[Palais] Ce que dit la fumée [Tebirahc]

Lessryn redressa le visage dans un sursaut.


L'odeur de la mixture brûlée lors du rituel, un mélange de cendres et de sang, d'encens et de scories consacrées, imprégnait encore durablement l'air ambiant. Elle était de ces parfums lourds et capiteux, délétères, qui finissaient toujours par brouiller la frontière entre la réalité et le délire mystique ; de ces compositions sacrées dont le Culte seul avait le secret et dont lui, Lessryn, s'avérait friand. Les mains crispées sur le rebord de la vasque, il inspira. Une fois, une seconde fois, puis il déplia tout à fait sa haute stature, les prunelles encore remplies de visions. Devant lui béait le bassin de pierre basaltique, finement orné et travaillé. La fumée qui s'en élevait encore, à grands renforts de rouleaux de brume paresseux, semblait promettre mille autres révélations ; mais le Haut-Prêtre s'estimait satisfait pour cette fois. Un mot, et deux acolytes furent à ses côtés ; sans qu'il y eût besoin d'ordre, ils s'activèrent aussitôt à refermer le lourd couvercle de bronze qui couvrait la vasque, étouffant ainsi les promesses insidieuses de la fumée.

Lessryn gronda. Le vertige qui saisissait ses sens peinait à se dissiper. Tandis qu'en silence les acolytes revenaient à leur place, le regard droit et fixe, lui-même tâtonna un moment, jusqu'à ce que sa main se referme sur la hampe lourde et rassurante de sa crosse. Elle fut un appui salutaire lorsqu'il gravit les marches menant hors du ventre du Temple. L'air des salles supérieures, où crépitaient d'autres brasiers, lui parut en comparaison aussi limpide qu'un air de haute montagne et contribua à ramener son esprit dans son corps. Ses pensées droguées par les vapeurs s'éclaircirent légèrement. A présent que le rituel était accompli, il avait de nouveaux devoirs à exécuter.

Un claquement de langue. Trois serviteurs furent devant lui, qui firent la révérence.


- La fumée a parlé, annonça Lessryn de sa voix grave et croassante. Qu'on m'apporte mon manteau. Je m'en vais voir le Gardien."


Ainsi, vêtu du manteau orné de lourds grenats, les poignards aux flancs et la crosse en main, ce fut dans son plus bel apparat que la Main de Meingal quitta le seuil de son Temple, jusqu'à trouver son chemin plus profond dans le Puy, plus proche du pouls palpitant et furieux logé au fin fond du volcan.


Il descendit des marches, franchit des paliers. Il longea de grandes et sombres demeures qui rivalisaient de somptuosité et de splendeur depuis les colonnades jusqu'aux frontons. Mais ce ne fut que face aux territoires des Zaurahel qu'il consentit à s'arrêter.

Deux monstres d'architecture, souverains et redoutables à l'image de leurs maîtres et plus beaux chacun, sans doute, que cent palais de la surface ; car, après tout, les demeures des Sombres n'ont pas besoin du soleil pour rayonner dans toute leur gloire. Ce fut à l'entrée de l'une de ces deux-là que ses pas le conduisirent, et que sa venue fut annoncée.

Le Haut-Prêtre n'eut pas un regard pour la sous-race venue s'enquérir de son nom et de ses titres. Il répondit cependant, d'un ton bas et égal, indifférent, les yeux levés loin au-dessus de la tête du serviteur - il n'était pas question de souiller le souvenir de ses visions en contemplant une petite chose aussi insignifiante. Se laissera conduire ensuite, silencieux, à travers les méandres du bâtiment. Sur les murs, d'illustres ancêtres immortalisés par quelque peintre inspiré lui lancèrent des oeillades sévères ; et une ample salle aux portes absentes lui révéla, l'espace d'un instant, l'embryon d'un trône que des Sombres affairés faisaient peu à peu naître sous leurs martèlements.


On ne pouvait le nier : le Gardien avait le sens du faste et de la démesure.


Au terme de son avancée, on le laissa enfin dans le vaste bureau où devrait le recevoir sous peu son hôte. Dans cet écrin de pierre sombre où trônaient fièrement tables, meubles et fauteuils, Lessryn resta debout à patienter. Rigide et droit, il attendit, tout le temps qu'il fallut au Gardien pour faire à son tour son entrée.

L'Obok Senger se vêtait de blanc, caprice luxueux dans un univers où les couleurs du sang et de la cendre se voulaient toutes-puissantes ; il allait, pour se diriger malgré ses yeux morts, avec l'assurance et l'élégance des souverains, explorant l'espace à l'aide d'une canne maniée comme un bâton de sourcier. A la vue du Gardien, Lessryn baissa les yeux, puis la nuque ; ainsi, il salua.


- Reçois ici mes hommages, ô Fils du Père. Je suis honoré que Tu aies accepté de me recevoir."


Et ce ne fut que lorsque Tebirahc se fut installé qu'il consentit à son tour à s'assoir, calant la lourde crosse aux côtés du fauteuil.


- Je ne souhaite pas voler Ton temps, Gardien, ajouta Lessryn peu après, de cette voix rauque qui lui était caractéristique - tandis qu'un serviteur se chargeait de servir le vin dans les coupes de son interlocuteur et de lui-même. Vaste est la toile des Dieux, complexes les motifs qu'ils se plaisent à tracer. Parfois, mon Seigneur Meingal le Balafré - Par-Qui-Sentence-S'abat - m'offre à voir certaines choses ; parmi ces visions, il en est une, étrange et récente, qu'il me plairait de Te partager. Le désires-Tu ?"

- Qu’il en soit ainsi. »


Avait murmuré Lessryn en hochant calmement la tête, avant de mener à ses lèvres le calice gracieusement offert. Il prit le temps de savourer les notes âpres de l’alcool – dont la chaleur ravivait les souvenirs de la transe précédemment vécue. Il y eut, sur la table, le choc ténu du verre que l’on repose ; puis, il parla.


- Ma vision me mena à un trône, duquel l’on pouvait voir dans toutes les directions. Depuis ses hauteurs l’oeil plongeait sur Miradelphia toute entière. Neuf fois, le soleil gravit le ciel au-dessus, et neuf fois il mourut. Et c’était un soleil noir.

Puis, de l’Ouest, venait un dragon aux ailes si grandes qu’elles semblaient fracasser les cieux au moindre battement. Il tombait sur la terre et, hargneux, se secouait dans l’agonie.

Du Sud montait un attelage conduit par un cerf. Ses andouillers étaient si vastes et si hauts qu’ils semblaient disposés à attraper le soleil dans leurs rets.

Du Nord enfin descendaient sept Sombres, montés sur sept chevaux, et à leur flanc était attaché la corne de victoire toute remplie de sang. Ceux-là s’avançaient et face au trône faisaient la révérence.

Alors, les vents se turent, et les eaux s’arrêtèrent. »


La voix rauque et lente, aux accents prophétiques du Haut-Prêtre s’interrompit un instant. Au froissement discret de l’étoffe, l’on put deviner qu’il tendait le bras ; mais, avortant son geste, ce fut autour du pied de cristal contenant son vin que ses doigts se refermèrent.


- ... Il y eut un vacarme féroce, et tous les chemins étaient embrasés. Sur la poussière et sur les cendres flottait l’étendard d’Uriz. Les Sombres versaient le sang et suçaient les blessures.

Mais, dans l’ombre du trône, j’en vis deux qui ne participaient point à la curée. Et ces deux-là, des poignards dans leurs paumes, se déchiraient et s’entredévoraient.

Ici cesse ma vision. »


Les paupières jusque là mi-closes de Lessryn s’ouvrirent à nouveau ; silencieux quelques secondes, il considéra son hôte. C’était une chose que d’avoir transmis le message de la plus fidèle manière possible ; à présent, il fallait tenter de fournir quelques clés de compréhension.


- Je ne peux, commença-t-il, prétendre parfaitement interpréter ce que j’ai vu, ô Préféré d’Uriz. Mais dans le dragon mourant à l’Ouest, il me sembla reconnaître nos misérables cousins de la surface, tandis qu’au Sud les mortels nommés Humains conduisaient leur attelage. Si du Nord sont venus des Sombres, c’est qu’il y a quelque allié à trouver... En revanche... »


Les yeux grenats cherchèrent brièvement le regard mort de l’ancien Obok Senger ; l’accent de la voix se fit plus secret, plus sourd.


- ... Deux frères se déchirant dans l’ombre, c’est qu’il se peut qu’un danger guette au-dedans même du Puy, Faux-de-Bataille. Traîtrise ou dissension, je ne saurais le dire. Telle est de la vision ma modeste lecture... Quelle serait la Tienne, Gardien ? »

Ce fut à son tour d'être attentif. Flattant d'une main distraite la lourde crosse d'obsidienne calée contre l'accoudoir, juste à son côté, lui, Main-de-Meingal et Bouche du Dieu Balafré, reçut l'opinion et le jugement du Gardien des Sombres avec un étonnement mêlé de respect. Ainsi l'esprit de Tebirahc était-il affûté, plus qu'il ne l'aurait songé ; la surprise était en tous points agréable. Mais à l'agrément se joignirent bientôt la stupeur, et un intérêt grandissant.


« Les seuls sombres qui sont venus du Nord, Haut Prêtre, ce sont les deux montés sur la Wyvern, l'un d'eux, Gardien d'Uriz, de Mogar, d'Othar, de Calimehtar, portant la Bénédiction du Père au Peuple Choisi, et un dernier, laissé là-bas de son propre gré, menant quelques projets qui lui appartiennent. »


Ce ne pouvait être une erreur, une maladresse moins encore. La façon qu'avait eu le Gardien de détacher nettement ses propos, comme l'on assène une vérité, ne trompait guère. Un frisson léger parcourut l'échine du Haut-Prêtre qui, gardant le silence, laissa Tebirahc aller au bout de sa pensée. La sienne, de son côté, s'empara avec avidité de ce que le Gardien venait de lui livrer afin d'en nourrir son propre savoir. Les révélations de l'ancien Obok Senger n'avaient rien d'anodin – mais, mieux encore, elles offraient aux visions de Meingal une nouvelle crédibilité.


- En vérité, ô Fils du Père, murmura Lessryn, sept fut bien le nombre des vainqueurs qui vinrent du Nord ainsi que tu le dis. La Da'Ron qui chevaucha à Tes côtés, celui que Tu laissas derrière toi... Et Toi-même, Gardien du Dieu des Dieux, qui portes cinq titres. »


Et s'il n'avait pas été déjà assis, sûrement aurait-il appuyé ses propos d'une nouvelle révérence.

Dans le secret de ses pensées, Lessryn sourit. Que le Gardien lui révèle de telles choses trahissait la grandeur de son ambition et de ses projets. Cela ravissait le coeur du Haut-Prêtre ; cela plairait assurément à son Dieu lorsqu'il Lui en rendrait compte. Par deux fois il hocha la tête, laissant Tebirahc lui confier ses doutes au sujet de sa relation au Père des Batailles.


- Nous, Sombres, sommes enfants des souvenirs. Sa main se ferma avec lenteur sur la crosse de son bâton. Enfants des cicatrices et des coups qui furent portés. Qui ne soucie de ses blessures passées ne peut connaître le baiser de Meingal, ni la fureur purificatrice du Père. Depuis les tréfonds de la mémoire qui nous habite coule une rivière de vengeance ; et c'est Uriz lui-même qui en enflamme les eaux. »


Il sourit une nouvelle fois.


- Le Père Te parlera, Gardien, lorsqu'Il jugera que le temps en est venu. Et si le Fils en vient à se perdre dans les brumes que lui montre le Père, alors, si Tu le désires, la Main-de-Meingal sera à Tes côtés pour interpréter les signes. Ainsi que Tu l'as ici fait pour elle. Comme nous songeons à notre place dans l'écheveau divin, songe à cela, ô Gardien... »


Lessryn se tut après ceci. Le vin n'était plus qu'un souvenir au fond de sa coupe, grenelant de lie les parois transparentes du calice. C'était à Tebirahc, maintenant, de décider s'il voulait poursuivre plus avant l'échange ou donner au Haut-Prêtre le congé.

L'expression grave et résolue de la Main se teinta légèrement de ruse. L'oeil rouge filtrant sous les lourdes paupières à demi abattues, il se permit un très mince sourire à l'entente des propos du Gardien – de son débat sur les titres et sur sa propre pluralité. Lessryn n'était pas le dernier à savoir qu'une vision, comme tout ce qui procède de l'art du symbole, est semblable à un diamant aux multiples facettes ; cent manières d'appréhender l'image, cent autres manières de l'interpréter. Que Tebirahc fût Cinq, ou qu'il fût Deux, n'avait finalement pas grande importance. Ce qui importait vraiment, c'était qu'il fût présent.

Il était toutefois encore bien trop tôt pour débattre de ceci. Le Gardien aurait tout le temps du monde pour explorer les chemins tortueux de la spiritualité ; n'avait-il pas, après tout, en la présence d'Uriz, le meilleur des guides ?


- Assurément, Seigneur Gardien », murmura-t-il toutefois – accordant avec sagesse le droit à Tebirahc d'imposer sa vision de la chose.


Et, sa main se fermant brièvement sur la courbe épaisse de sa crosse, il se surprit à sourire de nouveau. L'ancien Obok Senger ne voulait pas réellement être Deux. Il voulait devenir Unique. Il voulait que le diamant devienne miroir, que les facettes s'effacent pour ne laisser au regard du monde qu'une seule, et implacable, Vérité : la sienne. Et par extension celle des Sombres, du peuple drow tout entier.

Avide, ambitieux, intraitable. Formidable portrait que se faisait Lessryn du Fils du Père – portrait auquel aspirait le Fils lui-même. Ses suppositions précédentes sur le caractère de Tebirahc trouvaient ici confirmation. Oh, oui... Tout ceci présageait de grandes choses pour le rayonnement du Puy.

Se félicitant d'avoir si tôt poussé ses pièces sur l'échiquier, de s'être présenté au Gardien à l'aube de son nouveau rôle en ployant délibérément la nuque devant lui tout en lui accordant un soutien sans concession, Lessryn chassa temporairement ses réflexions pour se recentrer sur le discours de l'hôte.


- Je te remercie pour cette main que tu me tends, Fils de Meingal, je saurais m'en souvenir si un jour la situation réclame une aide que tu peux me fournir, et j'espère qu'à ce moment, où qu'il se situe, tu tiendras parole.
- La Main de Meingal ne promet qu'une seule fois, répondit-il avec douceur. Et sa voix fait force de Loi. Je suis Tien, Seigneur Gardien. Comme le sont tous les Sombres, qui respectueusement s'inclinent devant Toi. »


Du moins tant que le Gardien serait fidèle à ses promesses de Gardien...


- Il n'est rien d'autre à soumettre à Ton jugement, répondit Vesz'Talinth aux dernières interrogations de Tebirahc. Rien qui ne soit pour l'heure inutile, et nous n'aimons pas le superflu. Nous ne pouvons que T'enjoindre à te garder du Cerf et du Dragon, ainsi – et plus encore – de ce qui Te suit et se dit Ton allié, caché dans Ton ombre. Mais nous sommes persuadés que face à tout obstacle Ton triomphe sera glorieux. »


Les accoudoirs craquèrent quand il y posa les mains, prêt à se redresser et à quitter les lieux sur ordre de son hôte. Tout, en ce qui le concernait, avait été dit.