Prise de pouvoir

Enfin était venu le temps de sortir de l'ombre. Guilhem remis de son mal, elle pouvait à présent briguer son héritage. Son premier défi se présentait : Agir selon les conseils de son mentor, établir son propre plan de bataille sans qu'il n'intervienne dans ses décisions, le mettre en œuvre. Le Vicomte aurait naturellement pu s'immiscer dans la stratégie de sa protégée, il n'en fit cependant rien. Livrée à elle-même, elle apprendrait mieux. Naturellement, Jeanne commit et commettrait encore quelques erreurs. Après tout, elle n'avait, pour le moment, aucune expérience, juste ses idéaux et ses connaissances théoriques.

Tout d'abord, elle régla la paperasserie. Des missives furent envoyées au Roi, pour l'informer de ses intentions, ainsi qu'aux châtelains du duché, au bourgmestre de Langehack, les corporations, les regroupements bourgeois et les temples principaux de la ville pour les rencontrer. Quant à Missède, Merval et Scylla, elle décida qu'il serait plus judicieux d'acquérir le soutien des instances ducales pour ne les convier qu'à son sacre et ce, dans les meilleurs conditions possibles. La Demoiselle ne doutait alors pas un instant relever son défi avec brio.

Des consignes furent données à ses gens pour commencer à empaqueter ses affaires, les biens qu'elle laisserait ici pour ses séjours en période de chasse, les souvenirs qu'une jeune duchesse ne devait pas trainer dans son sillage. Elle abandonna ainsi la chrysalide de l'enfance. Finalement, elle ne prit avec elle que les tenues confectionnées pour ses premiers pas sur le devant de la scène et ses pense-bêtes sur les affaires qu'elle aurait sans doute à gérer.

Les trajets jusqu'aux diverses châtellenies se déroulèrent paisiblement. Grâce au nom de Guilhem, les portes s'ouvrirent largement pour accueillir la jeune femme. Enfin, on la considéra comme le voulait son sang. En lieu et place de "Pupille du Vicomte de Tall", elle devenait "Demoiselle de Sephren". Lorsque son nom fut prononcé, pour la première fois, par une autre bouche que la sienne, un frisson satisfait parcourut son échine. Elle rencontra tour à tour le vieux Uthar de Brevise, le discret Raoth de Lancrais, son épouse volubile Nilda, et le jeune couple d'Amderran. Si Dame Nilda, amie de feu sa mère, fut outrée de ne pas avoir été mis dans la confidence, les explications de Jeanne, le soutien de Guilhem rassurèrent les châtelains quant au bon droit de cette dernière. Chacun reçut un présent simple mais concordant avec leurs goûts. La prétendante au trône ducal les écouta, prit note, promit, flatta parfois aussi pour s'assurer leur soutien. Patiente, chaque soir, elle noircissait les pages de son carnet, consignant les doléances, les détails saisis.

Après une ou deux semaines, elle arriva à Langehack-ville. Elle redoutait cette étape plus que les autres. La cité rompue aux jeux de cour nécessiterait qu'elle mette en œuvre toutes ses capacités de réflexions et de persuasions. Mais avant toute chose, l'ancien conseiller d'Arathor mena la fille de son défunt ami au château ducal. Pour la première fois, la dernière née - légitime tout du moins- d'Esidenir foula le sol qu'il aurait du la voir grandir. Pour l'instant, elle garda ses réflexions sur le clinquant des lieux pour elle, ne souhaitant pas bouleverser violemment l'ordre des choses sous peine que ses minces appuis déjà ne rompent. Malgré tout, elle peina à réprimer sa grimace face aux dorures envahissant son champ de vision. Elle passa devant les appartements l'ayant vu naitre, devant ceux de son frère et sa sœur décédés. Elle repoussa les sentiments contradictoires nés de cette découverte presque irréelle pour se concentrer sur le présent et ses tâches à venir.

Le lendemain matin, aux aurores, elle revêtit pour la première fois des atours de cour plus chatoyants. Loin des toilettes somptueuses de sa mère, la tenue tranchait malgré tout avec les robes simples portées jusqu'à lors. De soie bleu et noir, la robe soulignait sa taille fine, mettait en valeur ses traits fins et son port fier. Les quelques bijoux épurés complétaient à merveille le tableau austère d'une héritière sérieuse.

La ronde des rendez-vous et séance commença. Avant chaque entrevue, Guilhem lui répétait les thèmes à aborder, ceux à éviter, lui faisait réciter certains passages de lois ou d'un discours prémâché sur lequel elle avait planché avant leur déplacement. Bourgmestre, bourgeois, représentants des congrégations marchandes ou d'artisans et prêtres furent reçus tour à tour. Jeanne, infatigable, entonnait les mêmes ritournelles jour après jour, apaisant tant bien que mal les doutes, gérant déjà quelques conflits larvés. Elle tint déjà une correspondance avec les châtelains visités, réitérant ses remerciements, ménageant leurs susceptibilités.

Pourtant, tout se passait bien. Si bien, qu'à présent, il ne manquait plus que son sacre officiel devant ses vassaux réunis. Aussi, elle prit la plume pour les convier, personnalisant les messages selon les interlocuteurs. Des messagers partirent cette fois-ci à Merval, Scylla et Missède afin de les convier à l'officiel prise de pouvoir.

Loin de rester inactive durant l'attente de leurs réponses, elle fit réaménager le cabinet de travail dans une pièce plus lumineuse. Secrétaire et chambellan jusque là inactifs furent reçus à leur tour. Elle leur commanda des rapports sur les affaires en suspens, sur les tâches à accomplir. Pour le moment, loin de déléguer, la jeune femme centralisait chaque décision à prendre vers elle. Lentement, elle prenait pied dans la marée de cas à traiter. Ses rares moments de quiétude, elle les passait nicher sur un tabouret, couturières affairées à lui confectionner des tenues dignes de son rang et correspondant à ses attentes.

A nouveau, les couloirs du château s’animaient de la vie trépidante. Du petit matin aux heures tardives du soir, les domestiques s'affairaient à redonner vie aux tapisseries et moulures poussiéreuses. L'or fut poli, les sols lustrés, les armes affûtés, les tabards des gardes repassés, les jardins débroussaillés, la nouvelle maitresse de maison inspectait, veillait à ce que chaque chose soit à sa place. Maniaque, elle glissait parfois à Guilhem quelques mots. Le Vicomte alors partait dans un grand éclat et tapotant la tête de la jeune femme qui lui lançaient des regards noirs. Bien vite, elle s'aperçut cependant, qu'elle ne pourrait pas gérer la tenue du castel et les affaires ducales. Aussi, elle décida de nommer des responsables auxquels elle détaillait chaque chose afin qu'elles soient réalisées à la perfection selon ses désirs.

Elle s'entoura également des anciens conseillers de feu son père ou son oncle, s'enfermant chaque après-midi avec eux dans la salle du conseil toujours aérée et où la fumée fut proscrite par égard pour ses poumons fragiles. Chaque séance était soigneusement consignée par un scribe. Rigoureuse, elle les relisait chaque matin avant de revoir individuellement un capitaine, un général ou bien encore un représentant d'une congrégation marchande pour leurs doléances.

Le train-train s'installa doucement. La cérémonie du sacre fut préparé avec soin, avec un prêtre de Néera et les conseillers. Plus que quelques jours et elle serait officiellement Duchesse du Langehack.