Pas d'palais, pas d'palais... [Silex]

Karfias, premier jour de la première ennéade
An dix-sept du onzième cycle

Assise confortablement dans le trône du palais des Akar’Demlir, j’attendais qu’elle arrive. Mon père ne voyait que des inconvénients à une salle du trône telle que celle-ci et n’en avait jamais fait construire chez nous, mais celle-ci m’allait bien, comme beaucoup de choses m’allaient bien. Bien sûr, seulement si on omettait la décoration hideuse laissée par le conseil de Geresh, et elle n’avait d’excuse que celle de n’avoir pas bougé de là depuis qu’ils avaient investi les lieux. Il n’était pas non plus question que je vienne y vivre, il représentait un passé qui n’avait plus rien à voir avec Geresh, mais je lui réservais tout de même une dernière mission secrète. Il l’accomplirait sans aucune difficulté et sans aucun doute, loyal comme il l’avait toujours été. Contrai… Non. Je n’allais pas gâcher ma soirée avec des pensées négatives, ce qui se passerait aujourd’hui n’engendrerait que des émotions positives, je ne pouvais pas douter maintenant.

J’étais totalement seule dans la pièce, mais pas vulnérable. Comme on cherchait tant et tant à me le prouver le danger ne pouvait venir que de loyauté bafouée, et s’il n’y avait personne, il n’y avait pas non plus quelqu’un pour me trahir. Ce n’était pas totalement le cas bien sûr, et Ulk savait tout de ce qui suivrait, ainsi que cette amie dont je recevrais la visite d’ici quelques minutes qui s’allongeaient de plus en plus. Je faisais encore confiance à Ulk, il ne me demandait rien et ne me remerciait jamais lorsque un de mes actes allaient dans son sens, mais l’inverse était aussi vrai. Une sorte d’équilibre qui ne se romprait pas alors qu’aucun de nous deux n’attendait quoi que ce soit de l’autre. Encore une fois, c’était légèrement inexact, il y avait bien quelque chose que nous attendions chacun de l’autre, qu’il nous surprenne, qu’il assouvisse notre curiosité.

Et s’il n’était pas vraiment question d’Ulk ce soir, il était celui qui allait croiser le premier regard avec celle qui me rendrait visite. L’argenté se trouvait au dehors de la salle du trône, dans des jardins qui vivaient leur dernière ennéade après avoir prospéré pendant tant d’années. Figure solitaire engoncée dans un manteau sombre, il attendait telle une statue, le menton haut. Il ne l’admettrait probablement pas, mais il était particulièrement fier d’être là et d’être l’unique personne à qui j’accordais ma confiance. Et puis, il me préférait démesurément lorsque j’abritais cette folie créatrice, et si ce qu’il savait de l’invitée s’avérait vrai, elle ne pouvait qu’être un nouveau vecteur de cette folie. L’eldéen argenté vit son esprit dériver encore un peu plus sur les quelques moments qui se démultipliaient lors desquels j’explorais des questions directement liées à ses expériences, simplement par curiosité.

Et s’il ne savait pas que j’étais dans la salle du trône derrière la porte ouvragée qu’il gardait, il aurait pu croire que la forme qui se dessinait devant lui alors que le soleil s’en était allé était la mienne. Une taille similaire qu’il dominerait d’une bonne tête lorsqu’elle se rapprocherait et une silhouette très ressemblante qui avait la finesse de celles des elfes. Il ne dit mot, tira un battant de la porte et invita par son silence la nouvelle venue à entrer. La salle du trône n’était éclairée que par deux braseros qui donnaient une teinte plus chaude à ma peau habituellement d’ivoire.

Elle était enfin là, juste avant que je ne perde patience… juste après que je perde patience… mais son arrivée me remplit d’une joie certaine qui compenserait assez facilement. Une princesse normale serait probablement déçue de l’apparence de Silex, elle dirait éventuellement qu’elle ne méritait pas de se trouver en face de la personne la plus importante de Geresh. Moi, je l’avais choisie elle pour cette raison. Je pensais la connaître, ayant assisté à quelques représentations et lui ayant même adressé la parole à quelques reprises, mais elle faisait semblant qu’il n’en était rien. Elle se mettait dans un rôle, et sa courbette maladroite appuya cette sensation. Après tout, c’était elle qui se produisait régulièrement en spectacle, j’avais certainement beaucoup de choses à apprendre d’elle.

Une moue un peu déçue accueillit les derniers mots de l’elfe. Je pensais avoir été claire sur mes intentions, et voilà qu’elle pensait qu’elle n’était qu’une servante comme les autres, et qu’un contrat imposait qu’elle me serve. Je lui répondis d’un ton déçu qui porta juste assez pour qu’elle l’entende. « Tu peux le voir comme ça je pense… » Mais la déception laissa place à l’espoir alors que j’étais déjà fière de comment je tournerais mes mots. « Je le vois un peu plus comme un cadeau que je te fais, et une fois que nous en aurons délimité les contours, ce sera à toi de te servir. » Avoir retourné le mot servir de cette façon était particulièrement bien pensé. Le seul problème, c’est que je savais déjà que le message était mal passé, et qu’il faudrait certainement que j’explique la teneur de ce cadeau.

Je me levai d’un bond de mon trône temporaire et la rejoignit en quelques pas. En me rapprochant je pouvais une nouvelle fois prendre la mesure de son côté sauvage, réhaussé par toutes ces blessures que je ne pouvais que considérer comme autant de preuves qu’elle était la bonne personne pour tout ça. Je lui fis face et remarquai quelque chose bouger sur son visage et levai doucement une main pour replacer une mèche derrière l’oreille qu’elle avait fui, effleurant à peine la peau de l’elfe, avant de la retirer vivement. Mon regard se fixa dans le sien. Enfin quelqu’un que je pouvais regarder droit dans les yeux sans avoir à les lever.

« Ce palais ne sera qu’un tas de cendres avant que l’ennéade ne se termine. » Je levai un unique index, comme pour m’interrompre moi-même, comme si j’étais allée bien trop vite en besogne. « Mais avant ça, je te propose une visite. Imagine le palais comme une des scènes de ta confrérie. Je veux un spectacle, et je suis sûre que toi aussi. » Je marquai une courte pause. « D’ailleurs, je ne pense pas ça gênant, mais ce spectacle sera aussi le dernier des deux paires d’yeux que tu croiseras dans ces couloirs. » Un sourire éclaira mon visage, alors que je les imaginais tous les deux poursuivis par Silex et ses incendies. Mais on n’en était pas encore là. « J’aménagerais les lieux comme tu le veux toi, si tu as besoin de quelque chose, n’importe quoi, pour affiner le spectacle, tu n’as qu’à demander. Fermer telle ou telle porte, poser un brasero à cet endroit là, te laisser une porte de sortie, … »

J’interrompis mon énumération rapidement, je n’étais pas l’artiste ici.

J’attendis qu’elle finisse de parler avant de reprendre. « Tu les rencontr… non… on ne va pas pouvoir faire ça comme ça. » Une moue consternée. Je m’étais encore précipitée en élaborant mon plan, et j’avais oublié cette faille là. Je restai figée un moment, incapable de trouver une solution, incapable de m’organiser mentalement. Je regardais encore Silex, non, c’était impossible. Les phalanges manquantes, les brûlures, si je l’amenais chez moi j’attirerais tous les soupçons. Il fallait que je la fasse disparaître le temps du méfait, et l’escorter en dehors de Geresh pour quelques ennéades. Tous mes embryons de solutions étaient ridicules et allaient jusqu’à l’idée de porter des gants rembourrés aux bons endroits ou même pousser Ulk à s’occuper d’elle pour cacher ce qu’il pourrait. Il y en avait bien une… Non, il fallait que je passe à autre chose pour le moment, la solution viendrait me d’elle-même.

« Non, je ne peux pas te laisser les rencontrer, mais je pourrais te raconter des choses sur eux. » Avant de rajouter précipitamment quelques mots, répondant à sa dernière question que j’avais failli oublier. « Et oui, je veux qu’ils sachent. » Les réponses décousues pleuvaient alors que je ne parvenais pas à cacher cet état de panique. « Ils s’en douteraient de toute façon s’ils voient que ça n’a rien d’un accident, mais je veux que ce soit clair. Mais la visite, ça… oui, visitons. » Une pause, enfin, et j’en profitais pour reprendre mon souffle et mes esprits, fermant les yeux. Tout réussirait, tout irait bien, Ulk m’aiderait si j’en avais besoin. Il ne pouvait pas ne pas fonctionner, Aethka et Esteldur devaient mourir vite, et me laisser passer à autre chose au lieu de me retenir dans le monde qu’ils avaient créé, ils devaient me laisser revenir dans un monde de loyauté.

Une dernière profonde inspiration, une dernière profonde expiration, j’ouvris les yeux, je plongeai mon regard dans celui de Silex, et tendait une main vers la sienne, alors qu’un sourire et une bonne humeur revenaient sur mes traits. « Allons-y ! » Je lui attrapai la main et la tirai vers un des braseros, saisissant une torche que je garderais en main. Elle était peut-être pyrotechnicienne et en charge de l’incendie qui aurait lieu ici, mais il serait sous mes termes, quand je serais loin, pas avant. Je m’élançai dans un couloir, tenant haut la torche pour éclairer comme je le pouvais la zone. Je connaissais très peu ce palais, c’était même la première fois que je m’y déplaçais sans guide. « Je… ne sais pas ce qui t’intéresse en fait. » Une moue interdite, une main que je ramenais sur mon menton. « Tu me dis si quelque chose retient ton attention ? » Je ris d’un rire cristallin qui résonna un peu trop fort, j’étais encore un peu nerveuse, mais parce que cette idée était ténue, et qu’aussi bancale qu’elle était, elle commençait à déboucher sur un plan.

J’espérais qu’elle m’aide un peu plus sur cette question là, qu’est ce que je leur souhaitais comme mort ? Une mort rapide, avec le risque qu’ils ne comprennent pas que cela venait de moi ? Une mort lente, quelque chose d’inexorable ? Une mort lors de laquelle le danger avait une forme physique, aucune ? Une mort fixée dans un lieu ? Une mort qu’ils pensaient pouvoir fuir ? J’assemblais différentes combinaisons de toutes ces possibilités et aucune ne me donna vraiment envie sur cette première exploration. Il y avait bien un début de piste, et après avoir cherché les mots pendant quelques dizaines de secondes, j’allais le formuler en espérant à moitié que Silex m’aide à former le plan. « Si c’est possible… J’aimerais qu’ils croient pouvoir échapper à l’incendie, qu’ils essaient, et que quand l’issue leur semble à leur portée, qu’elle disparaisse, et qu’à ce moment là, dans leurs derniers instants, ils comprennent… » Mes propres mots me laissèrent pensive, comme si exprimer l’idée à voix haute me permettait de l’enrichir par moi-même. « Il faut leur tracer un parcours qui les mènera vers un piège, en fait. »

Excitée par ce qui était en train de se préparer, je ne m’arrêtai pas là et ne marquai pas de pause avant d’enchaîner sur ce que je pouvais raconter des deux futures victimes, tout en suivant des yeux les mouvements de Silex, et en lui emboîtant le pas quand elle s’éloignait trop.

« D’abord, il y a Esteldur, un semi-elfe que je pensais jusqu’il y a peu comme mon plus fidèles serviteur. » Je me rappelai de la première fois que j’avais posé mon regard sur lui, plus de cinq ans plus tôt. Le regard était dédaigneux, mais il l’avait bravé, et je lui avais permis de monter les échelons à une vitesse folle. « Et il l’était. Il ne posait pas de questions, il obéissait, il m’a même protégée, une fois. » L’eldéen que j’avais rencontré avant Krish me revenait en tête et je fermai les yeux un instant. « Mais quand il a arrêter de me demander, quand il a commencé à prendre les décisions seul, il m’a mise en danger, il m’a poussée à… » Me salir les mains, tuer ? « Disons qu’il n’a pas hésité à risquer ma vie si ça l’arrangeait. » Il n’y avait bizarrement pas plus à ajouter, comme si je pouvais résumer sa vie en quelques phrases.

« Puis Aethka… un gâchis… » Il y a quelques années j’aurais pu en être émue, mais elle s’était trop éloignée de cette perfection que je lui avais prêtée, et une voix neutre reprit. « Elle venait de loin dans le nord, une esclave, je l’ai achetée puis lui ai rendu sa liberté. Il y avait une confiance qui transcendait tout entre nous deux. Elle osait des choses que personne n’osait et même quand c’était injuste je pouvais tout lui pardonner. » Des critiques, des insultes, des conseils, des mots d’apaisement. Elle aurait peut-être réussi à me dissuader d’inviter Silex, si elle n’avait pas été l’objet de cette vengeance. « Mais elle n’était pas prête à me pardonner le moindre écart. » Le drame dans tout ça, c’est que j’étais incapable de me rendre compte qu’il n’avait pas été question que d’un écart, mais seule Aethka aurait pu me le faire comprendre, et au lieu de ça elle avait jeté son dévolu sur Esteldur.

« Maintenant, ils se pavanent tous les deux dans mon palais, aveugles. Et ils croiront que ce palais dont je ne savais quoi faire est un cadeau… »

Je suivais l’elfe à travers les couloirs qu’elle empruntait en l’écoutant religieusement. J’entendais des choses et à priori elles étaient ce que je voulais entendre, et je remerciai intérieurement Silex de ne procéder par déclarations et de ne pas attendre que j’acquiesce à chaque nouveau propos, j’avais moins d’effort à faire et les informations ne me serviraient sûrement pas. J’accepterais très certainement son plan sans poser de questions, et au maximum je demanderais à l’argenter d’en discuter avec elle. De toute façon, je n’avais pas d’autre choix que de lui faire confiance après l’avoir amenée jusqu’ici et dévoilé tout ça. Et si vraiment tout tournait mal il me resterait des recours pour entraver les enquêtes ou faire accuser la bonne personne qui ne saurait se défendre. Je n’étais pas Princesse de Geresh pour rien. J’étais même prête à la laisser seule dans le palais, mais il y avait encore la question d’où elle logerait que je devais adresser.

J’allais rompre le silence pour la première fois depuis de longues minutes et ma voix claire porta plus que je ne m’y serais attendue. « Silex. » Je commençai avec un petit sourire. « Je ne pense pas que tu aies besoin de moi pour ce que tu dois faire ici, et je peux te laisser le palais à toi toute seule un temps… » J’essayai de ne pas regarder ses mains ou autres blessures pour les prochains mots et je faillis réussir. « Mais nous n’avons pas réglé un détail assez important, où comptes tu résider ? Je voulais t’inviter dans mon palais mais le lien serait trop simple à établir une fois l’accident survenu, les serviteurs parlent. Alors je ne vois que deux possibilités, soit une auberge à Geresh, ce qui n’est pas sans risque, même si j’en connais quelques unes qui pourraient garantir ton anonymat. » Je jetai un regard à la ronde. « Soit discrètement dans ce palais, et l’argenté à la porte t’amènera tout ce dont tu auras besoin, que ce soit pour tes préparations, ce qui était déjà prévu, ou pour vivre quelques jours ici. »

Je m’étais empressée de me rendre au palais en entendant que tout était fin prêt, manquant même de passer par les voies les moins discrètes, avant que l’argenté ne me rappelle à l’ordre, surtout que nous n’étions pas que tous les deux, une forme sombre me suivait de près. J’étais pressée de discuter de la suite, de savoir si je pouvais lancer la dernière étape. Il y avait plusieurs options mais j’allais laisser le choix à Silex, elle le méritait bien, non ? Ulk m’emmena juste là où elle l’avait souhaité et je me rapprochai d’elle d’un pas vif. Elle semblait épuisée mais elle en avait bien le droit, après tout ce travail qu’elle avait fourni. Et puis, elle était dans les temps. Mon père m’avait appris que quand quelqu’un remplissait une tâche pile dans le temps défini par quelqu’un ils avaient soit abusé de ma confiance, étirant la tâche sur une plus longue période qu’elle ne l’aurait dû être, soit travaillé très dur pour me satisfaire. La plupart du temps je pensais que c’était idiot mais cette fois l’écouter m’arrangeait, donc j’en faisais ma loi de l’univers. Temporairement, du moins.

Mon excitation était presque palpable, mais plus contrôlée que les émotions de notre première rencontre. J’avais vraiment envie de passer à la suite, mais la nature de cet accident allait me priver du spectacle en lui-même donc je devais profiter de la préparation tant que je le pouvais. A moins qu’il ne m’en prive pas vraiment ? Je souris assez instinctivement à Silex. « J’espère qu’il était serviable et que tout s’est très bien passé. » Je parlais d’Ulk, évidemment. « Je n’ai pas trop d’autres choix que de faire confiance à tes compétences, donc je ne suis que là pour parler de la suite. » C’était honnête, la seule preuve ne pourrait être apportée que par le résultat. « Si tu n’y vois pas d’objections et que tout est tel qu’on en a discuté, dans l’après-midi j’autoriserais les serviteurs à venir préparer le manoir – sans toucher à la pièce que tu auras désignée pour rester cette dernière nuit – pour qu’Aethka et Esteldur s’y installent ce soir. » Il y avait officiellement une réception qui avait été organisée avant mon départ de mon palais pour le lendemain, mais elle était après l’accident. « Demain avant les premières lueurs de l’aube, tout brûle. » Mon regard mêlait excitation et soulagement alors que le moment approchait.

Mais tout ceci n’était pas nouveau, et Ulk avait certainement discuté avec elle à plusieurs reprises pour que mes exigences et ce qui était important soient communiqués. Il y avait un autre élément que je voulais présenter à mon associée d’une ennéade. Mon air devint plus sérieux, même si un petit sourire restait présent. « Je voulais te parler d’autre chose. » Un geste du bras et la forme encapuchonnée s’approcha. « Je te présente Magyaok. » Le regard fou, il ne montra pas qu’il avait quelque chose à dire, et à vrai dire ce n’était pas le cas. « Si tu as décidée d’être dans le palais pendant qu’il brûlera, pour admirer ton propre spectacle, j’aimerais qu’il te suive. » Je ne voulais pas forcer la main de Silex mais je laissai volontairement mon ton être ambigu sur mon sujet, avant de me rattraper de mon erreur. « Oh. Bien sûr si tu ne le veux pas je comprendrais. C’est juste que ce qu’il voit je vois, et je serais bien intéressée par les derniers instants d’Esteldur et d’Aethka. » Je me mordillais la lèvre inférieure en attendant la réponse.

Etais-ce une pointe de déception que je ressentis au moment où Silex m’avoua qu’elle ne comptait pas être aux premières loges ? Et puis, elle avait contredit à peu près toutes mes propositions en un temps record. J’aurais pu lui faire changer d’avis, elle m’avait laissé l’ouverture, mais j’allais garder cette frustration avec moi et ne pas m’ouvrir à elle pour la lui partager. J’avais déjà dévoilé beaucoup de choses, beaucoup trop si j’interrogeais ma raison. Son dernier commentaire me fit sourire par contre, j’aurais bien aimé avoir droit au spectacle d’une telle mort du point de vue de celui qui la vivait, justement, mais c’était théoriquement et techniquement impossible, pas avec Magyaok en tout cas, pas avec sa façon de me montrer les choses qu’il avait mémorisées. Et puis, même si ça avait été possible, il aurait dû mourir, et je ne pouvais pas être satisfaite par sa mort, pas pour gagner si peu, il avait bien des choses à me montrer encore.

« Non, ce n’est pas nécessaire, c’est ton œuvre, je te laisse en profiter comme tu le souhaites. » Il n’y avait aucun jugement, juste un constat, après tout je lui avais déjà dit que c’était un cadeau pour elle, et si elle s’était mise sous mes ordres je croyais ce que je disais. Il n’y avait parfois pas meilleure récompense que de voir la reconnaissance sur le visage de ceux à qui on avait autorisé de s’adonner à leurs pulsions, et si j’étais bien renseignée j’aurais sûrement ce genre de récompense. Je me rapprochai d’un pas de Silex, plus proche qu’elle ne le souhaitait, sûrement. « Je pourrais y assister avec toi ? » Ma voix était mielleuse, laissant entendre à quel point ça me ferait plaisir. C’était une décision que je ne devais pas prendre à la légère, mais je pouvais m’arranger pour qu’on ne vienne pas déranger la Princesse de Geresh pour un incendie de palais confié à ses indignes proches, aussi grave que cela puisse être. Et si on ne me dérangeait pas on ne se rendrait pas compte de mon absence. Mon père saurait très bien endosser ce rôle.

Au final, concernant l’incendie, il faudrait que je me contente de mon imagination et de ce que Silex me raconterait, mais pour qu’elle me raconte quelque chose il fallait sûrement que je me montre curieuse, ce que je n’avais pas fait juste là alors que j’étais prête à abandonner toute curiosité à Magyaok. Je l’avais d’ailleurs congédié au moment où il était devenu clair qu’il ne servirait à rien et il était sorti de mes plans aussi rapidement qu’il y était entré. Ma voix se teinta de cette curiosité retrouvée, pas feinte le moins du monde. « A quel moment ils vont comprendre que c’est moi ? Comment tu vas le leur montrer ? Combien de temps ça va durer ? Ils vont mourir ensemble ? » Je ne pouvais être certaine d’avoir posé toutes ces questions dans cet ordre là alors que l’excitation grandissait. Il fallait que je me fasse une bonne idée maintenant pour pouvoir y appliquer la vision des flammes et me laisser vivre le moment de la meilleure façon possible.

Une petite moue répondit aux mots utilisés par Silex, que fallait-il que je fasse pour qu’elle comprenne que je ne voulais pas de cette déférence ? Certains de mes esclaves s’exprimaient avec plus de familiarité qu’elle ne le faisait… Bon, les deux esclaves en question n’en étaient plus et l’un était presque muet tandis que l’autre allait brûler cette nuit, mais tout de même. Et encore une fois elle s’était assez rapidement écartée de moi alors que j’avais fait l’effort de m’en rapprocher. Je laissai filer, ce n’était pas pour ça que nous étions toutes deux là et elle avait malgré tout ça accepté que je profite du spectacle avec elle. Ce qui me suffirait amplement. Je serais incapable de voir la finesse du détail de l’incendie, mais si je pouvais voir les traits de l’experte pendant que tout arrivait ce serait parfait, encore mieux sûrement que si j’avais eu ce savoir et que j’en avais profité seule. Dire que j’avais hâte que tout arrive était un euphémisme. C’était parti pour être un spectacle et une libération en même temps.

Puis ce fut le tour du récit de l’accident, un récit que Silex voulut de plus en plus satisfaisant, se débarrassant des situations les plus frustrantes au début, celles où Aethka et Esteldur mourraient avec le moins d’espoir de s’en sortir, sans savoir pourquoi. Où serait la satisfaction si j’apprenais qu’ils étaient morts presque dans leur sommeil, l’un dans les bras de l’autre, sans savoir pourquoi ? Mais Silex acheva de me détailler tout ce qu’elle avait mis en place et la fin m’arracha un sourire. C’était plus créatif que le reste, peut-être un peu maladroit, et cela remplissait exactement l’objectif que je recherchais. Et comme je ne serais pas à l’intérieur du palais à ce moment là, dans le doute, si nous retrouvions les corps à cet endroit là quand l’incendie cesserait, je n’aurais qu’à décider qu’ils avaient vu le message, je n’aurais qu’à décider que mon message serait passé, et rien ne pourra me contredire. C’était idéal finalement que Magyaok ne soit pas de la partie, le doute pouvait être une bonne chose parfois, une meilleure chose que la certitude que tout ne s’était pas correctement déroulé.

C’est avec un sourire heureux que je plongeai mon regard pétillant dans le sien, comme une gamine excitée. « C’est parfait, merci, je savais que j’avais eu raison de te choisir toi. D’autres auraient peut-être été aussi efficaces, mais jamais aussi intéressants. » Je fis une pause pour réfléchir un instant, elle m’avait proposé un choix, et voulais-je vraiment offrir une porte de sortie à Aethka et Esteldur ? La réponse était compliquée, car les deux ne méritaient pas nécessairement le même sort, mais ils l’auraient. La question était donc de savoir lequel des deux méritait le plus son sort, et c’était Esteldur qui allait prévaloir. L’air plus sérieux je lui réponds pensivement, pas sûre d’avoir fait le bon choix mais il y avait un moment où il fallait se jeter à l’eau. « De l’eau. De l’eau c’est bien. Tu n’as pas fait tout ça uniquement pour qu’ils finissent empoisonnés. » La justification faisait du sens mais n’était vraiment qu’un prétexte qui me permettait de ne pas trop m’étendre et de montrer que j’accordais de l’importance à ce qu’elle avait fait.

« Déjà ? » Je n’avais pu retenir cette petite exclamation aigue, je ne l’avais déjà pas vue pendant le gros de son travail, qu’elle disparaisse maintenant serait trop frustrant pour que je ne le permette, même si j’avais déjà acquis le droit d’observer l’incendie à ses côtés. C’était de l’égoïsme, c’était peut-être une saine dose d’obsession, c’était un peu d’avidité, mais c’était moi. Et j’étais trop curieuse pour la laisser jusqu’à ce moment de la nuit où il faudrait qu’elle démarre le spectacle. « Je veux dire, bien sûr que tu peux… » J’étais penaude, mais seulement à moitié honnête, je comptais quand même la convaincre d’une petite voix quémandeuse. « Mais j’aimerais bien que tu acceptes ma présence encore un peu plus longtemps, je n’ai pas su t’accueillir à Geresh comme il se devait et je veux me rattraper. » C’était particulièrement direct, je pensai, mais ces mots là n’étaient pas destinés à la manipuler, juste à lui exposer ce dont j’avais envie, aussi pouvais-je me le permettre, toujours sans lui donner d’ordre.

Seulement si je voulais rester avec Silex et continuer d’essayer de la comprendre, je n’avais aucune idée de quoi faire. Je voulais que cela vienne d’elle, car il n’y avait que comme ça que je pouvais la comprendre, pas en lui forçant quelque activité que ce soit. Je me rapproche mais cette fois ne lui prend pas sa main, préférant la dévisager alors que je la questionnai d’une petite voix. « Imagine si je n’étais pas là, qu’aurais-tu fait de ta soirée, qu’aurais-tu fait avant de laisser le palais s’embraser ? Si je le peux je t’accompagnerais sans poser de question. » Et l’accompagner sans lui poser de question était exactement ce que j’avais envie de faire. Je pensais lui avoir laissé assez d’ouverture pour qu’elle me repousse si elle le voulait vraiment, mais je voulais quand même savoir.

Je restai muette au début, et il n’y avait que la fascination marquée sur mon visage pour indiquer à Silex à quel point j’appréciais ce spectacle. C’était le soulagement de la page bien désagréable qui se tournait, c’était le soulagement de voir les torts qui m’avaient été faits rectifiés, c’était le soulagement de voir ce palais qui avait symbolisé le pouvoir d’autres disparaître dans les flammes. Soulagement était un mot très mal choisi d’ailleurs, il y avait la délivrance mais il y avait aussi une bonne dose d’euphorie, et à cet instant j’aimais tout ce qui se présentait à moi, alors qu’au doute ne venait obscurcir mes pensées. Je souris quand elle m’annonça que les murs commençaient à s’effondrer, je hochai la tête quand elle me demanda si c’était magnifique, je ne la regardai pas un instant, je n’avais d’yeux que pour le feu si libérateur, et si beau. Je n’aurais sûrement pas été du même avis si ce palais avait eu une quelconque valeur à mes yeux, assurément, mais là, il n’existait que pour le spectacle.

Il continua de se consumer, et par les jeux de lumière des flammes, Geresh était orange. Geresh était orange. De l’orange des flammes, de l’orange qui marque le danger qui attend ceux qui ne me sont pas loyaux, de l’orange qui marque l’intensité de ma colère, de l’orange qui marque ma volonté de punir, de l’orange qui marque ma précipitation dans la punition, de l’orange qui marque l’enthousiasme nécessaire pour aller de l’avant, de l’orange qui marque la joie de vivre, de l’orange qui marque le relâchement émotionnel total. S’ils n’avaient pas déjà succombé il ne faisait aucun doute du sort réservé à Aethka et Esteldur, et j’étais profondément heureuse de les voir disparaître. L’incendie rougit par endroits alors que des segments du palais s’effondraient et finissaient leur combustion. Je pensai un instant que peut-être j’avais complètement mélangé ma symbolique de la couleur qu’était l’orange ? C’était le rouge, pas le orange ?

Tant pis, ce serait du rouge et de l’orange, mes deux couleurs préférées de l’instant, avant les prochaines.

Je ne pensai pas un instant aux personnes qui mourraient dans cet incendie, car ils n’existaient simplement plus, et pour cette raison je me détournai du spectacle, reportant mon attention sur Silex. C’était elle qui avait tout rendu possible, elle était parfaite dans ce qu’elle avait entrepris. Qu’elle le veuille ou non, elle venait de gagner et ma reconnaissance et mon affection. La première viendrait en plus de la somme convenue, somme qui lui serait intégralement remise par Ulk un peu plus tard. La deuxième viendrait sûrement d’une façon que l’elfe n’avait pas prévue, mais pas avant que je lui réponde finalement. « Oui, ça l’est, et c’est grâce à toi. » Je m’approchai d’elle comme je l’avais déjà fait, sans crier gare, et déposai mes lèvres sur les siennes un petit instant avant de me tourner à nouveau vers le spectacle comme si je n’avais rien fait. Un sourire espiègle illumina mon visage. C’était de la surprise, que j’avais vu un instant ?

Si c’en était, j’adorais cette expression.