Une histoire de bain | Johann

Katalina n’avait pas esquissé le moindre mouvement depuis que, une demi-heure plus tôt, elle s’était installée contre l’écorce d’un chêne. A peine se souciait-elle de cette trop longue mèche corbeau qui, sans cesse, revenait cacher son visage. Qu’importait, au fond ? Personne ne pouvait la voir, et elle ne pouvait pas plus voir. Elle aurait apprécié, pourtant, de contempler le modeste ruisseau qui clapotait paisiblement tout près. Parce qu’il était toujours bienvenu de regarder un vieil ennemi en face, et c’était bien ce qu’il était devenu. Un vieil ennemi. Au même titre que les océans, les lacs, les rivières ou les fameux bains. L’eau, l’onde cristalline tant révérée par des générations entières de poètes, doux rêveurs et philosophes, resterait à jamais synonyme de peur et d’angoisse ; cependant, elles se connaissaient bien, désormais, et Katalina avait l’impression qu’autant qu’ennemies, elles étaient amies, rivales peut-être.

Elle la sentait, tout autour d’elle. Pas seulement la rigole, mais aussi l’herbe, les arbres, les insectes, même elle. Il était fascinant de voir qu’au cœur de la vie, la mort avait déjà accroché ses griffes. Et c’était bien ce qu’était la Gardienne, fascinée. Car l’élément liquide lui apparaissait plein de vie, battant au rythme d’un cœur invisible et puissant. Si le Voile n’avait pas étouffé ses craintes, au moins avait-il attisé son respect. Son corps, certes, se rebellait sous la caresse aquatique, mais son esprit était libre, détaché de ce passé commun, libéré du spectre de ces bains troglodytes dans lesquels elle avait bien cru se perdre.

Percluse de fatigue, elle s’endormit, faisant fi du soleil qui, à son zénith, annonçait une belle journée.

Comme l’avait prédit la Haute Prêtresse, le voyage épuisait la Gardienne. Bien malgré elle, Katalina était obligée d’ordonner des haltes de plus en plus fréquentes. Johann pouvait bien penser ce qu’elle voulait de la faiblesse de sa protégée, pouvait protester que chaque minute perdue à se reposer ici était une minute qu’elle ne passerait jamais avec sa fille, la serramiroise ne lui laissait pas le choix. C’était ainsi que, la veille de la fin du voyage, alors que les dernières lieues auraient du défiler si vite que les compter serait devenu inutiles, elle se retrouvait à dormir contre un arbre, tandis que son escorte attendait patiemment à l’ombre d’un bosquet proche. Le soir, ils rallieraient une ville, et profiteraient du confort d’une véritable taverne, avant de s’élancer sur la dernière ligne droite de leur voyage au petit matin. Si Tyra le voulait bien, ils en auraient terminé avant que le soleil ne commençât à décliner.

Il était plus que temps. La poussière collait à leur peau, agglomérait leurs cheveux en baguettes grasses. Katalina plus que les autres avait besoin d’un bon bain, mais les occasions de profiter du confort d’une taverne avaient été rares, et jamais la Serramiroise ne se résoudrait à simplement se baigner dans une rivière pleine de boue, de vase et de créatures dont elle ne voulait même pas connaître le nom.

Il y avait des jours, comme ça, où Katalina avait plus de mal à supporter Johann qu’en temps normal ; et incontestablement, celui-là en était un. Elle manqua hurler quand, sans la moindre once de douceur, la cavalière lui flanqua une gourde dans les mains. Non pas qu’elle fût devenue si sensible qu’il fallait éviter de la toucher, il était simplement désagréable d’être ainsi arrachée à sa sieste.

« Johann… » expira-t-elle entre ses dents serrées.

Elle n’alla pas plus loin, laissant son exaspération mourir en se rappelant que, le lendemain, il n’y aurait plus aucune raison de s’énerver. Bientôt, les routes des deux femmes se sépareraient et de l’avis inavoué des deux concernées, il était temps. Cela n’empêcherait pas Katalina de se souvenir de ce qu’avait traversé et fait Johann pour elle et si un jour la cavalière avait besoin de son aide, elle répondrait présente sans hésiter. Se découvrant une soif insoupçonnée, elle porta la gourde à ses lèvres et laissa l’eau rafraichir sa gorge, écoutant d’une oreille distraite ce que lui racontait son guide. La teneur des propos attira pourtant complètement et rapidement son attention.

« Je pense que les cheveux attendront, répondit-elle avec méfiance. De même que le bain. Il sera bien plus agréable et confortable de me défaire de toute cette poussière au chaud dans une taverne. »

Insista-t-elle lourdement sur le dernier mot ? Si peu, mais Katalina se méfiait, et à juste titre. Que Johann voulût cacher son secret, la gardienne le comprenait et l’acceptait, elle n’avait d’ailleurs jamais essayé d’aborder le sujet. Mais qu’elle se permît de faire des promesses pour gagner du temps, avec la ferme intention de l’esquiver le moment venu et elle pouvait être certaine de voir sa protégée se rebeller.

« Pour le reste… Que pourrai-je vous conter que vous ne savez déjà ? Vous y étiez, pas moi. »

La réponse était sincère, mais ne plairait sans doute pas à Johann. Mais qu’y pouvait Katalina ? La gardienne avait bien compris que la jeune femme n’entendait rien à la religion et savait à peine ce qu’était un Gardien. Hithiel avait bien tenté de le lui expliquer, mais rien n’y avait fait. Espérait-elle réellement un discours différent, cette fois ?

Elle risquait d’être déçue, en ce cas. Katalina ne lui ferait pas le plaisir d’inventer une histoire abracadabrante pour la conforter dans son obscurantisme rassurant.

« Le Voile ne fût rien d’autre qu’un aperçu de ce que pouvait être Miradelphia lors de l’Âge des Dieux, quand ces derniers parcouraient encore le monde. »