se leva et jeta un coup d’œil au ciel.
    « Il sera bientôt midi, annonça-t-il en se tournant vers l’ancienne Voix. Inutile de se mettre en route avant d’avoir mangé quelque chose. »
    Ils lézardaient honteusement. Peut-être parce qu’ils n’avaient rien à gagner à se presser. Ils étaient levés depuis deux heures à peine, et ni l’un ni l’autre n’avait rien fait pour précipiter le départ, si bien qu’il faudrait attendre le début de l’après-midi. Se frottant les mains afin de les sécher, l’imposant hybride jaugea à l’œil ce qu’il pouvait leur rester de provisions. Assez pour un repas, mais ne valait-il pas mieux les économiser ? Ils n’avaient aucun or pour les remplacer, et il serait plus difficile de chasser une fois entrés dans les montagnes.
    « As-tu faim ? » demanda-t-il doucement, alors qu’il réduisait la distance qui les séparait. Il avait bien remarqué que, contrairement à lui, Elya n’avait pas forcément besoin de deux repas par jour. Elle ne mangeait pas de viande, et une baie semblait la contenter pour une journée, en exagérant légèrement le trait.

    « Elle te fait mal. » Cette simple phrase, pas plus que quelques mots, firent l’effet d’une accusation à Zelvajra, qui chercha l’espace de quelques secondes le moyen de se justifier. Oui, elle lui faisait mal, mais il n’avait aucune envie d’en parler. Parce que parler de sa cicatrice avait toujours déplu à Sylea. Plutôt que de laisser paraître son trouble, il haussa les épaules, attendant de voir si jamais Aalya allait lui répondre. Ses chairs meurtries étaient cachées derrière le voile sombre de ses cheveux, c’était bien suffisant pour le moment. « Les hommes aiment a ramper devant ce qu'ils nomment leur Mère. De son chant nait la guérison paraît il. Saurait-elle baisser le regard sur toi ?
    - Ma mère m’a abandonné dès qu’elle a estimé que j’avais l’âge nécessaire pour me débrouiller seul, répondit-il calmement. Je ne suis pas certain qu’elle serait ravie de me voir ramper à ses pieds. »
    Surtout vu ce que j’ai été, pensa-t-il douloureusement. Non pas qu’il ait un quelconque regret quant à la décennie qui s’était écoulée. Certes, il s’était conduit comme un monstre, un moissonneur d’âmes. Il ne comptait plus ceux qui, à cause de lui, ne pourraient pas connaître le repos éternel. Lui non plus, assurément, et il s’agissait là d’une punition bien suffisante pour qu’il ne s’ajoute pas le poids des remords. Il devait d’abord profiter des années qui lui restaient, et qui promettaient d’être nombreuses. Après tout, lui et Aalya n’étaient-ils pas immortels ? Plus encore, les rares survivants de la terrible bataille qui avait eu lieu à Oësgard seraient très certainement persuadés qu’ils étaient morts dans le chaos qui y avait régné. Ils n’avaient donc, en toute logique, pas grand-chose à craindre de leurs anciens frères.
    Alors qu’il repensait à Abyssea comme à une menace potentielle, l’elfe lui répondit, affirmant sans surprise qu’elle n’avait pas faim. Parfois, Zelvajra regrettait de ne pas avoir hérité de plus de sang elfique. S’il avait été moins massif, s’il n’avait pas eu tant besoin de cette viande qu’abhorrait son peuple maternel, peut-être alors sa mère ne se serait-elle pas détourné de lui. Elle lui demanda s’il savait si la douleur s’évanouirait un jour, et il marqua un instant d’hésitation. En vérité, il n’en savait fichtre rien. Jamais, peut-être. Elle pouvait très bien s’amplifier jusqu’à le rendre fou, jusqu’à ce qu’il s’empale sur sa propre épée pour la fuir. Ou bien elle pouvait disparaître avec le temps, comme un souvenir dont les détails se perdent, dont les couleurs s’émoussent et donc la clarté s’obscurcit.
    « Tout ira bien, affirma-t-il finalement. J’ai déjà connu bien pire. » Ce qui n’était pas tout à fait faux. La douleur physique ne serait jamais rien, comparé à cet instant, cette fraction de seconde perdue entre deux éternités, celle révolue et celle à venir. Cet ultime battement de cœur où Sylea avait perdu sa tête. Cette douleur là transcendait toutes les autres, elle était la preuve qu’il n’était pas un drow et qu’en ses veines couraient aussi le sang d’Anaëh. Car ce jour là, il était mort de chagrin. « Ne t’inquiète plus pour ça, Aalya. »
    Détournant son regard lupin de l’ancienne Voix, il regarda l’environnement autour de lui. Bientôt, ils pénétreraient dans les montagnes Eraciennes, elles dévoraient déjà la ligne d’horizon. Alors, chasser serait bien plus difficile. Déjà qu’il peinait en milieu forestier, il ne voulait même pas imaginer ce que cela serait entouré de roches. Au souvenir de son ancienne tentative pour ramener quelque chose de comestible, il se demanda s’il avait vraiment si faim que ça. Mais le fait qu’Aalya réapparaisse brusquement dans son champ de vision, sans que celle-ci n’ait eu à esquisser le moindre mouvement, lui prouva que ce n’était pas tant ses piètres talents de chasseurs que l’idée de s’éloigner d’elle qui le tracassait.
    « Zelvajra est un dérivé du langage drow. Une invention de ma mère. » Avoir parlé de sa mère à l’elfe lui avait donné envie de se confier sur un autre point sensible la concernant. « Il veut dire l’Indésirable. Révélateur de ce qu’elle pensait de ma naissance, n’est-ce pas ? » demanda-t-il en tentant de paraître léger. Révélateur, et douloureux. « Je ne l’ai jamais dit à personne, mais je déteste ce nom. »
Comment aimer un tel camouflet ? Croisant le regard d’Aalya, il tenta de faire passer ce que ses mots ne pouvaient dire. Une demande, simple, et pourtant si inhabituelle, si irréelle qu’il ne pouvait la prononcer à haute voix. Nomme-moi.

Ce ne fut pas tant le fond de la réplique– après tout, les chaotiques n’avaient que rarement eux une enfance facile – que sa forme qui surprit Zelvajra. Elle ne parlait pas de « sa » mère mais de « la » mère. La nuance lui semblait importante, mais il était bien incapable de l’expliquer et cela l’intriguait. N’étant cependant pas du genre à poser des questions, il nota l’information dans un coin de sa tête. Peut-être, un jour, Aalya lui expliquerait-elle d’elle-même de quoi il en retournait. Il changea alors de sujet, lui assurant une nouvelle fois que tout allait bien, mais elle ne semblait pas dupe. L’idée qu’elle put ressentir une douleur similaire à la sienne le frappa et il la détailla comme jamais il ne l’avait fait, à la recherche du moindre tressautement de douleur. L’envie de le lui demander le tarauda, mais il resta muet. Si elle ne voulait pas se confier, qui était-il pour s’imposer ?

Quelques secondes plus tard, il parlait de nouveau, se surprenant à lui compter l’origine de son nom. La conversation était réellement étrange, Zelvajra s’ouvrait comme jamais il ne l’avait fait. Ou plutôt, comme il ne l’avait plus fait depuis Sylea. Sa relation avec l’ancienne oracle était teintée d’étrangeté, il savait qu’elle n’était pas sa muse, savait qu’elle ne le serait jamais, mais elle était tellement présente dans ses traits qu’il se prenait à les confondre, parfois. Pourtant, Aalya restait Aalya, Par bien des aspects différentes, à l’opposée même. Elle n’était pas une guerrière, elle avait besoin qu’on la protège, qu’on la défende d’un monde qui l’avait déjà tant fait souffrir. Il en vint à lui demander un nom, de manière tant détournée qu’il n’aurait pas été surpris qu’elle ne comprenne pas. Mais elle saisit, et ce qu’elle lui dit le toucha.

« Kelva ? Je ne connaissais pas. »

Un mot simple, quelques lettres qui sonnaient bien moins agressivement que Zelvajra. Il la regarda s’approcher, ne sachant que réagir, décidant de ne rien faire. Elle tenta de lui dire quelque chose, avant de changer d’avis et de lui demander d’oublier. Lui, grand imbécile, ne trouvait ni les mots ni les gestes, et même rester immobiles était douloureux. Alors il s’approcha à son tour et l’enlaça, car c’était ainsi qu’il agissait quand Sylea n’allait pas bien. Il noua ses bras dans son dos et l’attira à lui, avant de poser sa tête contre la sienne et de fermer les yeux.

« Tout va bien. »

Sa voix était douce et calme, grave et rassurante. Il n’y avait pas de doute à avoir sur l’affection qu’il portait alors à l’elfe dans ses bras.

« Oublie, toi, les souvenirs ne t’apporteront rien. Il faut aller de l’avant. Quand nous aurons vu Meca, nous irons où tu le voudras. Je serais Kelva, pour toi, tant que tu le voudras. »

Une promesse. Celle de ne pas la quitter, tant qu’elle voudrait bien de lui.

« Et toi, tu t’en souviens. »

Savait-elle surement d’où elle tirait ce savoir ? Etait-ce… lui ? Depuis qu’il l’avait renié, l’ancien chevalier du chaos n’osait même plus le nommer en pensée. Il l’avait jadis craint comme l’Entité toute puissante ayant droit de gérance sur sa vie, et d’une certaine façon, il savait qu’il craindrait son courroux jusqu’à ce qu’il meurt. Qu’arriverait-il, si les Enfants réussissaient leur projet de le libérer avant ça ? Il mourrait, comme tout un chacun, peut-être de façon plus terrible encore. Pourtant, celui qui avait été le Tyran du Chaos doutait qu’un jour, l’Oublié brise ses chaînes.

Tout avait été vain.

Chassant de son esprit ces pensées désagréables, il se concentra sur Aalya. Il n’avait pas beaucoup de mérite, elle occupait son esprit depuis qu’il lui avait retiré son voile. Sans qu’il ne comprenne vraiment comment ni pourquoi, sinon qu’il voulait la tranquilliser et la calmer, il se retrouva à l’enlacer. Ce geste, si simple et jadis si important, lui fit un bien fou. Et sa réaction ne fit qu’accroître ce sentiment de bien-être. Elle ne se débattait pas, ne refusait pas son étreinte, elle se laissait faire, posant son oreille sur son cœur et, devina-t-il, l’écoutant. Lui assurant que tout allait bien, il lui affirma que mieux valait oublier, et elle acquiesça à ses paroles.

« L’océan à perte de vue est une merveille qu’il faut voir au moins une fois. »

Qu’avait-elle vu, quand elle était aveugle ? Coupé du monde par un voile opaque, elle avait été contrainte à se satisfaire de forme. Lui savait, pour l’avoir longtemps arpenté, que Miradelphia était aussi beau que laid, terrible que magnifique. D’une main douce, il caressa ses cheveux et esquissa un sourire.

« Merci. »

Celui qui était devenu Kelva la berça avec douceur, sans bouger. Il n’avait plus faim, soudainement, et attendrait le soir pour se restaurer. Pour l’heure, il n’avait pas envie de bouger. Il était étrange de la remercier, surtout qu’il pressentait qu’elle ne comprendrait pas. Elle ne semblait pas se rendre compte de ce qu’elle lui avait offert, la faute lui en revenait de ne pas le lui avoir dit. Il n’avait jamais été doué pour les longs discours.

« Y a-t-il quelque chose d’autre que tu n’aies jamais fait ? » demanda-t-il avec douceur et… amusement.

L’ambiance était soudainement trop solennelle, et il voulait la détendre. En espérant qu’Aalya serait réceptive.

Il devait former un bien étrange panorama. Lui, la brute, la serrant tendrement, elle, l’elfe gracile, dans ses bras. On en aurait sans doute ri à Abyssea, car même si la doctrine officielle prônait l’amour de son frère comme seule valeur sûre, la cité en ruine restait tout de même un monde dur et impitoyable, régi par un Dieu obscure avide de sang et d’âme. Il l’écoutait attentivement, continuant de la bercer sans esquisser le moindre mot. Elle était… touchante. Pas attendrissante, non, elle parlait de choses bien trop terribles pour ça. Mais chaque mot de son discours se frayait un chemin sous la solide carapace de l’hybride et il ne pouvait que la prendre en pitié.

Et, finalement, elle lui posa la question la plus improbable qu’il lui ait été donné d’entendre. Elle voulait qu’il lui apprenne, mais apprendre quoi ? A vivre ? Il n’était pas sûr d’en être seulement capable lui-même. S’il n’avait pas eu un lien aussi étroit avec l’Oublié, il n’en avait pas moins vécu comme dans un autre monde, dans une dimension à part, avec ses propres règles et ses propres codes. Qui était-il, désormais ? Il était un nouveau nommé, un être qui n’était même pas encore habitué à son nom. Avait-il seulement vécu, pendant ces dix dernières années ? Avait-il vécu, avant, quand sa vie n’était faite que de fuites, d’errances, de regards méfiants et de coups haineux ?

« Nous apprendrons ensemble. »

Il avait cru trouver une vie à Meca, en s’isolant, mais peut-être y avait-il une autre solution. Qu’espérer, cependant ? Aucun des deux n’avait le profil pour s’incérer dans la société. Il imaginait mal Aalya se lever tous les matins pour vendre la poterie qu’elle avait façonné la veille au soir. Il s’imaginait mal s’engager dans la milice ou l’armée. Il hésita, soudainement. Ne l’empêcherait-il pas, à terme, de vivre ? Elle pouvait trouver sa place chez les elfes, il le savait, mais pas lui.

« Tout ira bien. »

Le pensait-il vraiment ? Il était soudainement assailli par les doutes. Après Meca, que pourraient-ils faire ? Qu’entreprendre ? Ils étaient deux enfants, jadis extrêmement dangereux, désormais aussi faibles que des nourrissons, quoi que ce qu’il avait appris des armes, il ne l’avait pas oublié. Comme pour se donner du courage, et mu par un réflexe qu’il retrouvait avec félicité, il se pencha et déposa un baiser à la commissure des lèvres de sa compagne.

« Je te le promets. »

Oui, tout se passerait bien, se convainquit-il en levant son regard vers le sud. Il n’avait plus le choix, désormais.