Il est temps de choisir, seigneur !

Le Voile était loin et l’automne tombait sur la Péninsule lorsqu’on annonça la venue du seigneur de Scylla en les murs de Diantra. L’arrivée du champion royal avait été préparée avec minutie par ses conseillers, et dans la ville, nombreux attendaient Aetius d’Ivrey avec impatience. Tout avait été soigné, et l’ambassade ne faisait pas peine à voir. Conscient que l’enjeu de taille, Hubert, l’éminence grise qui animait la plupart des gestes politiques de son maître, avait vu grand. Aussi, c’était plusieurs dizaines de charriots qui arrivaient dans la cité royale, accompagné d’une centaine de cavaliers, l’Ivrey en tête. Ce dernier, sur les conseils du bon Hubert, et non sans rechigner, avait renfilé l’armure dans laquelle il avait remporté le tournoi royal.

Malgré le faste déployée par sa suite, Aetius n’en restait pas moins anxieux. Rencontrer une nouvelle fois le roi avait été la dernière de ses envies, et ce pour des raisons personnes que peu de gens pouvaient connaître. « Votre situation est par trop instable. Personne ne sait ce que vous êtes, et les Isle pourraient bien tenter de vous dérober le pouvoir, avait argué le bon Hubert, qui renchérit sur un point encore plus important : si personne ne sait si Scylla est vôtre ou si vous n’êtes qu’un chef temporaire, pensez-vous vraiment pouvoir faire un bon mariage ? » Certes, le vieillard n’avait pas tort, et puis il avait trop fait pour ce comté pour qu’on lui prenne des mains. Les accords d’Ydril, Nelen, Iseult. Il avait fait plus que les trois derniers comtes réunis !

Plus important encore, cette entrevue devait régler les relations entre son cousin et lui, ainsi que son officialisation, ou non, au rang de prince du sang. Ainsi, le bâtard royal serait reconnu, tout comme son cousin avant lui. A cette pensée, Aetius avala difficilement sa salive. La foule le saluait, certains l’acclamaient même tandis que ses écuyers, exaltés par ce bain de foule, faisaient claquer drapeaux et étendards avec la fougue de la jeunesse. Derrière lui, les charriots s’arrêtaient, et de solides manutentionnaires jetaient des sacs de sel aux habitants hagards. Non, pas de doute, Hubert avait vu grand et voulait se mettre le peuple dans sa poche avant qu’Aetius ne rencontre le roi Trystan. Tandis qu’on prodiguait l’or blanc, qu’on balançait des sacs de chanvre remplis de cette denrée si précieuse à qui mieux mieux, des hérauts criaient plus loin les louanges d’Aetius lors de ses campagnes d’Oësgard et de Scylla. Avec force emphase et nombre de mensonges, les laudateurs s’époumonaient sur les soi disant grandes victoires qu’avait remportées le prince du sang au nom du royaume. Et pour illustrer ces propos, certains charriots étaient remplis de malheureux qu’on avait peinturluré pour l’occasion. Certains étaient des anciens fils de la Sorgne, cette pègre oësgardienne qu’il avait pu anéantir avec l’aide d’un traître, Ashgan Tombétoile. D’autres étaient de simples prisonniers qu’on faisait passer pour tel.


Quelques jours s’écoulèrent entre l’arrivée d’Aetius et la date de son entrevue avec le roi. Habillé d’un pourpoint châtain à crevés et rehaussé d’arabesque d’or, d’une épée de ville, d’une dague et de tout son courage, il n’arrivait cependant pas à se calmer. Et si le roi le reconnaissait ? Et s’il était tué sur place ? Mais non, idiot, le roi était aveugle ! Tout ce qu’il pouvait craindre, c’est que son cousin, trouvant Aetius trop gênant, ne décide de le tuer ou, pis, de lui retirer ses terres. Accompagné de quatre de ses plus fidèles compagnons, l’Ivrey arpentait les couloirs du château royal avec une lenteur cadencée. Le pas militaire l’aidait à le calmer, et lorsqu’il arriva en face du chambellan, il put dire d’un air presque serein.

« Annonce-moi à ton maître. »

Du doigté, de la réflexion. Tout ce que lui avait conseillé Hubert et tout ce dont il allait cruellement manquer. Il se rappelait encore des derniers conseillers de son (très justement) conseiller lorsque le héraut finissait l’étalage des titres et surnoms qu’on avait pu coller à la peau du jeune homme.
« … Kerkand d’Oësgard… »

Aetius avançait d’un pas lent, presque maladroit. Et s’il le reconnaissait ? Et s’il allait se débarrasser de lui ? Sa gorge était nouée, son cœur battait à tout rompre, ses jambes en tremblaient presque. La traversée fut ainsi, fastidieuse, jusqu’aux pieds du trône. Arrivé à portée du roi, le chevalier entama une courbette un peu raide tandis que le crieur concluait son annonce.

« … Et noble protecteur du comté de Scylla, par la grâce de Sa Majesté Trystan de Diantra le roi des Hommes. »

Quoi de mieux pour détendre un homme ? Aetius n’osait pas lever le visage, pensant encore que le roi-sorcier le reconnaîtrait. Perdu dans l’admiration des tapis royaux, il rétorqua un faible « Je vous remercie, sire, » à la bienvenue du souverain avant de rester tout à fait coi pendant une longue minute à l’ordre de Trystan. L’écouter ? L’écouter pour quoi ? Sur quoi ? Pourquoi ? La main d’Aetius, qui se tenait sur le pommeau de son arme comme le voulait la tradition, vint gratter la nuque du chevalier avant de se reposer avec la même brutalité sur le pommeau. La cour n’impressionnait guère l’Ivrey, d’habitude, mais ici, les enjeux étaient tout autre qu’un bout de terre ou une petite guerre privée. Aetius ne cessait de se répéter qu’il pouvait mourir à chaque instant. Et ce n’était pas rien, même pour quelqu’un désirant le danger.

Alors, comme on le fait souvent quand on manque d’assurance, l’Ivrey décida de se montrer piquant, audacieux. Au diable doigté et subtilité, le chevalier releva soudainement la tête, un sourire crispé sur ses lèvres, et poussa un puissant « Avec plaisir, mon cousin. » Voilà, le mot, que ses conseillers lui avaient interdit de prononcer, était dit. A présent, il essayait de fuir en avant et, au milieu de tous ses yeux, il se protégea comme le font les paons, c'est-à-dire se pavaner.

« Depuis que vous m’avez fait votre champion et après mes campagnes en Oësgard, vous avez peut-être eu quelques échos de mes affaires à Scylla. J’y ai, j’ose le dire, mené les choses avec la diligence et la force qu’il se doit et comme mon sang me commanda. Vous devez savoir, cousin, que je n’ai point eu la terre la plus riche, ni la plus loyale. Et malgré tout, et malgré la malenuit qui s’abattit, les affaires du comté ont suivi leur chemin sous mon égide. Les gens d’argent me baisent les mains et les honnêtes hommes respectent le bon ordre qui règne dans les cités de Scylla. Il y a eu quelques crimes lors de la Nuit des dieux, mais je crois bien qu’ils furent tous châtiés comme il se doit. Enfin j'ai pu rencontrer quelques un de mes voisins, dont le duc de Langehack et le baron de Missède, où l'accueil fut bon. Cette paix du comté avec ses gens et ses alentours a même permis aux marin de Scylla de partir à l'aventure pour y redécouvrir des îles perdues au milieu de l'Olienne. Ydril a bien cru détrousser mes gens, mais ma fermeté sut les faire renoncer à leur folle entreprise. »

Le reste de timidité qui avait pu sourdre de son comportement maladroit avait presque disparu. Cependant, certains éléments pouvaient faire comprendre aux plus proches et aux plus observateurs que l’Ivrey n’était pas pour autant rasséréné et que, derrière un masque de Rodomont, le jeune homme était encore un peu impressionné. Ou du moins troublé. On le voyait à ses gestes, rares mais vifs, ainsi qu’à sa moue figée qui laissait, parfois, sortir ou entrée un peu d’air et ce avec une certaine hâte. Aetius, en émoi, se reprenait pourtant peu à peu. Il ne semblait pas être question de le faire assassiner en pleine cour royale et la discussion qui s’ensuivait ressemblait à un état des lieux. Et le chevalier savait faire ça. Cela le réconforta un peu, et sa voix ne trembla pas lorsqu’il répondit aux allégations du roi.

« J’ai bien eu affaire à quelques manœuvres du Compt… de feu le seigneur Egmont. » Aetius parut hésiter. On ne pouvait pas dire de mal d’un homme mort, et encore moins lorsque le deuil était encore de mise. Cependant, il laissa de nouveau sa fougue parler sans y mettre de barrière. « Je combattais alors dans une province que vous connaissez peut-être et qui est Uberwald. Pendant les troubles, cette contrée de forêts et de caches étaient devenue un nid de brigands et de rebelles. Nous y combattîmes longtemps et prîmes les bandits à leur propre jeu jusqu’à ce que la région fût tout à fait saine et paisible. Messire Egmont leva alors une armée dans le but de nous capturer, moi et mes hommes ; celui-ci voulait me nuire pour je ne sais quelle raison et avait décidé de mobiliser une grande part de ses forces pour me faire du tort sans pour autant m’informer des griefs qu’il me portait. Les Cinq soient loués, l’honorable Jehan de Rochefort, que le comte d’Odélian avait envoyé dans le nord avec quelques-uns de ses hommes, sut raisonner les reîtres du Comptable. La conclusion fut heureuse et nous continuâmes de donner la chasse aux coquins. »

Satisfait de sa petite tirade, il souffla un moment. La voix était calme, posée. Non, vraiment, il était fier de lui, oubliant complètement que celui qu’il appelait dédaigneusement le Comptable de Diantra, Egmont de Syliana, avait été mandaté expressément par le roi, celui-là même qui se tenait en face de lui et jugeait s’il devait le laisser vivre ou mourir. Sans plus attendre et avec un enthousiasme renouvelé, il enchaîna sur les affaires nelenites.

« Quant aux îles, sire, je ne souffre plus d’aucune rivalité avec Ydril ou d’autres. Les travaux ont commencé dans le petit village que nous avons découvert sur l’île principale. Les bancs de poissons découverts, m’a-t-on dit, pourrait bien enrayer la disette que va provoquer la Nuit des dieux si mes pêcheurs continuent de rejoindre ces îles. Nous nous cantonnons, pour l’instant, aux côtes, car la forêt semble aussi dangereuse que grande. Les principaux bourgs des colons se trouvent au nord et au sud de la grande île, sis au milieu de grandes criques poissonneuses. Voilà. »

La conclusion était courte et l’orateur, encore une fois, satisfait. Il pensait afficher de nombreuses réussites, bien que l’avenir, avec Thaar, les nains et Merval, allaient lui démontrer à quel point sa situation était précaire dans la conquête des îles.

L’entretien prenait des airs d’interrogatoires et les questions, dans un premier temps, tournaient autour de ses petites aventures de jeunesse oësgardiennes. Mal à l’aise car n’étant pas des plus innocents, il eut un nouveau geste brusque vers son épaule, qu’il massa un instant. Aetius avait été élevé dans un milieu où chevalier n’était pas un mot vain. La probité et la parole donnée avaient une place toute particulière. Cependant, les dernières années, qu’il avait passé dans les cours ou au combat, avaient un peu changé l’Ivrey. Le mensonge était une seconde peau à présent, et son maître à penser, Hubert, l’avait tellement préparé à cette rencontre qu’il connaissait ses lignes de texte par cœur. Aussi, rassuré par ce soutien, il mentit avec un naturel surprenant si on se rappelait de la maladresse et de la timidité premières du jeune prince.
« Cousin, croyez bien que je m’étais entretenu avec le seigneur d’Oësgard et qu’il avait accepté mon assistance avec plaisir. Peut-être est-ce dû à la vieille, peut-être à une intrigue, mais il retourna casaque et décida de m’apporter des soucis alors que je pacifiais le ponant oësgardien. Et si j’ai choisi Oësgard, c’est parce que la situation y était pire qu’ailleurs. Les bandits imposaient leur loi, les brigands rançonnaient la noblesse. Il paraît même que l’ancien duc de Serramire avait mis sur le trône un loup-garou, qui ravagea les terres octroyées pendant de nombreux mois. »

A l’annonce de la mort du seigneur d’Assar, Jehan de Rochefort, le visage d’Aetius s’assombrit un peu. L’homme avait été d’une aide précieuse. L’Ivrey avait peut-être évité à Chanvre grâce à son interférence.

« Nous avons eu des rumeurs à ce sujet, mais rien d’officiel. D’aucuns parlaient même de parricide, ce qui rendait les ragots sur sa mort encore moins compréhensible. Le Voile a été une épreuve pour les Hommes, et les dieux, plus que jamais, ont été joueurs. Qui sait pourquoi ils ont fait disparaître cet homme de valeur ? » A vrai dire, il avait tendance à croire qu’il y était pour quelque chose. Et si les Cinq punissaient les hommes qui protégeaient l’Ivrey ? Après tout, il avait peut-être mérité leur courroux. Les yeux dans le vague, un instant de silence passa et Aetius se reprit. « Nous n’avons eu que peu de pirates, non. Les mers n’ont pas été très sûres pendant la Malenuit et j’ai envoyé assez de forces pour éviter tout raid de ces tire-laines. »

Une pause, de nouveau. Et puis.
« Comment est-il mort ? »

Un accident… de branches… Dur à avaler. Le bras droit du comte d’Odélian, seigneur d’Assar et chevalier émérite serait mort à cause d’une telle maladresse ? Peut-être que oui. Sûrement que non. Bien sûr, Aetius laissa passer. Il n’était déjà pas à son aise, il n’allait pas en plus se lancer dans une réfutation avec le peu d’éléments dont il disposait. Surtout dans un tel lieu. Il suffirait d’un regard du roi pour qu’une meute de soldats se jettent sur lui et l’abattent. Enfin non, pas un regard, mais un signal. Et les Cinq savent à quel point Aetius n’est pas doué avec les signaux. Un silence s’imposa puis le roi aveugle le requit pour une entrevue privée. Quoi de mieux pour mettre sur les nerfs le chevalier, qui agrippa fermement le pommeau de son épée. Alors Trystan se leva et glissa jusque dans une salle plus petite, accompagné par un page et son cousin, dont l’allure était plus raide. Le serviteur congédié et la pièce étant vide, l’Ivrey se calma un peu, c’est-à-dire que sa main relâcha un peu le pommeau de l’épée et que ses regards, après avoir parcouru tous les recoins de la pièce, avaient ralenti leurs vagabondages paranoïaques.

Trystan prit ses aises dans ce qui semblait être son bureau. En homme à la fois idiot et pragmatique, Aetius se demandait pourquoi un aveugle avait besoin de tant de faste dans un tel lieu mais n’en dit rien. S’approchant d’un siège qu’il convoitait, il l’avait reculé un peu et faisait mine de s’asseoir dessus lorsqu’il tourna ses yeux clairs vers le roi et lui rétorqua, lapidaire comme un homme nerveux.

« Je suis ici pour beaucoup de choses. »

La suspicion était dans les yeux du jeune sire, qui se jetaient souvent vers les issues. Mal à l’aise et sans public, ses rodomontades étaient retombées. Plus que de la paranoïa, quelque chose d’autre brillait au fond des pupilles de l’Ivrey, une sorte de dilemme étant donné son agitation. Il s’était à peine assis que le roi se relevait derechef. Réagissant sèchement, il se redressa comme une badine pliée qu’on aurait lâché soudainement. Debout et roide, il observait le roi qui lui tournait le dos. Sa main se compressait sur le pommeau de son épée.

« Je suis ici car il est temps de choisir, seigneur. »

La voix était étouffée mais maîtrisée, le regard entièrement tourné vers le visage impavide du roi, en quête de la moindre réaction. Sa régence durait depuis quelques mois et cette place lui convenait parfaitement. Hélas, cela n’était pas au goût d’Hubert, qui lui avait rappelé, à force d’insinuation, le danger de sa position. Nommé par le roi et déchu à sa discrétion, Aetius était dans une position vulnérable, dans un pays rétif à l’ordre royal comme seigneurial. Les réseaux de son conseiller parvenaient à contrôler les populations et les différents troubles qu’il avait dû gérer comme les événements extérieurs renforcèrent sa légitimité auprès de l’élite et de la plèbe, mais tout pouvait changer en un instant. Une dispute qui tournait mal, une nouvelle disette. Il n’était, après tout, rien d’autre qu’un envoyé du roi. Impossible de prendre femme, impossible d’établir sa dynastie et s’imposer en tant que seigneur légitime de ces terres. Etait-ce que le roi attendait ? Un échec de la part de son cousin ? Un prétexte pour le faire disparaître ?

« Pendant ces nombreux mois, j’ai montré au monde de quoi j’étais capable. Il vous appartient à présent de choisir si cela suffit. »