Petite fringale au milieu de la nuit. [Elanore d'Odelian]

Finalement, il y avait eu beaucoup de vagues pour rien à Assar. Mon époux et moi-même étions arrivés avant hier au soir, afin d'assister aux funérailles de celui qui avait si bien servi Gaucelm. Je savais qu'il pleurait sincèrement son défunt ami, même s'il ne montrait pas ses larmes. Sous ses airs bonhommes et sympathiques, mon époux cachait une réelle blessure face à ce décès. Aveuglé par la douleur, il avait pensé le fils ainé de Jehan responsable de sa chute. Responsable de sa mort. J'avais attendu avec angoisse le verdict, sachant pertinemment que le Comte était prêt à à peu prêt toutes les félonies pour parvenir à ses fins. Il avait même demandé au frère de Loup, Thibault, d'être le témoin d'Assar alors qu'il était de notoriété publique que les deux frères se haïssaient. J'étais certaine que Gaucelm avait compté sur le cadet pour accuser l'ainé, falsifier le cadavre et les preuves et défaire Loup de son fief. Mais finalement, Loup avait été innocenté. Et mon mari s'était trouvé de fort méchante humeur.

Je décidai donc de quitter mes appartements en plein nuit, ressentant une petite faim. J'avais été contrariée par Gaucelm et n'avait rien avalé du diner. Et puis, des obsèques, c'est toujours déprimant. Je me glissais donc dans les couloirs, arborant une chemise de nuit fine et une sur-robe pour conserver ma pudeur. Mes pieds étaient chaussés de légères pantoufles et mes cheveux roux nattés en une longue tresse qui balayait mon dos. Aussi silencieuse qu'une souris, je me glissai dans les cuisines.

Qu'elle ne fut pas ma surprise d'y rencontrer un jeune homme, lui aussi en proie à une faim nocturne! Il avait déjà sorti pain et charcuterie alors que la lueur dansante des flammes éclairait l'obscurité et ses cheveux blonds, ainsi que son profil racé. Il était beau et jeune. Et un serviteur, d'après ses vêtements. Je décidai d'oublier mon rang l'espace d'une nuit et m'approchai sans hésiter, prenant place en face de lui.

- "Bonsoir... Ou bonjour, tout dépend du point de vue."

Je lui offris un joli sourire lumineux, avant de regarder le pain d'un air alléché.

- "Souffririez-vous que j'abuse de votre bonté en sollicitant de votre part de partager votre pain et de me céder un morceau de ce pâté qui a l'air délicieux?"

Un joli sourire fleurit sur ms lèvres à la réponse du jeune homme... A sa surprise de me voir ici. Un charmant sourire avec une fossette. Un sourire que beaucoup qualifiaient d'irrésistible.

- "Oh vraiment? Une comtesse n'a pas le droit d'avoir un petit creux en plein milieu de la nuit? De ne pas avoir envie de réveiller toute la maisonnée pour qu'on lui apporte un repas gargantuesque qui perd de sa saveur tant il est complexe?"

Rêveuse, je m'installai près de lui, regardant un instant l'âtre avec un petit sourire nostalgique.

- "Enfant, je quittais souvent mon lit pour me rendre aux cuisines et la cuisinière avait toujours un petit encas pour moi. J'adorais ces petits moments volés."

Je ne sais pourquoi je lui confiai cela. Pour gommer nos différences peut-être... Pour instaurer une discussion avec cet homme. Pour recréer l'intimité de mon enfance. La cuisinière n'était plus là et se tenait à sa place un jeune homme séduisant aux cheveux dorés. Un petit rire presque silencieux me traversa quand il accepta de partager son repas, ne pouvant supporter de me laisser mourir de faim.

- "Vous savez, je doute de jamais mourir de faim, surtout en étant Comtesse d'Odelian."

Petit trait d'esprit concernant l'appétit et la circonférence importante de mon époux, célèbre pour tous. Je le prenais avec humour, même s'il était hors de question que je cesse d'être désirable en devenant une barrique. Non, non, non, ma beauté était tout ce qu'il me restait, avec le prestige de ma condition. Et ma beauté ne dépendait que de moi et pas de mon époux. J'aimais toujours charmer les hommes, même si rien ne se passait ensuite. J'avais besoin de plaire et de m'entendre dire que j'étais désirable.

Je me rapprochai du jeune homme, récupérant le pain et le pâté qu'il avait mis à ma disposition. Il me demanda si je désirais partager sa tisane et je souris, avant de me lever d'un bond du banc, avec toute la fougue de ma jeunesse.

- "Hum, auriez-vous quelque chose pour dormir? D'habitude je bois du lait, mais la cuisinière d'Assar ne connait pas mes petites exigences."

Je ris doucement, dans le silence feutré de la cuisine, m'approchant de la bouilloire du jeune homme.

- "Hum, ça sent bon."

Je me rapprochai encore de lui, avant de demander :

- "Je ne sais même pas votre nom."

- "Il arrive que le sommeil me fuit."

Il était vrai que ma présence ici pouvait passer pour saugrenue, surtout que je n'étais pas chez moi, mais chez un invité. Et alors? J'étais comtesse et le Seigneur de Rochefort était mon vassal, qui trouverait à y redire? Mon époux? Je balayais mentalement cette idée. Gaucelm n'avait rien à dire, il faisait bien plus de repas que moi. Et il était bien le dernier à pouvoir me blâmer d'avoir une petite faim dans la nuit! Je ne pus m'empêcher d'évoquer un souvenir, expliquant en partie ma présence ici. J'avais toujours trouvé la cuisine rassurante, quelle qu'elle soit. Je ne parvenais pas à rester tranquille à côté de mon époux, trop contrarié. J'avais besoin d'un peu de paix. Mais pas forcément de solitude. Je souris quand il me fit remarquer que je n'étais encore qu'une enfant à ses yeux et que je m'exprimais comme une adulte.

- "J'ai été propulsée de petite noble à Comtesse. Et Comtesse d'une terre riche et puissante, par les efforts de mon époux. Je suis devenue femme en l'épousant. Et, pour répondre à votre question, je n'ai guère plus l'impression d'être une enfant."

Je suppose que coucher avec un homme comme Gaucelm, nouer ma vie à cet intriguant ne pouvait vous aider à conserver longtemps votre naïveté et vos rêves. Mon regard se fit plus acéré alors que le jeune homme répondait à mon trait d'esprit de façon toute aussi subtile et lourde de sous entendus. Malgré moi, je regardai si nous étions réellement seuls, avant de chuchoter :

- "C'est à craindre en effet, mais je ne suis pas femme à me laisser ainsi faire. Je n'ai de puissance que ce qu'il m'accorde, mais j'ai d'autres façons d'avoir ce que je désire."

Je souris, naïvement. J'avais laissé entrevoir la femme de caractère et de poigne, résolue, que je pouvais être, lui offrant tout aussi vite l'image d'une jeune fille encore innocente et joyeuse. Deux faces... Deux rôles. Je redevins une jeune demoiselle, me faisant virevoltante et me rapprochant innocemment du jeune homme pour humer son breuvage, lui demandant ensuite s'il n'avait pas quelque chose pour m'aider à trouver le sommeil. Je ne pus m'empêcher de laisser échapper un petit rire quand il me rétorqua n'être qu'un serviteur et appartenir à la dame d'Escault. J'étais intriguée par cette femme magnifique. J'avais très envie de la rencontrer.

- "Simple serviteur? Vraiment? Vous avez beaucoup d'esprit et un langage fort châtié pour être un simple serviteur. Ou bien votre maîtresse ne s'entoure que de délicieux jeunes gens lettrés... Je devrais suivre son exemple."

Oui, c'était un compliment sur sa personne et aussi l'aveu du doute qui me gagnait quant à son identité ou tout du moins, son éducation.

- "Il suffirait que l'on vous vêtisse comme un Seigneur et l'illusion serait parfaite... Étrange comme certaines personnes dégagent un charisme et une noblesse naturelle, quand bien même ils sont nés dans la pauvreté."

Parce que oui, Pierrick était séduisant et dégageait un petit quelque chose de noble. Son port de tête, sa façon de s'exprimer... Soigneusement camouflés derrière une attitude humble et servile. Je haussai les épaules, ne m'attardant pas sur le sujet et revins à la tisane.

- "Plus tard, je n'ai pas envie de regagner ma chambre de suite."

Je regagnai ma place, avant de demander tout à trac :

- "J'ai croisé la Dame d'Escault votre maîtresse, sans pour autant lui parler. J'avoue que j'aimerais beaucoup faire sa connaissance, pourrez-vous lui faire part de mon souhait?"

Je ne répondis pas au jeune homme, méditant sur sa réponse en silence. Il pouvait le comprendre? Oui sans doute, voyait-il dans mon union avec le Gras Seigneur quelque chose d'horrible à vivre pour moi. Oui, on devait me plaindre et peu de femmes devaient envier ma position au vu du sacrifice que je faisais en m'unissant à Gaucelm. Il était mon premier amant et il serait le dernier. J'évitais de trop penser à cette idée déprimante. Je ne connaitrais jamais les bras puissants d'un chevalier fougueux au corps sculpté par la guerre. J'en concevais un vif regret. Plus que cela même. Mais cela ne servait à rien d'y songer, je ne pouvais rien y changer. Je devais faire avec. Mais oui, le sommeil me fuyait et je préférais la compagnie agréable de ce jeune homme charmant à celle de mon époux devenu taciturne.

Je souris quand il me complimenta que la femme que j'allais devenir. Oui, cela me faisait réellement plaisir. Je comptais bien être une femme influente avec qui il fallait compter. Je ne cachais pas que j'étais fascinée par certaines femmes de poigne. J'avais admiré la duchesse de Langehack... Si femme, si manipulatrice, si puissante. C'était ce à quoi j'aspirais. Et j'éprouvais une vive curiosité pour la Dame d'Escault, tout aussi fascinante, bien que moins puissante. Pour le moment.

- "Merci, cela me réchauffe le cœur."

Et c'était sincère, comme en témoignait mon sourire. Il me révéla son identité et je fis remarquer qu'il n'avait guère l'air d'un serviteur. Il ne se démonta pas et me remercia avant de m'expliquer pourquoi il était si à l'aise et parlait si bien.

- "Alors, il doit être fier de vous de là où il est, vous remplissez parfaitement ce rôle."

Je souris à sa question.

- "Si vous en avez assez de servir, rappelez-vous mes paroles Pierrick."

Je lui susurrai alors l'envie que j'avais de rencontrer la Dame d'Escault. Cette femme si fascinante... Il accepta et je souris de nouveau.

- "Merci beaucoup. J'avoue que votre maîtresse m'intrigue."

Je lui lançai un regard profond, avant de murmurer :

- "Mais il semblerait que cela soit une spécificité de cette maisonnée... Vous n'êtes pas moins fascinant qu'elle."

Une moue malicieuse s'affiche sur mon visage encore enfantin par bien des aspects. Sa question m'amusait réellement et notre petit échange plein d'esprit me grisais et me divertissait. j'avais eu de la chance de ne pas tomber sur un de ces gueux totalement simple d'esprit avec qui on ne pouvait pas échanger deux paroles. Soit parce qu'ils étaient trop impressionnés et balbutiaient en présence d'une noble, soit parce qu'ils n'avaient aucun esprit. Pierrick n'était pas de ce bois là et c'était tant mieux, rendant ma petite escapade plus intéressante que je n'aurais pu le penser.

- "Je n'encourage à rien, je suggère simplement."

Je continuai, avec un petit sourire :

- "Vous avez plus de manières que certains seigneurs et plus d'esprit que bien des nobles, savez-vous?"

Rien de plus ennuyeux qu'un homme brutal, dépourvu de toute finesse d'esprit, de toute ruse, de toute répartie. Fort heureusement pour moi, derrière ses airs patauds, Gaucelm était quelqu'un d'intelligent et de rusé, en cela, je n'avais pas à me plaindre. Je lui fis part de mon désir de rencontrer l'intrigante dame d'Escault et il me demanda en quoi elle m'intriguait.

- "Eh bien, sa beauté est à couper le souffle. C'est une femme libre, qui a un grand pouvoir sur les hommes. Elle les... magnétise, les trouble. Elle a une aura de charme impressionnante. Je ne demande qu'à connaître davantage cette femme, connue par bien des rumeurs colportées, mais sans doute méconnue à sa juste valeur."

Je penchai la tête, reprenant simplement :

- "Je n'aime pas les rumeurs. Elles dénaturent la vérité. On peut choisir de s'y arrêter et de rester ignorant. Ou bien de creuser et de découvrir des trésors."

Ou pas. Certaines personnes étaient encensées et ne valaient même pas la peine qu'on s'intéresse à elles. D'autres étaient critiquées et faisaient montre d'une personnalité tout à fait complexe et passionnante. Je fis remarquer à Pierrick qu'il était lui aussi fascinant et évidemment, il s'en défendit. Habilement.

- "Oh quelle jolie façon de me dire que j'ai tort tout en ménageant mon amour propre... Vous aurait-on également apprit la diplomatie?"

Je souris de nouveau, malicieuse, avant que mon visage ne reprenne son sérieux et que le bleu intense de mes yeux ne se pose sur Pierrick. Je ne le regardais pas comme une comtesse un serviteur, ni comme une enfant un adulte, mais comme une femme, un homme. Il était beau garçon et je me surprenais à deviner les muscles de son corps sous sa tunique. Cette envie me fit mal, parce qu'elle me serait à jamais interdite. Mes doigts ne connaîtraient que la chair flasque du corps de mon époux, jamais les muscles fermes et l'étreinte vigoureuse d'un jeune homme bien fait de sa personne. Je détournai le regard, mélancolique soudain.

- "Dans un monde parfait, vous pourriez devenir un seigneur et moi, prendre en main ma vie."

Je ne pus m'empêcher de pouffer de rire à son allusion à un certain duc. Je mis ma main devant ma bouche pour réprimer ce rire, fort peu convenable et imputable davantage à une enfant qu'à une noble dame. Mais il avait raison, certains grands de ce monde étaient des incapables qui menaient leurs vassaux droit à leurs pertes. Oh, la tentative de Merwyn Seraphin de diviser le Royaume pour en gouverner une moitié n'était pas si sotte que cela, mais elle avait été si grossière, si mal amenée! N'avait-il donc aucun conseiller avisé pour lui apprendre la ruse? Non, il avait fait cela sans talent, sans grandeur et était tombé dans la déchéance le plus pitoyable qu'il soit.

- "Il est des personnes qui n'ont pas besoin de formation, mais simplement de bon sens. Et d'autres qui auront pu recevoir les meilleurs enseignements possibles sans rien en apprendre. Mais je comprends ce que vous voulez dire."

Il était fait pour servir et ne semblait en concevoir nulle amertume. Quand on n'avait connu rien d'autre, quand on n'était amené à faire rien d'autre, sans doute cela était-il logique. Pour ma part, j'avais été élevée dans l'idée que j'épouserais un jour quelqu'un de puissant et permettrait à ma famille de s'élever. Mon père n'avait pas souhaité que j'apprenne tout l'art de la diplomatie et de la stratégie, préférant que je sois une épouse docile et idiote, mais je m'étais formée toute seule, choisissant moi-même mes professeurs et les charmant d'un ravissant sourire, les convainquant que ce qu'ils me racontaient ne m'apportait rien, puisque j'étais écervelée. Grossière erreur.

Je lui fis alors part de mon désir de rencontrer la Dame d'Escault, maîtresse femme qui savait mené sa barque, jouissant de sa liberté de veuve. Dangereuse, serpentine et qui paraissait pourtant si inoffensive aux yeux des mâles aveuglés par sa beauté foudroyante. Cette femme me fascinait et j'avouais sans honte avoir une forte envie d'être aussi fascinante et dangereuse. Je souris à la promesse de Pierrick.

- "Je vous en remercie."

La remarque concernant les rumeurs, fit naitre une étincelle d'intérêt dans mon regard et je glissais d'une voix murmurante :

- "Vous parlez comme un expert... Êtes-vous les oreilles de votre maîtresse Pierrick? Vous semblez bien connaître le sujet et je ne doute pas que vous êtes du genre à tout écouter pour ensuite faire le tri..."

Il se dévoilait peut-être trop, mais je ne trahirait pas ses secrets, de toutes manières. Simple serviteur, il ne l'était pas, j'en étais persuadé et les ombres de la nuit nous permettaient de nous livrer davantage, comme dans une chimère. Demain, chacun reprendrait sa place. Mais pour le moment... Je repris d'une voix rêveuse :

- "Peut-être saurais-je un jour faire naître ces rumeurs, en tirer profit, les modeler à ma guise... Elles sont tellement dévastatrice parfois... Des armes massives et tellement sournoises."

Je lui fis part de mes réflexions le concernant. Il ne semblait pas ravi de se détacher ainsi du lot et je me contentai d'un petit sourire quand il répondit. Je n'insisterais pas.

- "Désolée, j'extrapole, je ne connais rien de vos rêves ou de vos désirs."

Je souris quand il me complimenta sur mes qualités, m'exhortant juste à la patience. Oui, il fallait de la patience, du doigté, tisser lentement ma toile... Solidement.

- "Oui, vous avez raison."

Je terminai mon infusion, rassérénée par cette discussion avec Pierrick.

- "Merci pour cette parenthèse Pierrick. Le jour nous verra reprendre nos rôles, mais sachez que je n'oublierais pas cette nuit."

Je le gratifiais d'un sourire en guise d'au revoir et remontai dans ma chambre, me coucher près de mon époux, si différent du beau jeune homme avec qui j'avais sympathisé cette nuit.